19. Baptême de plumes

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De loin, Hyuna avait l’air de s’embourber dans la mousse du matelas, comme un enfant en bottes dans une terre boueuse. Lorsqu’elle avançait sur le lit, ses pieds s’enfonçaient et la masse molle rebondissait, secouée par ses allées et venues. Pour éviter la chute, elle agitait ses bras comme une funambule.

Au-dessus de l’un des coins du lit, elle se pencha en avant pour attraper la couette et tirer dessus. Les linges froissés tombèrent en boule à ses pieds nus.

— Je déteste les lits bien faits. Pas toi ?

Jayu ne sut pas quoi répondre. Il n’avait pas souvent vu de lits occidentaux, qu’ils soient faits ou à faire. Il haussa les épaules alors que Hyuna poursuivait sa mise en désordre. Cette fois, ce fut pieds joints qu’elle bondit vers le dernier des coins. Prise d’un déséquilibre, elle saisit de justesse la tête de lit, ce qui lui évita de tomber en avant. Sa propre maladresse la fit rire.

Elle se laissa tomber à genoux devant les coussins. Ils étaient nombreux et volumineux. Elle se décida pour l’un d’entre eux, le plus gros, rectangulaire, couleur chair, qu’elle embrassa d’un geste ample. Elle le serra fortement, il se plia sous la contrainte, puis, elle le relâcha et recommença. L’air s’engouffrait dans l’oreiller et en ressortait, en émettant un bruit de gros soufflet. La jeune fille écoutait ses sons, une ride de concentration sur le front.

— Tu crois qu’ils sont fourrés de plumes ? Hein ? Tu crois ?

Nouveau haussement d’épaules. Il n’en savait rien. Le sourire taquin de Hyuna dévoila si bien ses dents qu’il remarqua un défaut d’alignement.

Elle rebondit jusqu’à atterrir assise au bord du lit. Elle ouvrit le tiroir de la table de nuit. Jayu aperçut le Canik Shark, mais c’est d’un couteau de lancer que Hyuna se saisit. Elle s’en servit pour éventrer le coussin. Le bruit du tissu qui craque faisait rire la tortionnaire. Elle revint sur le lit pour déverser au-dessus de poignées de plumes. Elle les jetait en l’air, soufflait dessus pour qu’elles tourbillonnent encore un peu. Jayu n’en croyait pas ses yeux. Il pensa à l’hôtel. Allait-il facturer un supplément ou fermer les yeux ? Certaines plumes étaient minuscules, des bébés plumes. Elles planèrent jusqu’à lui et vinrent le chatouiller. Il loucha pour regarder l’une d’entre elles, osciller comme une danseuse volante à quelques millimètres de son nez.

Soudain, Jayu eut le réflexe de protéger son visage. Juste à temps ! Un large coussin jaillissant dans sa direction vint s’aplatir lourdement sur ses coudes avant d’atterrir mollement sur la moquette, avec un bruit sourd, pitoyable. Il releva les yeux vers la fautive ; elle était là, à attendre de sa part quelque chose qui ne venait pas. Ce fut au tour de Hyuna de hausser les épaules.

— Tu es vraiment bizarre comme gosse. Tu le sais ça ? Tu es bizarre. Mais c’est pas grave, tu sais. Je m’en fous que tu sois bizarre. Comme ça on sera deux. Allez ! Reste pas planté là, ramasse ce truc et viens là ! Grimpe !

Jayu obéit et approcha craintivement vers le lit double. Hyuna s’était remise debout, toujours perchée sur leur sommier. Sa robe de chambre, comme la sienne, éclatait de blancheur, coupée dans une unique pièce de tissu doux comme de la soie. Avec la ceinture qui se mettait au niveau de la taille, Jayu avait fait un double nœud. L’adolescent vit bâiller l’ouverture de la robe de chambre de la jeune femme, juste devant ses yeux. La peau nue de sa jambe droite accrocha son regard et le mit mal à l’aise. Déjà, le fait qu’il n’y ait qu’un seul lit dans la pièce… Ensuite, elle lui avait demandé de se déshabiller. Maintenant, il fallait qu’il la rejoigne…

Jayu, pour s’occuper les mains, tira sur la boucle de sa ceinture et serra davantage. Qu’attendrait de lui une femme ? Au Harem de l’Empereur, il n’avait reçu que des hommes. Jamais une femme ne l’avait déshabillé ; jamais une femme n’avait mis une main sur son sexe ; jamais une femme ne l’avait mis à quatre pattes. Pourtant, même si Hyuna n’avait aucun organe à lui introduire au fond de la gorge, elle possédait bien des yeux et des mains. Tous les hommes ne se servaient pas de leur sexe. Par exemple, il y en avait eu un qui s’était contenté de se frotter frénétiquement à son cul. Un autre avait introduit ses doigts dans son anus en maugréant des mots sales. Un dernier encore, l’avait assis sur ses genoux ; il avait descendu ses mains entre ses jambes maigres, attouché l’intérieur de ses cuisses, avant d’empoigner son pénis prépubère. Il l’avait masturbé jusqu’à la petite mort et Jayu s’était dit qu’il aurait encore préféré le sucer.

De tous ces scénarios, aucun ne convenait à l’image qu’il se faisait de Hyuna. Elle ne semblait pas être comme les autres. S’il imaginait des intérêts sexuels derrière sa gentillesse, ce n’était pas parce qu’elle lui avait laissé penser quelque chose qui irait dans ce sens. Il devait anticiper le pire pour y survivre. La gratuité des sentiments n’existait pas. Hyuna, comme les autres, attendait de lui une contrepartie. Il redoutait de découvrir les véritables intentions de la femme qu’il appelait poliment noona, mais il était aussi pressé de les connaître. Ne pas savoir le torturait.

Rendue immense par sa position de femme perchée, Hyuna le dominait dans une position arrogante. Il ne parvint pas à lever les yeux, de peur de croiser son regard, d’y voir une expression familière. Finalement, la récente brune procéda à une étrange manœuvre sur lui. Une main se posa sous sa manche droite avant d’empoigner le tissu de son kimono de nuit. Une autre attrapa son poignet gauche. Puis, Hyuna déplaça ensuite les membres de Jayu comme elle manierait un pantin. Rapidement, l’un des bras du garçon se trouva coincé sous l’autre. Sans le lâcher, la jeune femme se baissa et se retourna pour lui présenter son dos. Il ressentit simultanément une forte traction l’entrainer vers l’avant. Son corps se souleva au-dessus du sol, puis, il culbuta par-dessus le dos de Hyuna. Ses jambes dessinèrent un arc de cercle dans les airs et il atterrit, sur le dos, au centre du matelas. Des centaines de plumes de différentes tailles, toutes blanches, pleuvaient tout autour de lui. Elles avaient été soulevées par l’onde de choc de son atterrissage.

La jeune femme se laissa ensuite tomber à côté de lui. Ainsi se retrouvèrent-ils avachis au milieu d’un paysage accidenté, entourés par des montagnes de couette et des collines d’oreillers.

Un souffle chaud, contre sa joue, lui fit réaliser leur proximité. Il osa enfin la fixer. Elle avait les cheveux noirs, à présent. Le séchage naturel les avait rendus indisciplinés et magnétiques. À cause de l’électricité statique libérée par les draps propres, certains adhéraient au front et aux joues de la jeune femme, tandis que d’autres tenaient miraculeusement dans les airs, hérissés et translucides, des cheveux tout fins, parcourus par une infime vibration.

Ippon seoi nage, dit Hyuna dans une langue que Jayu ne connaissait pas. Projection par une épaule. Ça coince les bras de l’adversaire et, avec un bon appui, je peux faire basculer un gros lard aussi facilement que toi. Une prise de judo. J’ai des bases de taekwondo aussi, boxe française et krav maga. Ces arts martiaux sont complémentaires. Mais, je ne suis pas une très bonne lutteuse, je suis meilleure au tir. Je te montrerai un jour comment je lance les couteaux. Si j’ai le temps, je t’apprendrai.

Il écoutait à peine, trop concentré sur son analyse de l’expression de la jeune femme. Il détaillait ses lèvres en mouvements, les rides de son front et celles aux coins de ses yeux. De toutes les expressions qu’il savait dangereuses - cela pouvait aller du regard désaffecté jusqu’à la colère, en passant bien évidemment par des attitudes lubriques et gênées - Hyuna n’en avait aucune. Aussi loin qu’il regarda, il ne vit qu’une douce malice.

Soudain, sans qu’il y soit préparé, elle tendit le bras dans sa direction. D’un doigt, elle caressa sa joue. Il tressaillit d’une telle façon qu’il n’aurait pas réagi différemment si elle avait glissé un glaçon dans l’encolure dorsale de son pull. Instantanément, Hyuna retira sa main. Elle ne souriait plus.

— Je ne te toucherai pas, dit-elle. On est là, tous les deux, dans un lit, mais je ne te toucherai pas. Ce sera comme un refuge pour toi, où personne ne pourra t’atteindre, pas même moi. Tu comprends ? Un vrai refuge.

Elle se mit en mouvement dans le but de prendre la couette, qu’elle utilisa pour les recouvrir. Ils étaient à présent allongés au sein d’un igloo de tissus. La lumière de la chambre, par transparence, tamisait une lumière chaude et tendre à la fois. Hyuna le fixa dans les yeux. Ses pupilles paraissaient immenses, les chats qui chassent en pleine nuit n’en ont pas des plus béantes.

— Tu vois, c’est un refuge, expliqua-t-elle en laissant glisser sa main sur la surface de leur abri. Je ferai en sorte de garder ce refuge. Je jure de te protéger. Maintenant que je t’ai adopté, maintenant que tu es mon petit frère, que tu es à moi. Maintenant, je ne laisserai plus rien de mal t’arriver. Je jure que nous allons être heureux toi et moi. Et il faut que tu saches…

Comme elle approchait de nouveau sa main de son visage, il entrait craintivement la tête dans ses épaules. Elle interrompit son geste.

— … que jamais je ne t’imposerai quoi que ce soit. Je ne veux pas t’imposer des choses. Je veux seulement que tu te sentes en sécurité, en sécurité. C’est seulement parce que je veux te rassurer que j’ai envie de te toucher, de te prendre dans les bras.

L’intention de la jeune femme restait suspendue, à mi-chemin entre elle et lui, attendant son autorisation. Jayu avait de plus en plus de mal à repousser ce qui lui arrivait. Cet acte de tendresse l’appelait à baisser sa garde. Les mots de Hyuna, coup de poing contre sa carapace, allaient plus loin que tous les espoirs qu’il n’avait jamais osé formuler. Il sut en les entendant que son cœur avait toujours désiré ces mots.

— Ne résiste pas. Laisse-moi faire.

Elle poursuivit le geste, lentement, approchant vers son visage, tandis que lui n’opposait aucune résistance. Il força ses muscles à rester détendus. Elle ne l’avait pas encore atteint, lorsqu’un arc électrique passa entre eux, d’elle vers lui. Ils sursautèrent en même temps.

Hyuna jura en retirant son bras vivement et en secouant les doigts. Des picotements d’électricité parcouraient la joue de Jayu. Il se la massa.

— Merde ! jura Hyuna sous l’effet de la surprise et de la douleur. Bordel de… Jayu, je… ce n’est rien… c’était pas le moment… mes cheveux, tu comprends ? On recommence. Tu veux bien ? On recommence.

Jayu ne put s’empêcher de sourire.

— Oui, dit-il. On recommence.

Cette fois, l’effleurement ne provoqua pas la moindre réaction douloureuse.

— Ça va ? Tu veux que j’arrête ?

— Non, ça va.

Rassurée, elle osa se tortiller pour s’approcher encore plus près, tout cela sans défaire le cocon qui les enveloppait.

— Tu peux venir te poser sur moi, si tu veux.

Quelques secondes plus tard, il était contre elle, le front contre son épaule, deux bras l’enserraient et il fermait les yeux.

— Reste aussi longtemps que tu en auras envie.

Et il fit exactement ce qu’elle dit.

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