14. Le manège à sensation (partie 1)
Jayu avait vu Hyuna recevoir trois cadeaux de papier de la main de sa vieille amie. Tout d’abord un mot, sur lequel on lui avait soigneusement laissé les coordonnées de la fameuse Omoni, et une lettre.
— Ne t’y rends pas ce soir, avait précisé Haïja. Omoni ne reçoit des visites pour elle-même que lorsque son service s’achève auprès de ses clients et qu’elle a eu le temps de dormir. Elle sera accessible après dix heures du matin. Allez-y à onze heures, ce sera mieux. Ensuite, tu t’annonceras en disant que tu viens de ma part. Tu lui donneras ceci, c’est une lettre. Je lui explique ta situation, votre histoire, seulement ce qu’elle a besoin de savoir. Il y aussi des choses plus personnelles, qui nous concernent elle et moi.
Ensuite, elle lui avait donné de l’argent, tout le liquide qu’elle avait pu trouver dans sa boutique.
— Sers-toi de cet argent pour te cacher jusqu’à demain matin et, si tu changes d’avis, il y a assez pour vous acheter deux billets de train vers l’aéroport de Busan et même un avion, pour le Japon, la Chine ou la Russie.
Hyuna avait rangé l’argent avec la lettre et le mémo. Ils étaient dans une poche intérieure de sa veste, contre son cœur et pas bien loin de son arme à feu.
— Tu as jeté ton téléphone ? avait demandé la tatoueuse.
L’ancienne délinquante avait confirmé, d’un hochement de tête.
— Prends ce téléphone, avait proposé Haïja. C’est le mien, je dirai qu’on me l’a volé. Comme ça si t’as un problème, tu pourras me joindre. Dans une semaine, sans nouvelles de ta part, je coupe la ligne. Tu comptes aller où en attendant demain ? La plupart des hôtels ne sont pas sûrs, tu sais ?
— Je sais. J’ai pensé Game-Play. Le parc est tenu par les Américains. Il y a des employés coréens, mais j’ai entendu dire qu’aucun gang n’est parvenu à infiltrer le parc. On va s’y réfugier pour la nuit. Ils ont un hôtel.
Haïja avait levé les sourcils, surprise, avant de concéder :
— Pourquoi pas…
Puis, il avait fallu qu’ils se quittent. Haïja leur avait souhaité bonne chance.
Jayu en avait appris un peu sur cette inconnue. À présent, il savait qu’elle avait l’âge d’être sa grande sœur, qu’elle était du genre à se faire décolorer les cheveux et percer le nez, qu’elle dissimulait une arme à feu sous sa veste, qu’elle avait perdu sa mère trop jeune, grandi dans un monde qu’elle détestait, et qu’elle ne quitterait jamais Nasukju avant d’avoir vu crever celui qu’elle exécrait par-dessus tout. Mais ce que Jayu ne comprenait toujours pas, c’était la raison pour laquelle cette jeune femme était en train de prendre des risques pour lui. Il aurait voulu savoir pourquoi elle lui tenait la main.
La séance de tatouage avait duré cinq heures. Hyuna avait serré les dents, fermé les yeux et, sans se plaindre une seule fois, enduré les morsures répétées de l’aiguille sur sa peau. Le temps s’était comme ralenti, depuis leur arrivée dans la galerie marchande souterraine, si bien que le retour au monde extérieur avait fait l’effet d’un bain de minuit à Jayu.
La nuit était déjà tombée, bien qu’il ne fût pas encore huit heures. Certains employés étaient encore à leur bureau, et y resteraient encore un moment. Si le jour déclinait si tôt, c’était en raison de la date. Ironie du calendrier, ils étaient le 21 septembre, jour de l’équinoxe d’automne, du nom de la fleur que Hyuna venait de se faire recouvrir.
Un vent de saison portait ses notes fraiches. Il ne faisait pas si froid mais, pour Jayu, le contact avec le grand air relança le claquement de ses dents. L’inconfort ne tarda pas à suivre. Il savait qu’il n’avait qu’à patienter ; le froid agissant comme un anesthésiant, il allait l’engourdir. Au début, il en souffrirait, puis, dans quelques minutes, il ne ressentirait plus grand-chose. Son nez serait devenu insensible et ses doigts se seraient engourdis.
— Tu es frileux, constata Hyuna en le voyant grelotter.
Bien qu’une brise légère suffît à le faire frissonner, Jayu ne se considérait pas comme un garçon frileux. Pour lui, cet adjectif ne convenait qu’à des personnes qui craignaient le froid, le redoutaient et ne savaient ni lutter contre ni vivre avec. Tout le contraire de lui. Jayu avait l’habitude des basses températures. Chez ses parents, il n’y avait pas de chauffage, et même s’il y en avait eu, les parois trop fines des préfabriqués auraient laissé la chaleur se dissiper. Très jeune, il avait souffert du froid du mois d’octobre jusqu’à la fin du mois de mai. Imperceptiblement, cette période s’était allongée, annexant mois après mois la plus grande partie de l’année. La persistance du froid dans ses os s’étendit finalement à tout temps. Le garçon avait intégré cet état en lui. Le temps était moins à blâmer dans cette affaire que le glaçon à l’intérieur de sa poitrine, qui n’arrivait jamais à fondre.
Parfois, pour lutter contre ce mal constitutif, il recherchait toutes les formes de chaleur : celle des plaques de cuisson, celle du thé au jasmin, celle du rayonnement solaire, ou encore celle des vêtements en laine. Des réconforts ponctuels qui soulageaient le glaçon, sans parvenir à le faire disparaitre durablement.
Le plus souvent, Jayu n’essayait même plus de lutter. S’il ne trouvait aucun moyen, aucune bouillotte, et c’était bien souvent le cas, il ne s’en formalisait pas. Il avait froid. Et alors ! Le froid est inconfortable, mais il ne vous cause pas de douleurs atroces. Il y a des choses plus rudes dans la vie, des choses bien plus insoutenables. Clairement, si Jayu avait dressé une liste personnelle des sensations les plus désagréables, le froid n’aurait pas eu sa place dans son palmarès.
— Il faut vraiment qu’on te trouve un pull chaud. Tu me fais trop de peine.
Quelques minutes plus tard, dans une boutique de vêtements, Jayu essayait le quatrième pull choisi par sa bienfaitrice.
— Il te plaît ? demanda-t-elle.
— Oui, répondit-il comme il l’avait fait avec les trois précédents vêtements.
Cette fois, Hyuna s’accorda avec lui et fit passer le pull vert et rouge en caisse. En plus de celui-ci, elle lui acheta un jean, une doudoune, une paire de chaussettes et un bonnet. Uniquement des affaires trop chaudes pour la saison, comme si elle avait saisi que ce problème nécessitait d’employer les grands moyens.
— Mets-les sur toi, ordonna-t-elle sitôt sortis de la boutique.
À part le pantalon, il enfila ses nouvelles acquisitions et apprécia de voir son inconfort s’atténuer.
— Ils te vont bien ces vêtements. Tu es vraiment charmant avec. Tu fais moins plouc. Si tu voulais, en souriant un peu, tu pourrais faire craquer tout le monde.
Il comprit le souhait indirect de Hyuna de le voir sourire. Il aurait voulu, ne serait-ce que par reconnaissance, mais n’y parvint pas. Comme ces fois où un éternuement vous démange et qu’il reste coincé dans vos narines. Ici, son sourire se figea quelque part entre ses circuits nerveux et les muscles de ses zygomatiques.
Il se sentait inutile et pire que ça, il avait honte de ressentir encore envers elle une telle méfiance. Il n’avait pas l’habitude qu’on lui témoigne de la sollicitude.
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