21. Le petit garçon au pétard (partie 1)
Avant de perdre son nom, Jayu s’appelait Jeon Minsik. Il a perdu ou plutôt renoncé à son nom le 28 septembre 2012. Une journée déterminante, qui commença pourtant dans la plus grande banalité.
Jayu se leva à 6h20 du matin. Il sortit de son futon, plus fin qu’une feuille de papier, depuis que la mousse était devenue rêche. L’idée d’en demander un neuf à ses parents ne lui avait même pas effleuré l’esprit, tant elle aurait été inutile. Il avait tout d’abord roulé le vieil objet pour le placer au-dessus de l’armoire, afin de libérer l’espace qui lui tenait lieu de chambre, c’est-à-dire l’alcôve de l’entrée, entre les chaussures et le placard dans lequel sa famille stockait la nourriture.
L’adolescent sélectionna et attrapa les ingrédients dont il avait besoin pour cuisiner. Les bras ainsi chargés, il traversa l’unique véritable pièce de l’appartement, en passant devant ses parents endormis, eux aussi couchés à même le sol, sur un simple futon double à peine plus confortable que le sien. Pieds nus, Jayu avançait entre les adultes assoupis et le mur. Il rasait ce dernier, les gestes précis, dans un silence parfait. Les rideaux de la pièce étant tirés, le jour n’étant pas encore levé, il y avait très peu de lumière dans la pièce, mais Jayu n’avait pas besoin d’y voir clair. Il aurait pu faire ce trajet les yeux fermés.
À l’autre bout de la pièce, se trouvait un coin cuisine. Jayu posa les denrées alimentaires sur le plan de travail. Il tourna le bouton de la gazinière, saisit l’allume-gaz et fit partir une flamme bleue. Dans cette faible lueur bleutée, l’adolescent cuisina des galettes pajeon à base de farine de blé, de ciboule chinoise, de quelques légumes et de morceaux de tofu.
Alors que la troisième galette cuisait sur le feu, qu’une odeur chaude de nourriture embaumait la petite pièce, Jayu assembla la boite de son déjeuner. Il s’agissait de trois boites de fer empilées. Dans la première, il mit la moitié de sa galette pajeon, dans la deuxième, il ajouta du riz et dans la dernière du kimchi épicé. Affairé, il ne se rendit pas compte tout de suite que la flamme sous la poêle s’était éteinte.
Jayu fronça les sourcils en constatant qu’il n’y avait plus de feu. Il tenta d’abord de rallumer en enclenchant une nouvelle fois l’allume-gaz. Il entendit un clic, mais toujours pas de départ de feu. Le bidon de gaz devait être vide, pensa-t-il. Il s’accroupit donc pour le détacher et le trainer sur le côté. Il fit ensuite marche arrière, retournant dans son débarras pour y trouver le gaz de remplacement. Il restait encore trois bidons pleins. Jayu en prit un et repartit dans l’autre direction. Il mit la nouvelle bouteille en place et, au-dessus de la plaque de cuisson, glissa l’allume-gaz. Son doigt se trouvait sur la gâchette, lorsqu’une grosse main le saisit par derrière, au niveau de son avant-bras et le fit sursauter.
— T’es vraiment le dernier des…
La voix de son père.
Jayu entra instinctivement la tête dans ses épaules.
— Lâche ça !
L’allume-gaz tomba sur le plan de travail, rebondit et chuta ensuite sur le sol de l’appartement.
— Tu ne sens pas ? Tu ne sens pas le gaz ?
Son père hurla en le secouant.
— Que se passe-t-il ? demanda la voix ensommeillée de la mère au centre de la pièce.
— Ça a voulu nous mettre le feu à l’appart, voilà ! Le feu ! J’y crois pas ! Ça pue le gaz !
Le père lâcha Jayu et se dirigea vers les rideaux. Il les tira brutalement et ouvrit les fenêtres. Les carreaux vibrèrent à cause de la brusquerie dont il faisait preuve. Il se tourna ensuite vers son fils.
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
— La bouteille était vide… alors…
— Vide !? Tu crois ça ?
— Mais le feu ne s’allumait pas, se plaignit Jayu. J’ai cru que…
— Fais voir l’allume-gaz ?
L’adolescent ramassa l’objet et le tendit à son père. L’homme le fit claquer plusieurs fois, aucune étincelle ne se forma. Dans la pénombre de l’appartement, cela parut évident. Jayu se maudit de ne pas l’avoir remarqué tout seul.
— C’est pas le gaz qu’était vide ! C’est cette merde qui fonctionne pas. Quel con !
L’objet vola droit sur la tête de Jayu, atterrit sur son arcade sourcilière. Puis, le garçon réagit au premier pas de son père vers lui, il se plia pour devenir une boule sur le sol. Une boule qui attendait les coups. Plusieurs vinrent effectivement, des coups de pied heurtèrent ses côtés et plusieurs coups de poing lui marquèrent les bras. Malgré les heurts, l’adolescent ne cria pas.
— Il caille dehors ! remarqua la mère. On est obligé d’aérer longtemps ?
— Ça devrait aller maintenant, ferme les fenêtres si tu veux.
Tant en parlant, l’homme cessa de battre son fils. Il continua de l’insulter.
— Imbécile ! Tu aurais dû deviner ! Ça sent fort, putain.
— Je ne sens rien ! se défendit Jayu.
Il ne sentait rien, absolument rien. L’odeur du gaz ! Quelle était l’odeur du gaz ? Se pouvait-il que le gaz ait la même odeur que la nourriture, qu’il ait confondu ? Comme toujours, il garda ses questions pour lui. Lorsqu’il avait le malheur de les exprimer à haute voix, la réponse de son père était toujours de le traiter d’ignorant, sans pour autant lui fournir de réponse.
« À quoi ça sert de t’envoyer à l’école ! Tu n’apprends rien ! Tu ne retiens rien ! Que de temps perdu ! À quoi ça sert de perdre toutes ses années à l’école quand on n’est pas fait pour ça ? Regarde ! Je n’ai pas été à l’école, moi, à ton âge, je travaillais déjà. Je gagnais de l’argent, au moins. Là ! C’est toi qui nous coûtes, qui nous pèses et tout ça pour que tu fasses chier à l’école, où tu n’apprends rien ! Pourquoi ? Tout le monde sait que tu n’auras jamais de diplôme ! »
— Je ne sais pas ce qui cloche avec toi, des fois ! poursuivit son père. Même faire cuire du riz, c’est trop te demander. Un bon à rien ! Tu ne seras jamais qu’un bon à rien !
— Je m’excuse.
— Ouais ! C’est ça ! Vas-y, continue ce que tu as commencé. J’ai faim.
Jayu trouva des allumettes pour remplacer l’allume-gaz et prépara le riz, le thé et la soupe. Il servit ensuite les différents plats sur la table basse devant les futons, tandis que sa mère accroupie lui jetait un regard mauvais. Jayu remplit les bols de son père, puis ceux de sa mère avec la carafe d’eau. Le père but, grognon, mais silencieux. Jayu attrapa deux baguettes de métal et prit une bouchée de riz. Il entrouvrit les lèvres et…
— Tu devrais y aller tout de suite. Tu vas manquer le bus.
— Mais, il y en a toutes les cinq minutes…
— Vas-y ! Pars ! Je t’ai assez vu, ce matin.
Jayu finit d’avaler ce qui serait sa seule bouchée de riz de son petit-déjeuner. Il avait faim, mais il préférait avoir le ventre vide toute la matinée plutôt que d’attiser un peu plus la colère de son père. Il attrapa donc la boite de nourriture qu’il s’était préparé plus tôt et son cartable. Il mit ses chaussures usées et sortit.
À peine à l’extérieur, il sentit le vent le gifler. Les températures s’étaient déjà beaucoup rafraichies. Aussitôt, ses dents claquèrent d’une manière incontrôlable. Le conteneur de sa famille se trouvait dans un bloc constitué de dizaines de structures strictement identiques. Tous noirs, rectangulaires, de même dimension et construits dans une matière métallique robuste que Jayu n’aurait pas été capable de nommer. On les avait empilés les uns sur les autres, comme les pièces d’un jeu de construction, pour former des tours, des étages et des allées. Quand l’adolescent sortait, il atterrissait dans une sorte de cour intérieure, encadrée de boites, où chaque logement possédait un numéro inscrit grossièrement à la peinture blanche et son lot de graffitis.
Jayu habitait au quatrième et avant-dernier étage de son bloc. Pour descendre, il dut marcher sur les toits de certains conteneurs et emprunter des escaliers larges qui perçaient des ouvertures dans cet assemblage de parallélépipèdes. Tout autour de son bloc se trouvaient plusieurs autres blocs parfaitement semblables au sien, par la taille et la construction. On y retrouvait les mêmes escaliers, les mêmes corridors et les mêmes terrasses à squatter. Le quartier s’apparentait à un labyrinthe à ciel ouvert. La répétition systématique des mêmes structures, organisées de la même façon empêchait de prendre des repères. Mieux valait ne pas oublier le numéro de son bloc, de son étage et de son logement, sous peine de passer des heures à le rechercher. Lui n’avait plus de problème pour s’orienter dans le dédale de boites, il atteint rapidement son arrêt du bus et supplia pour que ce dernier arrive rapidement en soufflant sur ses doigts frigorifiés.
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