27. Fuir (partie 1)
Vingt secondes après l’appel de Haïja, les deux fugitifs couraient déjà dans le couloir. Devant les portes en inox fermées de l’ascenseur, la surface miroitante renvoyait leurs mines sérieuses et trop blanches. Avant d’appuyer sur le bouton d’appel, une lumière en forme d’accent circonflexe indiqua que quelqu’un montait. Hyuna poussa aussitôt Jayu sur le côté pour l’amener en direction des escaliers.
La porte se referma derrière eux, les plongeant dans l’obscurité et Hyuna empêcha Jayu d’appuyer sur l’interrupteur. Elle souhaitait qu’ils restent dans le noir. S’ils étaient en présence de membres du Pian Kkoch, à plus forte raison Luka, il ne fallait pas douter : ils remarqueraient la lumière qui s’infiltrerait tout autour de l’encadrement d’une porte. Ils verraient cette aura et ils comprendraient.
Instinctivement, Jayu s’approcha d’elle, vint s’accrocher à sa veste. Leurs yeux s’accommodaient toujours mal à l’obscurité. Ils ne distinguaient pas leurs propres pieds. Pire, il n’y avait aucun moyen d’espionner, aucun judas, aucune serrure. Jayu l’imita, n’émettant aucun bruit. Même sa respiration s’adoucit. S’il ne s’était pas calé contre elle, si elle ne sentait pas en permanence sa chaleur contre son flanc, elle aurait pu ne pas le percevoir.
Hyuna colla son oreille sur la porte et se concentra sur son ouïe. Elle entendit une voix préenregistrée électronique annoncer leur étage, le bruit du mécanisme de fermeture des portes et l’ascenseur qui redescendait, puis des pas. À cause de la moquette qui atténuait les sons, c’était difficile de juger précisément du nombre de personnes qui marchaient vers ce qui avait été leur chambre. En revanche, elle n’eut aucun doute sur la direction qu’il ou qu’ils prenaient : ils se rapprochaient. Ah ! Si seulement ils pouvaient parler. Elle ne savait même pas si elle avait raison d’avoir peur d’eux, eux qui étaient à présent si près. Elle craignait qu’ils pensent à vérifier les escaliers. Hyuna porta instinctivement une main sur sa veste, pour sentir à travers le tissu la sensation rassurante de la crosse de son Canik Shark.
Une idée folle lui traversa l’esprit : ouvrir la porte, profiter de l’effet de surprise et tirer sur eux. Qui s’attendrait à la voir surgir de derrière cette porte d’escalier ? Par contre, il faudrait qu’elle les identifie avant, qu’elle sache s’ils étaient des gangsters ou de simples clients. Elle connaissait la plupart des membres du Pian Kkoch. Pourquoi hésitait-elle ? Elle regretterait après. Quand aurait-elle à nouveau une situation aussi avantageuse : la surprise, la position qui convient, l’arme à portée ?
Mais s’ils étaient plusieurs. Elle était seule. Il lui faudrait perdre un temps précieux pour vérifier qu’elle n’assassinerait pas un innocent. Puis, ensuite, tirer une, deux ou trois fois, ne pas rater son coup…
Son oreille l’informa que les pas cessaient de se rapprocher et commençaient à s’éloigner. Ils prenaient bien la direction de leur chambre. Bien sûr, il était possible que ce soit une chambre à côté de la leur, mais elle en doutait. Ils devaient être de dos. Son cœur lui faisait mal à force de cogner contre sa poitrine, à l’endroit où se trouvait son arme.
Finalement, elle se dit que Jayu et elle n’avaient pas été découverts, ils n’étaient pas dans un cul-de-sac, pas en position d’extrême nécessité d’utiliser la violence. La fuite était encore possible. Inutile de prendre une décision trop téméraire. Mais, d’un autre côté, parfois, l’attaque est la meilleure des défenses…
Elle sentit Jayu s’impatienter, tirer légèrement sur son t-shirt, interrogateur. Il ne devait pas avoir la volonté de la presser, mais elle devait avouer qu’elle avait déjà perdu trop de temps à tergiverser. Chaque seconde comptait. Elle voulut voir un message dans cette façon de triturer son t-shirt, une forme de demande d’union : reste.
Finalement, elle choisit l’option la plus sage. Laissant son Canik Shark où il se trouvait, elle commença à descendre les marches trois par trois, sans lumière, Jayu dans son sillage.
Ils arrivèrent dans le hall à grandes foulées. Immédiatement, elle observa les lieux avec inquiétude. Elle n’était pas sûre d’avoir croisé la vraie menace tout à l’heure, ce qui voulait dire que cette dernière pouvait surgir de partout. Il n’y avait pas moins de quinze personnes dans cet espace ouvert. Elle ne mit qu’un temps minime pour scanner ces individus, chercher parmi eux un visage suspect, connu par elle, pour de mauvaise raison. Rien à signaler de ce côté-là. Tous étaient des employés ou des clients venus en famille.
Hyuna ne se détendit pas pour autant. Elle fouilla ses poches et jeta littéralement les clés sur le comptoir de l’accueil lorsqu’elle passa devant.
— Au revoir. J’espère que vous avez fait bon séjour.
Hyuna ne répondit pas. Il y avait trop d’ouvertures à son goût. Elle ne pouvait pas toutes les surveiller. Derrière elle, elle avait compté la porte de l’escalier, deux portes coulissantes d’ascenseur et encore trois portes de service. Sur le côté, une rampe donnait accès à la salle de restauration, la même que celle où elle était venue chercher son petit déjeuner, et puis, il y avait la porte-tambour de l’entrée et ses quatre ailes vitrées qui tournaient au rythme lent de son mécanisme automatique. Au-delà, une vue sur l’allée centrale du parc d’attractions. Leur destination.
De chaque côté de cette ouverture principale, deux grands miroirs reflétaient leurs deux silhouettes pressées, et derrière elles, les portes de l’un des ascenseurs s’écartaient comme les rideaux rouge vif au début d’un spectacle qui ménageraient le suspense. Elles s’ouvraient lentement, Hyuna vit immédiatement que l’ascenseur était occupé. Sans jamais s’arrêter de marcher, elle fixa indirectement la révélation de l’identité de son occupant…
Un mètre quatre-vingt-dix, les cheveux bruns, habillé tout en noir. C’était lui. C’était Luka.
Elle ne se retourna pas, une salle entière les séparait. Il n’avait pas encore regardé dans sa direction. Hyuna attrapa la main de Jayu, lui intimant sans parole de s’introduire à l’intérieur de la porte-tambour. Vite. Elle perdit le contact visuel avec Luka, puisqu’elle ne voyait plus les miroirs. Les vitres transparentes et lisses de la surface qui lui faisait face, avaient bien un reflet, mais trop trouble pour distinguer s’ils étaient repérés. Elle pensa à ses cheveux noirs. S’il cherchait une blonde, elle pourrait peut-être ne pas être reconnue. Et cette porte qui tournait au ralenti. Ils étaient à présent coincés dans le mécanisme de la porte-tambour. C’était si long ! Est-ce qu’ils étaient repérés ?
Elle sut en se retournant que c’était une mauvaise idée, une faiblesse stupide. Tout le monde. Tout le monde est capable de sentir qu’on l’observe. C’est un sixième sens qui nous alerte, nous fait lever les yeux vers celui qui nous dévisage, qu’il soit hors de notre champ de vision ou pas, devant nous ou derrière nous. On se sent observé. On le sait. Et on lève les yeux. Lorsque Hyuna posa ses yeux sur lui, Luka le sentit et leurs deux regards se croisèrent. Le ventre de Hyuna se liquéfia. Lui eut un mouvement nerveux à la lèvre.
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