35. D'un automne à l'autre (partie 2)
Par la suite, Jayu oublia le nombre d’emplois que sa colocataire décrocha, puis perdit dans la foulée ; en général, avant même la fin de la période d’essai.
Elle fut serveuse, mais renversa un café brulant sur le premier client qui osa lui demander si elle était libre après le service.
Elle fit du rayonnage dans une supérette, mais, trois jours après son embauche, le propriétaire la surprit en train de voler des élastiques pour cheveux. Il lui fit vider son sac à dos, elle y avait caché pour 60 000 wons[1] de marchandises.
Elle distribua des prospectus, mais lors de sa première tournée, il y eut des pluies torrentielles. Rapidement lassée par le mauvais temps, elle jeta le tas de paperasse dans un caniveau. Malheureusement, une partie des feuilles flottèrent sur une distance de deux rues. Là où, justement, son employeur sortait de son immeuble. Il vit l’annonce, la reconnue et remonta aisément la piste laissée par tous les prospectus semés, à la manière des galets blancs du petit poucet. Il avait trouvé la fautive, tranquillement en train de fumer, sous un abribus.
Elle fut stagiaire en coiffure, étonnamment le job lui plut, ainsi ne fut-elle pas en retard, mais lorsqu’une ajumma expliqua être pour une loi visant à interdire le port de la mini-jupe, parce que les jeunes filles d’aujourd’hui étaient toutes habillées comme des « bitchs », les ciseaux de Hyuna glissèrent et emportèrent un morceau de son oreille.
Après chaque licenciement, Hyuna imprimait un nouveau CV. Jayu lui trouvant des parcours de plus en plus extravagants : « Sexeuse de poussin en Thaïlande », « castreuse de maïs en Arizona », « agrégée de philosophie à Athènes », « activiste pour la mémoire des femmes de réconforts », « lobbyiste chez LG », « doctorante en éthologie, dont la thèse portait sur les parades amoureuses des éléphants de mer au Groenland », etc.
Bien qu’il en ait suffisamment, Jayu n’utilisait plus son imagination pour choisir une qualité, il mettait généralement celle qui lui avait manquée pour conserver son précédent emploi : ponctuelle, honnête, travailleuse, tempérée, douce ou tolérante.
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Au mois de février, les cauchemars n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Impossible de dire s’ils avaient cessé d’eux-mêmes, ou s’ils avaient été éloignés par son ange gardienne. Il n’avait jamais été aussi heureux, même s’il devait supporter les sautes d’humeur de sa colocataire : folle de joie un jour, dansant sur de la musique sale, ignorant les plaintes de tous avec une énergie qui paraissait inépuisable ; puis, abattue un matin, couchée tout le jour, toute la nuit, refusant même après des menaces - car Jayu la menaçait - de se rendre au travail ou à un entretien. Entre ces deux femmes qui semblaient se partager l’enveloppe de la jolie brune, Jayu n’aurait su dire laquelle était la plus insupportable. Pourtant, aussi difficile à vivre qu’elle soit, pour rien au monde il n’aurait voulu la changer.
Jayu avait bien conscience que ce n’était pas normal d’être si lunatique. Après avoir vu un reportage sur les troubles bipolaires à la télévision, il avait longtemps été convaincu qu’elle en était atteinte. Ce ne fut que lors de l’un de ces changements brutaux de personnalité, dont Hyuna avait le secret, que Jayu comprit son erreur. En effet, sa noona passa soudainement de l’agonie à l’hyperactivité, en quelques heures. Pour la première fois, Jayu fit le lien entre ce changement d’humeur et sa propre paie, que la jeune femme allait chercher tous les mois, chez Mme Omoni.
Mais pourquoi ? Hyuna aimait-elle l’argent au point qu’il la fasse sortir de ces phases dépressives ? Jayu en doutait.
En l’absence de plus d’éléments, le mystère resta entier. Jusqu’à ce jour du mois de février, l’un des plus froid de l’année. La neige tombait sans discontinuer depuis une semaine.
Cet après-midi-là, Jayu se rendit, comme toujours, au Taejogung hôtel. Sur le perron, il secoua distraitement son bonnet, pour en détacher les flocons de neige qui le saupoudraient, lorsque brusquement il reçut sur la joue une attaque minuscule, mais désagréable, comme si quelqu’un venait de lui donner une pichenette. Il leva les yeux et vit Daewon courir dans sa direction. Surpris, il rentra ses épaules et se recroquevilla, dans une position de protection, comme si des coups risquaient de s’abattre sur lui.
— Désolé. Excuse-moi, dit Daewon. Les vêtements que je porte sont bien trop serrés, alors, parfois, un bouton saute.
L’immense agent de sécurité se pencha avec maladresse devant Jayu pour ramasser le coupable : un disque de nacre percé de trois trous. Le jeune prostitué massa sa joue en pardonnant.
— Ce n’est rien.
L’étudiant portait un gilet marron tendu à son paroxysme, une fente se retrouvait orpheline, au niveau de son nombril. Il partit dans un laïus enflammé à propos des incompétents du gouvernement, qui, selon lui, refusaient de voir que l’obésité touchait de plus en plus de personnes en Corée du Sud.
— C’est un problème à l’étranger, ça oui, mais pas chez nous ! Donc, puisqu’il n’y a pas d’obèses en Corée du Sud, pas besoin de vendre des vêtements grandes tailles dans les magasins. Mais, en réalité, à force de ne pas voir, on laisse le problème grossir, sans mauvais jeu de mots.
Jayu l’écoutait avec un intérêt sincère. De plus, il était bien trop content d’avoir un prétexte pour ne pas se presser vers la chambre 21. Il fallut pourtant s’y résoudre, Daewon termina son monologue en s’excusant de s’être emporté et reprit sa place, dans son fauteuil, avec un exemplaire en mains de « commerce durable et libéralisme : l’impossible réconciliation ».
Une fois dans la chambre 21, Jayu inspecta mécaniquement chacun des détails de la pièce. Le lit était fait, les serviettes fumaient et la peinture sur toile, encadrée sur le mur, représentait toujours des fleurs de cerisier dans le plus propre style traditionnel.
Une femme blonde à la carnation blanche entra dans sa chambre peu de temps après lui. Elle jeta son grand manteau de fausse fourrure sur son lit, dénuda ses épaules osseuses de grande anorexique, avant de venir lui coller ses lèvres, peintes en rose, sur la joue droite. Souvent, ce baiser de femme sur sa peau lui pinçait un peu les entrailles au niveau du bas-ventre. Un jour, il faudrait qu’il explique à sa collègue qu’il n’avait plus l’âge pour ces cajoleries, mais jusqu’à présent, il ne s’y était jamais résolu.
— Il fait trop chaud, dit-elle avec un accent slave, supplémenté d’un petit cheveu sur la langue. Moi, je suis trop sensible aux changements de chaud et de froid.
C’était vrai. Ses joues rosissaient dès qu’elle quittait le froid de la rue pour se réfugier dans les chambres surchauffées du Taejogung hôtel. Oxana était une prostituée ukrainienne, d’une quarantaine d’années, qui travaillait ici, tout comme lui. C’était surtout la collègue avec qui il passait le plus de temps. Elle venait lui rendre visite tous les soirs, avant les premiers rendez-vous et s’ils n’avaient pas trop de travail, l’un et l’autre, ils sortaient ensemble par une entrée de service derrière l’hôtel, pour fumer une cigarette dans les jardins, sous les étoiles.
Jayu s’était mis à fumer peu de temps après ses débuts au Taejogung hôtel. Personne n’était là pour le lui reprocher. Au contraire, ici tout le monde fumait. Il avait eu vaguement peur de la réaction de sa noona, mais lorsque Hyuna avait appris la nouvelle, elle lui avait offert son tout premier cadeau. Elle avait attendu la date de son anniversaire et lui avait tendu un paquet. Jayu s’était mordu les lèvres de plaisir en arrachant le papier. Il y avait découvert un briquet personnalisé à capuchon, tout en fer et gravé. Il y avait son nom en coréen : Jayu, et un petit oiseau qui avait l’air de chanter, le bec grand ouvert, posé sur une branche.
— Je ne voudrais pas que tu manques de feu, avait dit Hyuna avec un clin d’œil. Fini les allumettes. Quand tu verras une femme sortir une cigarette, il faudra que tu sortes ce briquet avec dextérité et tu devras utiliser la main droite pour enclencher le mécanisme et la main gauche pour couper le vent. Comme ça.
Hyuna avait fait la démonstration du geste.
Lorsqu’Oxana venait dans sa chambre, comme ce soir-là, il avait souvent l’occasion de sortir son beau briquet.
Même s’il voyait presque tous les jours cette femme, Jayu ne savait pas grand-chose de son passé. Ils n’étaient, à ce propos, pas plus bavards l’un que l’autre. Mais en mettant bout à bout les rares confidences de sa collègue, il avait pourtant fini par comprendre que, tous les mois, la grande blonde envoyait de l’argent en Ukraine. Sa famille croyait qu’Oxana était maitresse de conférences dans une université à Séoul. L’Ukrainienne était venue en Corée du Sud pour étudier les sciences naturelles, et pour fuir loin de son oncle… Elle avait travaillé très dur pendant une année, mais n’avait jamais réussi le concours d’entrée à l’université. Après cet échec, elle n’avait jamais eu le courage de rentrer et d’avouer la vérité à ses parents. Grâce à la distance et à l’argent de la prostitution, elle avait réussi à monter cet énorme mensonge qui tenait depuis maintenant quinze ans.
Oxana parlait donc peu de son passé, essentiellement parce qu’il y avait peu à dire et que ce peu était déjà trop lourd à porter. Ils discutaient donc avant tout de ce qui se passait au Taejogung hôtel, échangeant sur les clients autant que sur les membres du personnel. Avec elle, si Jayu rencontrait un souci quelconque, il se sentait parfaitement libre d’en parler. Bien que Hyuna resta la personne la plus chère à son cœur, il ne pouvait pas, ou ne voulait pas, évoquer ce qui se passait au Taejogung hôtel avec elle. Avec Oxana, il n’avait pas ce genre de réserves.
— Comment va le plus beau ce soir ? demanda la prostituée ukrainienne, en ébouriffant ses cheveux et en tirant sa première taffe.
— Je suis fatigué, avoua-t-il. Hyuna passe son temps à danser en ce moment. J’ai essayé de la supplier de me laisser dormir, hier, mais elle n’écoute rien. Jamais rien…
— Cette femme te mérite pas.
— C’est moi qui ne la mérite pas, répondit-il du tac-au-tac.
Déjà, il se sentit sur la défensive. Par le passé, Oxana avait déjà eu des propos critiques à propos de Hyuna, ce qu’il ne supportait pas.
— Que fait-elle pour toi ? Toi, tu travailles, tu t’occupes de la maison, tu fais à manger, et elle ? Tout ce qu’elle a à faire, c’est venir chercher ton argent et en prendre plein pour elle. Elle abuse de toi et maintenant, elle t’empêche de dormir. C’est une femme mauvaise…
— Ne dis pas de mal de Hyuna. Elle ne me force à rien.
— Elle n’a pas besoin de te forcer, tu sauterais du haut d’une falaise si elle te le demandait.
La formule était destinée à le faire réagir. Un peu par provocation, il déclara :
— Oui, sans hésiter.
— Elle ne mériterait pas ça, pas que tu meurs pour elle.
— Ce n’est pas ça. C’est de la confiance, simplement de la confiance.
— Tu te trompes.
Il s’agita, croisant les jambes d’agacement.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ce n’est pas de la confiance, c’est de l’amour. Un amour trop aveugle, je crois.
L’Ukrainienne se leva, écrasa sa cigarette et alla chercher son manteau. Jayu décroisa les jambes, les recroisa, s’irrita.
— Alors tu vas me dire ça et partir. Aveugle… aveugle de quoi ? Si tu veux me dire quelque chose, dis-le !
Oxana, qui était déjà arrivée devant la porte, se retourna d’une façon très théâtrale qui, en d’autres occasions, auraient sans doute fait sourire Jayu. Elle regarda ensuite le garçon dans les yeux, avec ce qu’il identifia comme étant de la pitié.
— J’étais dans un bordel avant, pas comme ici, plus mauvais, moins bien fréquenté.
— Je sais ça, coupa Jayu en se souvenant de cette histoire, quel rapport ?
— Kyena était une amie à moi. Elle avait un petit ami. Elle était très amoureuse. Alors, quand il faisait de mauvaises choses, elle fermait les yeux. Elle devenait aveugle. Lui, était mauvais garçon, il se droguait avec l’argent de Kyena. Elle acceptait parce qu’elle disait que, quand il était pas drogué, petit ami frappait Kyena. Si lui drogué, lui rire, danser… danser. Et Kyena aimait qu’il danse.
— Hyuna ne me ferait jamais de mal, s’indigna Jayu.
— Je ne parle de ça ! Je parle du petit ami qui est gentil quand il est drogué et qui est méchant quand il veut la drogue. Je crois que c’est ça que tu ne vois pas. Tu es aveugle, comme Kyena, pire que Kyena.
Jayu resta sans voix alors qu’Oxana quittait sa chambre. Il avait fallu qu’on le lui dise pour qu’il admette que l’attitude étrange de Hyuna collait avec les symptômes de la toxicomanie. La suite de la nuit fut difficile, la tête ailleurs, il se montra maladroit et peu investi. Ses réguliers le lui firent remarquer, un soupçon d’insatisfaction dans la voix, quant au nouveau client qu’il avait accueilli, son intuition lui dit qu’il ne reviendrait pas.
De retour, enfin, à l’appartement, il profita de l’absence de sa noona pour fouiller l’appartement. La facilité avec laquelle il trouva la boite de cocaïne démontra que Hyuna ne craignait pas cette découverte. Une bien mauvaise idée lui venait à l’esprit : cacher la boite. Il savait qu’il encaisserait la fureur de sa colocataire sans faillir. Est-ce qu’elle frapperait ? Peut-être. Il ne cèderait pas pour des coups, il savait encaisser, en revanche, il ne pourrait pas résister à la première larme de supplication, au premier chantage affectif. Un mot d’elle et il ferait tout ce qu’elle exigerait de lui, y compris lui fournir sa dope.
« Du haut d’une falaise », avait dit Oxana, « du haut d’une falaise ».
Jayu remit la boite de poudre dans sa cachette, c’est-à-dire à côté du Canik Shark, dans la table de nuit de la jeune femme. Par la suite, il n’évoqua jamais le sujet avec sa noona.
[1] Environ 45 euros
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