32. L'entretien (partie 2)
— Ouf, nous arrivons à nous entendre. Tu verras, bientôt, on parlera la même langue, toi et moi. D’autres limites ?
— Je ne pense pas. Je pense que j’ai tout dit.
— Pas de clients que tu refuserais ? Ceux qui sont trop vieux ? Trop gros ? Trop laids ? Les noirs ?
— Ça m’est égal.
— Les femmes ?
Jayu parut surpris.
— Je… ça m’est égal aussi.
Mme Omoni prit le temps de faire choir l’extrémité calcinée de sa cigarette dans le cendrier qu’elle avait posé sur l’accoudoir.
— Bon, Hyuna m’a dit que c’était pas ta première fois. T’as déjà fait ça avant ?
Il baissa les yeux.
— Oui, c’est vrai.
— Où as-tu travaillé et pour qui ?
— C’était au Harem de l’Empereur. Le mac s’appelait Kwang-bom, mais il est mort.
L’interlocutrice passa en une fraction de seconde de la neutralité à la rage et elle s’écria en insinuant du mépris dans chacun de ses mots :
— Le Harem de l’Empereur, à la presqu’île de Seo ?
— Oui.
La réaction de Mme Omoni fut si soudaine que Hyuna et Jayu sursautèrent. La patronne se leva et hurla :
— Sors de là ! J’ai à parler avec ta noona. Sors !
— Mais, Mme ! se défendit Hyuna.
Jayu, quant à lui, impressionné par la virulence de la femme, se levait déjà. Hyuna lui saisit la manche de son pull, pour le retenir.
— Attendez ! Expliquez-moi ! Pourquoi ?
— Laisse-le sortir ou je t’insulte devant ses yeux ! Moi, j’essaie d’être correcte. Mais toi, tu savais qu’il avait bossé là-bas ! Moi, je t’ai fait confiance. Tu me fais perdre mon temps… Tu le savais. Il est foutu. S’il a passé du temps dans un endroit pareil, les clients préféreront coucher avec le siphon d’une fosse septique plutôt qu’avec lui. Plus sûr pour la santé.
En entendant ces mots, Hyuna comprit pourquoi il aurait été préférable que le gosse soit dehors. Trop tard. Il avait tout entendu. Ce n’était pas la noona qu’on insultait, mais bien le petit. L’ajumma avait le nez plus froncé qu’une truffe de cochon et continuait de beugler.
— Il est foutu ! Plein de sales maladies, une bombe à retardement, un nid à bactéries. M’amener ça, chez moi ! Dehors ! Dehors !
Elle le regardait, lui. Elle faisait de grands gestes pour lui montrer la sortie, tandis qu’il rentrait les épaules. Mais il ne pouvait pas sortir. Les doigts de Hyuna lui ordonnaient toujours de rester là. La peau de son visage avait rosi, sans que son ainée ne sache trop s’il s’agissait de honte, de peur ou de colère. Peut-être les trois confondus.
— Vous ne savez pas, protesta-t-il. Il n’y a qu’un médecin qui puisse me dire si je suis malade.
— Inutile ! Ils mettaient des capotes là-bas ? Hein ?
Jayu baissa furtivement les yeux, harponné. Hyuna ne s’était pas redressée. Elle voyait le garçon en contre-plongée et le vit relever la tête.
— Je vous jure, continua-t-il, je ne suis pas resté longtemps là-bas. Je n’ai peut-être pas eu le temps d’attraper une mauvaise chose. Quand Hyuna m’a trouvé, je venais d’arriver. Laissez-moi une deuxième chance.
— Pas resté longtemps, répéta Mme Omoni. Ça veut dire quoi, pas longtemps ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas compté les jours.
— Pratique.
— Je… je pense que je suis resté deux semaines… ou trois, mais je n’ai pas travaillé tout le temps.
— Tu as pris un congé ? demanda-t-elle, moqueuse, lui signifiant bien qu’elle ne le croyait pas.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, Mme Omoni. Je n’ai pas travaillé… parce que j’étais blessé.
— Menteur ! Tu inventes à l’instant.
— Je dis la vérité.
— Blessé de quoi ? Kwang-bom est… était un parfait connard. Que si t’avais les deux jambes cassées, ça l’aurait pas empêché de te jeter aux cochons, pour quelques wons. Cet homme faisait honte à toute la profession… si je tenais celui qui lui a réglé son compte, je l’embrasserais, pour le remercier.
Hyuna et Jayu échangèrent un regard gêné, puis, l’adolescent secoua un peu la tête, sans doute pour chasser une vision inappropriée.
— Alors, quelle blessure a fait que Kwang-bom t’a laissé te reposer ?
La respiration de Jayu était devenue erratique. Il sembla tergiverser un peu, avant de prendre sa décision et de balancer sa vérité à la face de Mme Omoni, comme une pierre.
— Mon cul s’était déchiré !
Cette annonce laissa dans son sillage un silence pesant, dans lequel même les oiseaux avaient cessé de chanter et de bouger. La patronne se rassit sur son fauteuil. Son visage toujours fermé, mais elle ne remettrait plus la parole du gamin en doute.
— C’est pour ça que t’as peur de recevoir plusieurs hommes en même temps ?
Jayu ne dit rien, mais il n’en avait pas besoin.
— Si tu t’es trop blessé, c’est pas une bonne chose que tu travailles pour moi ici. J’préfère pas.
— Je ne saignais plus. J’avais repris le travail, là-bas… je n’ai pas resaigné. J’ai bien cicatrisé.
— La honte sur la profession, murmura-t-elle à nouveau, pour elle-même, en regardant le vide. Tu jures que tu n’as travaillé que quelques jours là-bas ?
— Je le jure.
Il jura en affrontant la patronne dans les yeux. Elle assise, lui debout. Hyuna remarquait comme, depuis son arrivée, Mme Omoni le scannait des pieds à la tête, terminant par son visage.
— Voyons. J’ai peut-être parlé un peu vite. Disons que je te fasse passer des examens, mais c’est ta noona qui paiera les frais du médecin, à l’avance, j’veux du cash.
— Entendu, dit-elle.
— Si c’est pas bon, je vous mettrai dehors. C’est pas personnel.
Quand Mme Omoni demanda à poursuivre les négociations avec Hyuna en tête à tête, cette dernière était toujours sur le coup des révélations de son protégé. Ce fut donc un peu sonnée qu’elle lâcha le poignet de Jayu pour qu’il puisse quitter la pièce.
Après que la porte ait claqué, l’ajumma la sermonna :
— Tu savais pour le Harem de l’Empereur ?
— Oui.
— Moi, j’dis, t’as essayé de m’arnaquer ?
— Oh non. Je n’ai pas pensé à tout ça. Je n’ai pas pu imaginer qu’un gamin comme lui pouvait être…
— … pourri. Un beau gâchis, hein ? Sérieusement, petite. Je sais pas pourquoi tu t’accroches à l’idée que ce garçon pouvait te servir de moyen de revenus, alors qu’il est passé par le Harem de l’Empereur. Moi ou un autre, personne n’en voudra. Quelques jours suffisent, dans un trou comme ça, pour pourrir quelqu’un. Moi, j’te dis. Ce n’est même pas étonnant que son cul ait craqué. Un garçon comme lui, au Harem de l’Empereur, ce devait être une place de parking devant une épicerie.
— Comment ?
— Une place de parking devant une épicerie, répéta la patronne du Taejogung hôtel. Tu vois, une place qui, dès qu’elle se libère, il y a une autre voiture qui met son clignotant pour réserver. Une place qui tourne beaucoup, toujours des voitures différentes, jamais bien longtemps les mêmes, mais toujours occupée, toujours occupée. Une place de parking devant une épicerie, quoi !
Hyuna dissimula son dégoût.
— Vous pensez que c’est une mauvaise idée, n’est-ce pas ? demanda Hyuna. Qu’après ce qu’il a vécu, ses abus, ses maltraitances, il ne devrait pas se prostituer ? Vous vous dîtes ça ?
— Hyuna. Toutes les filles qui travaillent pour moi, toutes, sans exception, ont été des pauvres filles avant de venir ici. Si je me demandais si c’est bon ou mauvais pour elles, tu vois, j’ferai pas ce travail. J’suis pas psy. J’suis une femme d’affaires. Toi… t’as été dans un gang. Tu sais ce que t’as à faire pour survivre et s’poser des questions comme ça en fait pas partie.
La jeune femme se rasséréna, depuis quand était-elle faible ? Mme Omoni avait raison : d’autres avaient souffert, d’autres se battaient. Il était inutile de dramatiser. En plus, Jayu n’était pas seul puisqu’il l’avait, elle. Elle veillerait sur ses intérêts, il prendrait de l’assurance. Son plan n’avait pas changé : l’argent, la force, la vengeance et la liberté.
— Tu as du cash pour les examens ?
— Oui.
— Tu sais, si c’est mauvais il faudra pas venir pleurer.
— Je suis sûre que les examens seront bons. Il n’aura rien.
— T’es vraiment folle ? Ou alors, c’est de la foi ?
— Pas vous ? Je suis sûre que vous avez accepté de lui donner une deuxième chance parce qu’il vous a regardé droit dans les yeux, tout à l’heure. Pas parce qu’il vous a dit cette chose affreuse, mais parce qu’il est beau. Je vous l’avais bien dit. Hein ?
— Ça, tu me l’as dit et, moi, j’t’ai dit que c’était à moi de juger.
— Alors ?
— Tu vois, on croit qu’il y a plein de beautés différentes. Moi, avec le temps, j’ai compris que c’était n’importe quoi. La beauté n’existe pas, il n’y a que l’absence de laideur qui existe. Et on peut ranger les choses qui rendent laides en trois catégories, trois seulement.
L’ajumma leva trois doigts pour bien illustrer son propos.
— Retiens bien, petite. Il y a trois façons de faire que les gens naissent ou deviennent laids. Y’a la difformité, la vieillesse et la maladie.
Hyuna se mit à réfléchir et, après un court laps de temps, affirma :
— Jayu n’a rien de tout ça.
— Tu es soit sotte, soit aveugle. Ton petit frère est malade… malade de tristesse. Je suis pas assez vieille pour avoir vu la fin de la guerre. Mais, dans mes plus vieux souvenirs, il y avait des gamins plus vieux que moi qui avaient vu, eux, leurs parents mourir et leurs foyers bruler. Ils avaient tout perdu, et ils avaient vu tout ça. Jayu a le même regard que ces enfants, comme s’il avait connu la guerre. Il est triste. Y’a rien que de la tristesse dans ses yeux et ça le rend bouleversant, mais c’est à pleurer. Et puis, c’est laid… Les gens viennent pour se changer les idées, se remonter le moral. Jayu a la jeunesse, il a la grâce, il a même l’innocence, mais il est triste.
Hyuna ne se démonta pas.
— Jayu sera bientôt heureux, dit-elle. Je le rendrai heureux.
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