10. Vers le pont aux chats (partie 2)
Heureusement, elle n’eut pas à jouer du couteau. Les voix se turent et les pas s’éloignèrent. Les fugitifs patientèrent dans l’eau, silencieusement, pendant au moins un quart d’heure. Les dents de Jayu s’étaient mises à claquer. Il ne paraissait pas effrayé, il regardait successivement la bâche, puis sa nouvelle connaissance, d’un air indéchiffrable.
Quand ils furent certains que le danger était écarté, ils sortirent de leur cachette et firent sécher leurs vêtements sur la terrasse du jardin, en plein soleil. Ils avaient de la chance que le soleil brille ce jour-là. Elle avait aussi démonté son Canik Shark et les pièces détachées faisaient bronzette avec les habits.
Il s’écoula une heure, puis deux. Hyuna préférait attendre d’être sûre que les gangsters avaient abandonné les recherches dans ce périmètre et que leurs vêtements soient totalement secs. Elle se sentait en sécurité dans ce jardin. Ils pouvaient se dissimuler à nouveau à la moindre alerte et, visiblement, les occupants étaient au travail ou à l’école, la maison semblait vide.
Quand elle fut parfaitement sûre qu’ils pouvaient y aller, Hyuna et le jeune prostitué se rhabillèrent et reprirent leur fuite. Ils n’allèrent pas directement au pont aux chats. Luka aurait sûrement ordonné à des hommes de guetter là-bas. Impossible de le traverser à pied sans se faire prendre. Ils prirent donc une ligne de bus, à un arrêt suffisamment éloigné de la zone sensible. Une demi-heure plus tard, ils atteignirent le pont. Le bus traversa. Ni la jeune femme ni le garçon ne s’approchèrent des fenêtres. Ils se tenaient à une barre métallique, au milieu des rangées, l’un en face de l’autre. Luka n’allait jamais pouvoir contrôler tous les bus qui empruntaient le pont quotidiennement, des dizaines et des dizaines.
Hyuna ferma les yeux, savoura l’instant. Cette traversée, elle en avait rêvé depuis si longtemps…
Elle rouvrit les paupières et vit son nouvel ami, les yeux levés, contempler attentivement l’architecture supérieure de l’ouvrage : des pylônes immenses auxquels on avait accroché de longs et solides câbles métalliques tressés, pour supporter la plate-forme de goudron.
— Tu le vois pour la première fois ? demanda Hyuna.
— Non.
— Tu l’as déjà traversé ?
— Oui.
Les réponses courtes de Jayu la déstabilisaient. Il ne prenait pas la peine de la regarder dans les yeux lorsqu’il s’exprimait et ses phrases monosyllabiques marquaient trop bien le point final. Il n’avait pas envie de parler, préférant observer les figures géométriques dessinées par les longs câbles du pont.
Hyuna les détailla à son tour, y chercha le système d’éclairage. Parce qu’elle savait que toutes les nuits, ici, avait lieu un spectacle de lumière féérique. Des ampoules LED recouvraient l’ouvrage moderne et s’éclairaient dès qu’il faisait suffisamment noir.
Elle aimait finir ses soirées aux abords du pont, avec d’autres membres de son gang. Elle se souviendrait toujours de ces nuits-là, consacrées à une autre forme de criminalité : tuer le temps. Les illuminations avaient quelque chose de magique, surtout lorsque la fatigue et l’alcool rendaient Hyuna indifférente au réel. Quand elle se trouvait là, devant la baie multicolore de Nam, sous un ciel sans étoiles, face aux lumières du pont aux chats qui projetaient leurs éclats gais et naïfs, elle oubliait que sa vie sur la presqu’île de Seo ne lui convenait pas. Bientôt, ce ne serait plus que des souvenirs : les rires imbéciles de ses compagnons de cuite, les brochettes à la sauce sucrée, les bières et les illuminations de la baie de Nam.
Les roues du bus furent chahutées lorsqu’elles franchirent la jonction entre le pont et la terre ferme. Les passagers se tirent aux barres pour ne pas basculer. La traversée terminée, ils quittaient la presqu’île et pénétraient dans les quartiers nord.
Hyuna soupira de soulagement et, même s’il ne semblait pas d’humeur bavarde, elle insista :
— Tu étais sur le continent alors ? Avant d’atterrir ici ? Tu habitais de l’autre côté du pont ? Où ?
Il garda le silence. Dévoiler une partie de son passé à une fille qu’il connaissait à peine ne semblait pas aller de soi. Elle comprit que même s’il avait fait le choix de la suivre, il n’avait pas encore fait celui de lui accorder sa confiance, encore moins de l’adopter comme sœur. À moins que ça n’ait aucun rapport avec elle, que toute allusion à son passé produise cet effet. Après tout, ce petit garçon avait enterré son véritable nom.
Elle crut qu’il ne répondrait jamais, lorsque tout à coup :
— J’ai grandi à Saha-Gu.
Hyuna vit Jayu tourner instinctivement les yeux vers les vitres, en direction du mont Nasuk : une colline verte, au centre de la ville, en haut de laquelle la reconstitution convaincante d’un temple bouddhiste servait d’appât à touristes. Le quartier auquel il venait de faire référence se trouvait là-bas, au pied de ce mont. L’expression hagarde, le gamin ne semblait rien regarder en particulier. Des souvenirs devaient lui revenir. Il en exprima une infime part à haute voix :
— J’habitais un des appartements conteneurs.
— Hum.
Les conteneurs avaient été installés juste après la crise de 1998. Beaucoup de gens avaient perdu leur travail et ne parvenaient plus à payer leur loyer. Pour éviter que des bidonvilles éclosent de nouveau dans les rues de Nasukju, le maire avait fait mettre ces maisons conteneurs. D’après ce qu’on avait dit à Hyuna, habiter à l’intérieur d’un de ces dispositifs n’était guère mieux que de loger dans un bidonville.
— Moi, j’ai passé mon enfance à Yeonje-Gu.
Le gosse n’eut aucune réaction, aucun sourire. Hyuna abandonna et tira sur la main de l’adolescent, pour l’entrainer à descendre.
Une fois à l’extérieur, des vents violents les surprirent. La jeune fugueuse tressaillit et Jayu, quant à lui, se mit aussitôt à trembler, tandis que ses dents s’entrechoquaient. Elle lui aurait bien prêté sa propre veste, s’il n’y avait eu ce foutu tatouage.
La tenue du petit ne convenait pas à la saison. Il portait un short beige coupé au-dessus de ses genoux, un t-shirt trop grand et très laid qui aurait pu être un objet de marchandising offert par une grande enseigne de distribution. Une simple paire de baskets lui saillait les pieds, comme le t-shirt, elle était une taille trop grande et bien usée. Apparemment, il ne possédait même pas de chaussettes. Hyuna n’avait pas pensé à lui demander d’aller chercher ses biens avant de partir. Cela dit, lui non plus n’avait pas proposé de passer dans sa chambre. Il aurait pu y prendre un pull, une veste, n’importe quoi. Il n’avait rien sur lui : ni sac, ni papiers, ni liquide. Il n’avait emporté aucun souvenir de son ancienne vie, si tant est qu’il y eût quelque chose à prendre.
Le dépouillement de Jayu la renvoya à sa propre misère. Elle non plus, n’avait pas fait ses bagages avant de fuir. L’image de sa chambre au Q.G. du Pian Kkoch se forma dans sa tête, celle des cent grammes de cocaïne, à côté du café instantané, apparut plus nettement encore. Rien que d’y penser, elle ressentait les effets du manque. C’était totalement dans sa tête puisque sa dernière ligne était toute récente et qu’elle ne pouvait donc pas être en descente, mais elle se sentait déjà malade, malade à force d’imaginer que tout son stock finirait dans un autre nez que le sien. Elle avait travaillé dur pour économiser suffisamment. Quel gâchis !
Ils faisaient bien la paire tous les deux. À braver le froid sans vêtement et l’avenir sans préparation. Hyuna ne savait même pas où elle les emmenait. Où aller. Elle remonta une fois de plus sa veste sur ses épaules, pour être parfaitement certaine que personne ne pourrait voir son tatouage. Grâce à ce geste de prudence, la jeune femme sut alors quelle serait la prochaine étape de leur parcours.
Finalement, la vie n’est faite que de cycles. Celui qui a fui une fois, fuira de nouveau. Et, puisque les personnes chez lesquelles on peut se réfugier sont peu nombreuses, nous revenons toujours au même point. Hyuna prit la direction du quartier de son enfance : Yeonje-Gu.
Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas vu Haïja.
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