8. Une rencontre en enfer (partie 2)

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Le bourreau se retourna ensuite vers Hyuna et La paire. Il sortit un tissu rouge pour essuyer son arme. Malgré l’habitude et les récents évènements, Hyuna ne se lassait pas de contempler sa maniaquerie, dès qu’il s’agissait de son précieux couteau. Luka préférait les armes blanches alors qu’il détestait les taches. Allez comprendre ! Au fond, elle avait toujours su qu’il était fou, mais atteint d’une pathologie méthodique, ritualisée, qui le rendait prévisible.

Hyuna prit les paris avec elle-même. Dans sa tête, elle devinait le prochain geste de son supérieur. Une fois qu’il aurait rangé son couteau et le mouchoir écarlate, il sortirait l’une de ses mémorables cigarettes russes.

— Je vais charger le corps de Kwang-bom avec La paire, annonça-t-il.

Hyuna sourit ironiquement, car il était justement en train de se saisir d’une boite de Sobranie Black Russian.

— Tu devras rester ici, dit-il en tournant la tête vers sa pupille.

Elle ne détacha pas ses yeux de la cigarette qu’il venait de disposer entre ses lèvres fines. Toujours la même, un filtre de papier doré côté dents, un élégant papier noir sur le reste de la longueur.

— Pourquoi souris-tu comme ça ? maugréa-t-il.

Hyuna reprit aussitôt son sérieux et éluda :

— Pour rien. Je pensais à autre chose.

Son tuteur leva un sourcil, il n’était pas convaincu.

— Concentre-toi un peu. J’étais en train de te dire que, toi, tu vas rester ici.

— Vous ne voulez pas que je nettoie ? coupa Hyuna avec écœurement.

— Tsss. Non. Elles le feront, répondit-il en désignant les prostituées et en cherchant du feu. De toute manière, on n’a pas besoin de faire les choses bien propres, la police ne mettra jamais les pieds ici. Non. Je veux que tu me gardes les filles ici. L’établissement a une lourde dette et elles viennent d’en hériter. Un nouveau patron viendra dans quelques heures mais, en attendant, je veux que tu évites les fuites, que tu restes pour tous les surveiller.

Hyuna suivit le déplacement du regard de Luka quand il passa en revue les personnes assises le long du mur. Elle remarqua qu’il s’attarda davantage sur l’une de ces personnes. Un mouvement de son œil, pratiquement imperceptible, mais suffisant pour faire s’interroger la jeune fille : qu’avait donc vu son tuteur pour éveiller ainsi son intérêt ?

Elle se retourna, observa les employés et elle eut la réponse à sa question. Elle se demanda comment elle avait pu ne pas le remarquer plus tôt. Au centre de toutes ces femmes, plus ou moins jeunes, plus ou moins jolies, il y avait aussi un petit garçon aux cheveux courts. Elle aurait parié sa collection de parfums que c’était lui que Luka avait fixé une seconde de trop. Lorsqu’elle se retourna à nouveau vers son supérieur, il ne le regardait déjà plus. N’importe qui d’autre aurait manqué ce détail. Mais Hyuna était la seule personne au monde à connaître le secret de Luka et elle savait qu’il venait de poser ses yeux sur le garçon pour une bonne raison.

Elle conserva un air neutre, ne montrant rien de ses réflexions, pendant qu’elle écoutait son tuteur :

— Je reviendrai vite, expliqua-t-il, je n’en aurai pas pour longtemps.

Oh oui, il reviendrait ! Elle n’en doutait pas.

Pendant que les deux hommes s’activaient pour emballer le corps dans un linge sombre, Hyuna devait continuer de surveiller les travailleurs du sexe. Elle se mit à marcher devant eux, comme si elle inspectait les rangs d’un régiment militaire. Elle les observa tous longuement. Bien sûr, elle ne voulait, en réalité, qu’en détailler un seul, mais il ne fallait pas éveiller les soupçons. Donc, elle les regarda toutes et tous.

Son gabarit léger de femme de vingt-trois ans ne risquait pas d’impressionner grand monde. Mais son regard, servi par des iris jaune fauve, avait déjà fait baisser les yeux de plusieurs gangsters. Un tel regard, accompagné de la menace du flingue dans sa main, suffisait à intimider les prostituées. Elles avaient toutes détourné les yeux. Lui, ce fut différent. Il garda la tête levée vers elle. Ce n’était ni de la provocation ni du courage. Il ne semblait pas vraiment la voir. Comme les autres, il devait rester assis sur le sol et ses mains entouraient ses genoux, comme pour se tenir chaud.

Hyuna cessa de mâcher frénétiquement son chewing-gum, sa respiration se suspendit. Derrière elle, La paire jura en manquant de glisser sur du sang frais, mais elle ne se retourna même pas. Il aurait pu se passer n’importe quoi dans son dos, elle l’aurait ignoré. Elle venait de croiser son regard et plus rien n’existait en dehors de cette étrange vision : celle d’un petit garçon.

Qui aurait pu croire que dans ce lieu immonde, où ce qu’il y a de pire dans la nature humaine côtoie le sordide, là, Hyuna croiserait la route de cette perle ? Ce garçon affichait des traits juvéniles, trop juvéniles au regard de l’activité qu’il devait avoir dans cet hôtel de passe. Son visage, sans imperfections, n’avait pas été abîmé par les souffrances de cette vie. Il dégageait une aura angélique. Comme les anges, il n’avait pas tout à fait de sexe. Hyuna reconnut un garçon, mais il aurait pu s’agir d’une fille, tant ses traits étaient ronds, tout en douceur. Il possédait tous les atouts qui rendent les enfants admirables : un nez minuscule, une bouche en cœur et des yeux suppliants. Sa peau blanche évoquait la fraicheur et le velouté d’un verre de lait. Cette étendue pâle contrastait avec ses cheveux charbonneux et ses iris, qui avaient exactement le même noir que celui de ses pupilles, le noir du vide, le noir du néant. Les sphères sombres hypnotisèrent Hyuna. Elles se détachaient au centre de ces yeux, subtilement bridés, cernés par des cils épais couleur ébène. Dans ces deux sphères noires, Hyuna se sentit comme aspirée. Elle sombra dans ce vide troublant, chutant comme à l’intérieur d’un puits. Elle s’y perdit sans espoir de retour.

Lorsqu’enfin Hyuna cligna des yeux et inspira, la porte avait claqué. Elle se trouvait seule avec les employés du Harem de l’Empereur et sa rencontre inattendue, encore en état d’hébétude. Elle ne dit pas un mot. L’enfant ne parla pas non plus. S’était-il rendu compte du trouble de Hyuna ? En tout cas, il resta silencieux, à l’observer avec détachement. Il portait sur elle, comme sur le monde entier, un regard dépouillé et absent.

Hyuna leur ordonna, à tous, de retourner dans les chambres, aux étages. Les femmes passèrent devant elle pour monter les escaliers, en baissant les yeux. Quand vint le tour du garçon, en queue de peloton, elle s’interrogea sur sa capacité à l’abandonner ici. Pouvait-elle le laisser rejoindre sa chambre et son triste destin ? Pouvait-elle l’oublier, tout en sachant que Luka, lui, n’oublierait jamais ? Il reviendrait ici, prendrait sur cet enfant les résidus de beauté et de vie qui avaient survécus. La jeune femme s’imagina prendre cette décision. Elle se sentit coupable et pleine de remords. Difficile de faire comme si elle n’avait pas ressenti un coup au cœur, une intense décharge. Une beauté comme la sienne, ce n’était pas quelque chose que l’on voyait tous les jours, cela avait de la valeur.

Hyuna laissa l’enfant passer devant elle, ses pieds étaient déjà sur la première marche de son échafaud. Elle ne fit rien, elle avait pratiquement fait le choix de ne pas agir. Seulement, elle eut la faiblesse de le suivre du regard et, bien sûr, il se retourna.

La main de la jeune femme se leva alors, presque malgré elle. Elle saisit les doigts du garçon. Il ne se déroba pas. Elle l’attira vers elle. Il se laissa faire. Hyuna le mit de face, se baissa légèrement pour se mettre à sa hauteur d’enfant.

Il était petit de taille et si frêle. Elle caressa ses doigts tendrement. Il n’eut toujours aucune réaction. Elle sut qu’il avait eu trop de caresses dépourvues d’amour auparavant. Le garçon n’avait pas de raison de croire que celle-ci était différente. Hyuna insista pourtant, enserrant la petite main dans la sienne.

— Je connais le mal que l’on t’a fait.

Les yeux du garçon émirent un doute, suivi d’une grande tristesse. Hyuna se dit en elle-même qu’il était comme un oiseau blessé, tombé du nid, presque mort et qu’il ne fallait, soi-disant, pas toucher. Mais elle ne s’y résolut pas. Elle voulait pouvoir l’emmener à l’abri, l’enlever des bras cruels dans lesquels il était tombé. La jeune femme blonde ne pouvait plus lâcher la main qu’elle venait de cueillir.

— Il faut partir, loin et vite, petit oiseau. Je t’emmène avec moi.

Hyuna passa son autre main dans les cheveux noirs de son oisillon. Il la fixait avec incrédulité et quelque chose, au fond de ce regard vide, convainquit la jeune femme que tout espoir n’était pas perdu. Si elle parvenait à le relever, son petit oiseau déplumé deviendrait superbe. Il s’envolerait.

En échos à ses rêveries, Hyuna entendit le vent de l’automne souffler plus fortement à l’extérieur. Cette brise les appelait, tous les deux. Elle pourrait les porter au-delà de ce ghetto abject. En passant la main dans sa frange, elle dégagea un peu le front du garçon. A aucun moment il n’avait détourné les yeux.

— Je suis Choi Hyuna et toi, comment t’appelles-tu ?

La voix était porteuse de tant de tendresse maternelle qu’elle-même ne se reconnut pas dans cette façon de parler. Cela sembla fonctionner sur le garçon, il répondit sans attendre :

— Jayu.

— Jayu, répéta-t-elle.

Décidément, il ne fallait plus douter. Cet enfant était le signal qu’elle attendait depuis toujours. Hyuna s’était dit qu’un jour ou l’autre, elle quitterait son gang, fuirait cette vie pour accomplir son grand projet et, ensuite, vivre pour de bon, libre. Elle s’était souvent fait des films avant de s’endormir, des scénarios de grandes évasions. Mais aucun de ses rêves n’était devenu réel. Elle n’avait jamais osé. Elle attendait quelque chose, sans réellement savoir quoi. A présent, elle savait. Dans ses projections imaginaires, elle avait toujours fui seule. La seule chose qui l’avait réellement empêchée de fuir, pendant toutes ses années, ça n’avait jamais été le danger ; ça avait toujours été la solitude. Elle avait besoin d’un compagnon de cavale, besoin d’une famille. Jayu était plus qu’un signal, il était un cadeau.

Et comme il était bien nommé !

— Tu t’appelles Jayu ? C’est beau. C’est ton vrai prénom ?

Il ne répondit pas. Elle sut que ce « liberté », en coréen, n’était qu’un surnom.

— A-t-il un nom de famille, mon Jayu ?

— C’est seulement Jayu.

— Écoute-moi, Jayu, murmura-t-elle alors que sa main effleurait à présent sa joue, je vais t’emmener loin de tout ça. Je vais t’enlever de là et te construire un abri sûr, rien que pour toi et moi. Nous allons partir tous les deux. Est-ce que tu veux bien me suivre ?

Il garda le silence quelques instants. Il répondit d’une voix neutre :

— Oui.

— Alors, on y va.

Elle tira sur sa main, l’emmenant hors du Harem de l’empereur. C’est alors, en sentant la force du vent sur elle, qu’elle se confronta à la réalité de son acte. Elle le faisait. Elle était réellement en train de fuir le gang. Le danger lui monta à la tête. Elle se fit une nouvelle fois cette réflexion étrange : plus elle frôlait le danger, plus elle se sentait invulnérable.

En l’occurrence, elle ne s’était jamais sentie aussi puissante.

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