24. Et aux allumettes (partie 2)

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TW : Ce chapitre contient une scène de violence sexuelle explicite


Son père rentra tard. Les trois membres de la famille Jeon s’assirent autour de la nourriture préparée par le fils. Ils dînèrent sans échanger sur leur journée, chacun la tête baissée sur les plats fumants. Jayu avala un peu vite sa nourriture, son unique repas ayant beaucoup tardé.

Ensuite, le fils Jeon débarrassa, prit les bols et fit la vaisselle dans l’évier. Pendant ce temps, il essayait de ne pas trop prêter attention au bruit traumatisant de l’eau qui coulait contre la paroi en plastique de la douche.

Les conteneurs avaient beaucoup de défauts : petits, insalubres, laids, froids en hiver, chauds en été. Mais l’inconvénient qui déplaisait le plus à Jayu restait l’absence d’isolement sonore. Il pouvait entendre le couple du B.011 se disputer à propos d’un papier hygiénique non remplacé, le chien du C.023 aboyer sans raison, le bébé du C.062 chouiner à crever le cœur, nuit et jour, et le couple du B.030 faire l’amour. Pourtant, entendre les autres, ce n’était pas ce qui lui causait du tort. Il n’osait plus regarder ses voisins… parce qu’il savait bien garder ses cris pour lui, mais que certains, parfois, lui échappaient.

Jayu tenta de garder son attention fixée sur ses doigts qui plissaient dans l’eau chaude et savonneuse. Il fermait régulièrement les yeux pour prier : « Pas ce soir. Pitié. La journée a été assez pénible. Pas ce soir. »

L’eau de la douche coulait depuis un moment déjà. Il n’allait peut-être pas…

— Jayu !

La voix de son père. Un courant d’air s’acharnait sur la brave allumette, menaçant de l’éteindre.

— Viens à la salle de bain !

Il ferma le robinet de l’évier, il essuya ses mains avec un torchon vert. Elles tremblaient. Très lentement, il se retourna. Il eut une faiblesse : lever les yeux vers sa mère. Il croisa son regard et il ne put s’empêcher de demander, avec les yeux seulement, à ce qu’elle intervienne, à présent qu’elle savait qu’il n’en avait pas envie.

— Alors ! T’es où ? Jayu !?

À l’ordre de son père s’ajouta celui de sa mère.

— Vas-y ! Il t’appelle. Tu as entendu ?

Alors, Jayu entra dans la salle d’eau. La pièce était embrumée dans la vapeur d’eau chaude. Son père se tenait debout dans la cabine de douche, son corps entièrement nu était dissimulé par la couche de buée condensée sur la paroi transparente de la cabine de douche. Jayu ne pouvait voir que sa silhouette.

— Rejoins-moi !

Les paroles de sa mère lui revenaient à l’esprit : Jayu n’avait jamais dit « non ». Il n’y parvint pas plus cette fois-là que les précédentes. Il restait immobile, pétrifié, mais aucune parole de négation ne pouvait franchir ses lèvres. Il se sentit si lâche à cet instant, si impuissant. Affronter frontalement son père, il ne pouvait pas. Pourtant, une raclée aurait été préférable à ce qui l’attendait.

— Ne me fais pas attendre, viens !

Jayu portait encore son uniforme de collégien. Il enleva d’abord sa veste, puis sa chemise, puis le reste, tout le reste, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien sur son corps glabre. Malgré la température élevée qui régnait dans la pièce, il frissonna. L’humidité trempa ses plantes de pieds, alors que ces derniers se posaient sur la céramique blanche.

Ne pas regarder le corps de son père. Lui tourner le dos et sentir une main se poser sur son épaule. Jayu n’eut pas de mouvement de recul, pas de mouvement défensif. Il laissa l’homme l’entrainer sous le jet de la douche, à ses côtés. L’eau chaude coula sur lui, sur ses cheveux, sur son torse. À son contact, ses muscles se détendirent un peu. Ce n’était qu’un réflexe purement physique, comme tout ce qui allait suivre.

Lorsqu’il était sous la douche avec son père, Jayu ne disait jamais rien. Il restait toujours muet et n’opposait aucune résistance. Un pantin muet, vide de toute forme de combativité. Nu, en face de son père, il n’avait plus rien du tout d’humain, tel un objet.

L’eau cessa de surgir. Jayu, trempé, toujours de dos par rapport à son père, sentit le contact du gant imbibé de gel douche déjà moussant se posa dans son dos. Il se fit frictionner, longuement, des reins jusqu’aux épaules. Son père passa ensuite dans sa nuque, puis alla frotter les fesses, n’hésitant pas à insister entre les deux masses charnues, puis les jambes, l’arrière des genoux, les mollets.

Ensuite, Jayu fut retourné pour faire face à son père. Il garda les yeux à hauteur car, s’il levait la tête, il risquait de croiser le regard insoutenable de son père et, s’il baissait les yeux, il verrait l’érection d’un sexe adulte. La vision qui lui causait le moins de tort était encore celle de ce torse. Quelques rares poils y saillaient, les tétons contrastaient par leur noirceur et pointaient durement d’excitation au centre des pectoraux.

Le gant frotta le garçon sur le haut du corps. La zone était sensible. Jayu réagissait toujours lorsqu’on le malaxait autour du ventre et sur les flancs. Ses tortillements excitèrent son père, alors il prit son temps à ces endroits stratégiques, sur les côtes, sur les tétons, sur le ventre.

Ce jour-là, le corps de Jayu réagit avec une facilité déconcertante. Il faut dire que son père avait repéré les zones sur lesquelles appuyer, les zones à travailler, pour que le sexe se redresse. Là encore, un instinct mécanique mais inévitable, qui provoquait à l’intérieur du garçon des vagues de chaleur, des fourmillements de plaisirs terribles, des douleurs indicibles. Pendant ce temps, ses lèvres restaient closes et ses bras immobiles. Il ferma les yeux et serra les dents quand le gant descendit contre son pénis. Même en érection, l’organe immature n’avait rien en commun avec son homologue adulte. La paume râpeuse du gant de toilette se referma et commença tout doucement à descendre et remonter.

Les muscles de Jayu se contractèrent tous, vigoureusement, son visage grimaça. Il garda les yeux résolument fermés. Le père s’était approché, venant serrer son propre corps contre celui de son fils. Il continua de le masturber, jusqu’à ce que l’enfant exulte. Les lèvres de Jayu laissèrent s’échapper un grognement trop bruyant à son goût. Il savait que les voisins les plus proches avaient pu l’entendre, dont sa mère. Il constata que sa propre érection avait cessé. Dans le gant, son sexe palpitait encore, envoyant des vagues pulsatiles de ce malaise orgasmique. La respiration du garçon était devenue erratique, essoufflée par l’orgasme imposé, secouée d’incontrôlables sanglots. Son cœur se calma lentement.

Le plus souvent, quand Jayu rouvrait les yeux, il constatait que son père avait lui aussi débandé. Il rallumait alors la douche pour essuyer la semence gluante et gélatineuse qu’il avait sécrétée, sur son propre corps, ou sur celui de son fils. Malheureusement, pas cette fois-là. Quand les yeux de l’adolescent se rouvrirent, il constata que ce n’était pas terminé pour tous les deux.

Les fois où son père en demandait plus étaient rares, voire exceptionnelles. De loin, c’était la plus affreuse chose qu’on pouvait lui faire. Jayu ne parvint toujours pas à dire « non » quand la poigne de l’homme lui intima une nouvelle position. Il se retrouva à quatre pattes, dans cet espace trop exigu qu’était la cabine de douche. Sa gorge nouée, il ne pouvait prononcer le moindre mot, mais il gémit de peur quand son père ajouta du savon sur son derrière et frotta. Il gémit encore lorsqu’il introduit l’un de ses doigts. La terreur l’empoigna, malgré le savon, il savait comme ça pouvait être douloureux. Les réflexes de son corps, cette fois, s’opposèrent. Ses sphincters se serrèrent, durement. Jayu trembla, geignit, mais son père le força tout de même. Derrière lui, à genoux, tenant le garçon par les hanches, caressant ses fesses, qui étaient sans forme, sans musculature.

Le rapport ne dura pas longtemps, son père s’enfonça à peine une ou deux fois en lui avant de se retirer. L’homme poussa un grondement rauque et la semence atterrit sur son bassin, puis il reprit son souffle progressivement. Le plus jeune ne bougeait plus et restait à quatre pattes, attendant que l’autre se redresse.

— Tu peux te rincer, maintenant.

La voix était froide, presqu’en colère. Jayu se rinça. Il resta longtemps sous la douche à frotter son corps. Pourquoi avait-il encore si mal. C’était terminé, non ? Pourquoi la douleur ne disparaissait pas aussitôt l’acte terminé ? Il fallait qu’il soit un peu patient. Après tout, elle s’était toujours dissipée au bout d’un moment. Parfois, il la sentait encore un peu le lendemain, mais ça ne durait pas davantage.

Jayu alla se coucher seul dans son coin devant la porte d’entrée. Son corps douloureux s’enroula dans la couverture comme un maki. Petit à petit, le petit garçon ne frissonnait plus. Ses paupières tirèrent des rideaux pour tenter de faire disparaître un monde qu’il n’aimait plus. Il plongea son âme dans le noir. Il y chercha le sommeil. Dans l’obscurité, il chercha l’oubli permis par le sommeil.

Ce dernier ne venait pas.

Il se mit à pleurer, longuement, sans émettre de son audible. De nouveau des envies assaillirent son cœur, pleurer, frapper, mourir, courir… faire tout péter.

Finalement, quand il en eut assez, ses doigts essuyèrent ses larmes. Puis, la couverture autour de lui se déroula et l’adolescent sortit de sa couchette. Ses pieds caressèrent le sol de ce conteneur, froid. Maudit soit ce lieu et son secret.

Jayu se montra plus discret que jamais. Ses parents étaient parfaitement inertes. Le mari collé à sa femme. Leurs peaux se touchaient, mais s’ignoraient. Leurs songes semblaient sans tourments. Il était possible de voir la poitrine de sa mère se lever puis s’abaisser, à un rythme lent et régulier. C’était au cœur de cette poitrine que le mensonge restait bien gardé. Le repos de cette femme était savoureux. Le sommeil l’avait trouvé, elle. Il lui avait accordé sa gratitude, l’apaisement de l’oubli. Elle avait fermé les yeux comme elle avait clos les lèvres, comme elle avait su capitonner son cœur.

Ils étaient parfaitement endormis. Tant mieux, les rêves profonds seraient les complices de Jayu, ils camoufleraient la réalité. Le garçon allait profiter du sommeil des grands. Les gros boutons de la gazinière tournèrent sous ses doigts. Le gaz sortit de sa boite de métal. Il commença par prendre son élan avant de valser avec l’air de la pièce, puis de grossir, occuper de plus en plus d’espace. Il gonfla. Il ruissela sur les carreaux des plans de travail, sur les rideaux et les coussins. Il rampa sur le sol. Il se répandit dans les coins. Il s’allongea dans les futons et enveloppa les parents endormis.

Jayu apporta les deux autres bidons, les déposa à côté de la cuisinière et les ouvrit à leur tour. Puis, il attendit que le gaz supplémentaire s’ajoute à celui déjà épandu. Il crut voir l’invisible drame, entendre dans le silence les ricanements du gaz explosif qui se délectait de sa liberté. Le collégien huma l’air vicié, bien qu’il ne sentît rien. Il n’avait pas de moyen de savoir si ce qu’il faisait été réel, d’ailleurs, il n’en était pas sûr. Il avait l’impression de vivre un rêve trop réaliste.

Le cadeau qu’on lui avait fait dans l’après-midi sortit alors de son sac d’écolier : le pétard à longue mèche. La ficelle déroulée. Elle passa sous la porte de l’appartement. Jayu sortit dehors, dans cette cour intérieure où tout le monde aurait pu le voir, mais qui était parfaitement déserte. L’obscurité de la nuit le couvrait comme une complice. Il recula, toujours plus, en déroulant la longue mèche de son pétard. Elle était réellement interminable, dix mètres peut-être. Il s’éloigna jusqu’à atteindre les marches d’un escalier.

Tout ce qu’il vivait lui semblait bien étrange, empreint d’un fort sentiment de déjà-vu, comme s’il avait déjà fait tout ça par le passé, comme s’il l’avait prémédité des mois et des mois à l’avance, préparé dans les moindres détails.

Pourtant, rien n’était prévu à l’avance. Jayu était toujours en tenue de nuit. Il n’avait rien emporté avec lui hors de l’appartement. Pas de bagages, pas de manteau, pas de nourriture. La seule chose qu’il avait pensé à emporter avec lui, c’était la boite d’allumettes.

Aux doigts du gamin, l’une des baguettes inflammables chanta. La flamme se refléta une nouvelle fois dans ses yeux. Une lueur vint y prendre vie, danser, promettre. Il y a un avenir pour cette petite flamme et quel avenir ! Meurtrier ! Le feu grignota la mèche. Dans l’obscurité, il progressait à vive allure en rampant sur le sol. Jayu observait. L’étincelle courut vers le conteneur, disparue sous la porte.

Il ne se boucha pas les oreilles. Il ne ferma pas les yeux.

Le gaz qui s’était accumulé dans le conteneur prit feu instantanément.

Le souffle de l’explosion balaya le silence. Le bruit ardent passa au-delà des portes et des murs. Jayu frissonna d’un sentiment étrange d’exaltation.

Le bruit de la déflagration fut gigantesque, il avait dû traverser les frontières, s'entendre au-delà de la Corée, au-delà des continents. Le bruit transperça les montagnes, survola les océans, brisa la nuit. Le cataclysme monta au-dessus des nuages. Il surprit le vide de l’espace, les étoiles songeuses. Le chaos prévint l’Univers tout entier. Le conteneur avait explosé emportant dans sa disparition son terrible secret.

Le feu avait embrasé les parents de Jayu, leurs os se volatilisèrent, leurs chairs devinrent des cendres. Il n’en restait plus rien.

Le jeune garçon pouvait partir.

Le 28 septembre 2012, Jayu perdit son nom de famille. On annonça bientôt sa mort, dans son école et dans les journaux. Alors qu’il démarrait en réalité, une nouvelle vie, à partir de rien, seulement vêtu d’un pyjama, une boite d’allumettes à la main et les pieds nus, comme la petite vendeuse du conte d’Andersen.

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