45. Les débuts du Jusawi (partie1)
Le jour de son intégration au clan, au cours de l’année 2001, Lee Baehyun révéla à Jongchul les origines du Jusawi. Le gangster en devenir n’avait pas encore dix-huit ans, mais il savait déjà qu’avec un homme tel que Baehyun, il aurait droit à un récit enjolivé. Au fond, nul ne savait jamais où s’arrêtait le vrai et où commençait le mythe.
Les gangsters se trouvaient dans un bar panoramique, au dernier étage de la plus imposante des tours d’acier de la côte. Le président du Jusawi lui-même et une dizaine d’invités étaient assis dans un espace aménagé à la façon d’un petit salon. Le mobilier s’inspirait du confort des pubs londoniens : moquette rase et lampe à abat-jours. Baehyun, homme dans la force de l’âge, occupait à lui tout seul l’un des longs canapés de cuir marron. Il y était avachi, enfoncé profondément dans la matière moelleuse, les jambes largement écartées et les bras accoudés à hauteur d’épaule sur le dossier. Ses sbires restaient pour la plupart debout. Jang Jongchul était installé sur un rockingchair, au plus proche du grand patron. À cet endroit, ils avaient une vue inégalable sur la baie de Nam, ainsi que sur la mer de l’Est.
Un serveur leur apporta un plateau lustré. Disposée sur la surface miroitante, une bouteille de Golden Blue se reflétait, entourée de verres à Whisky impeccablement translucides. Le barman prit à deux mains la bouteille bleue, belle comme aurait pu l’être le flacon d’un grand parfum, et le liquide d’ambre vint remplir les verres des convives. D’un geste du doigt, le président du clan Jusawi désigna l’un de ses hommes. Aussitôt, ce dernier attrapa le verre de son patron et plongea ses lèvres à la surface du liquide, en aspirant une petite gorgée, avant de l’essuyer avec un linge propre et de le reposer sur son plateau.
— Quand je pense qu’une partie de la planète se borne à appeler cette mer « la mer du Japon », ça me dégoute, râla Baehyun. Comme si cette étendue d’eau, là, appartenait aux Nippons. Sur une partie de la baie, la plage m’appartient, donc je possède une partie de la mer aussi.
Tout en parlant, Baehyun observa son verre de Golden Blue. Jongchul devina que son patron aurait aimé boire immédiatement. La soif le chatouillait déjà depuis un moment, mais tant que de longues minutes ne se serraient pas écoulées, il ne toucherait pas à cet alcool. Il fallait qu’il attende, le temps que leur ami confirme qu’il ne sentait aucun effet indésirable.
— Mon ami Jongchul, toi, tu dois savoir pourquoi j’ai choisi d’investir ma fortune dans un casino, ici ? J’étais à Gangseo, mais j’ai quitté Gangseo et j’ai bâti le casino, ici, à Nam-Gu. Tu sais pourquoi Nam-Gu ?
— En réalité, je l’ignore, M. Lee.
Le sourire asymétrique de Baehyun s’élargit.
— Tu sais tout de même comment je suis devenu riche ?
— Oui, M. Lee. Vous avez gagné à la loterie nationale.
— C’est bien, dit-il, en tapant le dos de son nouvel élément, tu as bien retenu.
— C’était la moindre des choses, M. Lee.
— Je disais quoi moi déjà ? Ah ! Oui. Après que j’ai gagné au loto, j’ai déménagé ici à cause de quelque chose. On va faire un jeu. Tu vas essayer de deviner. C’est facile, il faut simplement ouvrir les yeux. Que vois-tu, là, devant nous ?
Jongchul écarquilla les yeux. Il ne souhaitait pas insulter le patron de son clan avec un geste ou une parole inappropriée. Lee Baehyun le fixait impatiemment.
— Je vois la baie de Nam, décrit-il. Sur ma droite, je vois la presqu’île de Seo, avec le grand pont aux chats qui en permet l’accès. Sur ma gauche, je vois l’immense immeuble que vous êtes en train de faire construire… M. Lee ?
Il y avait, en effet, ce grand bâtiment en construction. Il poussait droit vers la lumière du jour. Le squelette encore nu d’armatures d’acier attendait la chair que formeraient les grandes baies vitrées. Il se trouvait sur la plage même. Baehyun n’avait pas l’âme d’un protecteur du littoral. Son immeuble viendrait chatouiller le ciel et la mer en même temps. Il symboliserait la puissance de l’homme, en devenant le plus grand building de Nasukju.
— Non ! Non ! brailla le millionnaire. C’est vrai ! On voit ça. Mais la première chose qu’on voit, ouvre tes yeux ! Qu’est-ce que tu vois ? Pas des tours, pas des ponts. Avant tout ça ! Quelque chose de beau, de magnifique. Quelque chose que mes millions ne pourront jamais construire. Quelque chose que Séoul ne pourra jamais avoir.
Le ciel bleu fit un clin d’œil à Jongchul. Un clin d’œil suivit d’une indication : l’horizon, et il comprit.
— La mer !
— Putain, oui ! La mer !
Baehyun se redressa et regarda le jeune homme dans les yeux.
— Maintenant que tu as rejoint notre famille, je dois te raconter le commencement. C’est un récit que je raconte à tous les nouveaux, pas au chauffeur de taxi, bien sûr, mais à ceux qui seront susceptibles, un jour, de tuer pour moi. Tu dois comprendre, Jang Jongchul, que le Jusawi n’a pas de racines très anciennes. Je suis le fondateur du clan et donc le tout premier président. Je peux pas t’impressionner en te forçant à apprendre le nom de mes ancêtres ou en évoquant avec toi des guerres de succession. Je ne le peux pas, car le Jusawi n’a que vingt ans. Mais je vais tout de même t’expliquer comment tout a commencé.
Avant de débuter son histoire, le conteur se détacha du dossier et dégagea ses mains, qu’il trouvait aussi importantes que la langue quand il s’agissait d’être éloquent :
— Après avoir remporté le gros lot, j’ai eu un petit problème. Même, un gros. Une putain de grosse tuile ! J’avais gagné, mais je n’avais pas le droit de récupérer l’oseille. J’étais pas majeur. N’ayant pas de famille, j’ai demandé de l’aide à la personne en qui j’avais le plus confiance au monde. Un gars que je respectais au point de mettre ma vie entre ses mains, si j’avais dû. C’était le chef de mon gang. Enfin, si on peut parler d’un gang. On était plutôt une bande de jeunes qui volait et foutait la merde. En tout cas, on avait un chef. Il était pas tellement plus vieux que moi. On n’était tous des gamins sans domicile fixe, presque tous orphelins de guerre et qui squattaient autour des bidonvilles de Gangseo-Gu. On était drôles à voir : on n’avait pas de quoi prendre une douche, mais on roulait en Mercedes. Le chef de mon gang, il représentait le sommet de la classe à mes yeux. Il s’appelait Himsuk, mais on l’appelait Lennon. Allez savoir pourquoi ! On trouvait ça cool, même si on n’aimait même pas les Beatles. Et Lennon n’avait rien à voir avec John Lennon. Il avait les cheveux courts, pas de lunettes, et la paix, le mouvement hippie, tout ça… Franchement, ses plus grandes passions, c’étaient les nanas et les poings américains, vous voyez le genre ! Bon ! Puisque Lennon était ce que j’avais à l’époque qui ressemblait le plus à un grand frère, je lui ai filé mon ticket. Je lui ai dit : « on partagera ! ». Il m’a dit : « ok ! ». Et devine quoi ?
Et comme Jongchul ne réagit pas, croyant que la réplique était rhétorique, Baehyun insista :
— Allez, devine !
— Euh… il n’a pas partagé.
Baehyun fit de grands gestes pour illustrer l’évidence.
— Eh non ! Il n’a pas partagé. J’ai arrêté de faire confiance trop facilement à partir de ce jour-là. J’ai failli m’énerver directement contre Lennon, mais je me suis souvenu qu’il était le chef de la bande. S’il me trouvait embêtant, un mot de sa part et, au mieux, j’étais exclu, au pire, battu et laissé pour mort dans un caniveau du centre-ville… c’était déjà arrivé à plusieurs d’entre nous. À cette époque-là, la vie était autrement plus violente. C’était la loi du plus fort et les rapports entre nous étaient souvent tendus. Alors, j’ai fait comme si ça m’faisait rien. Lennon a craqué un peu du fric dans une voiture de luxe et il a pris des bijoux pour sa copine. Là, j’ai su que j’avais encore une chance de récupérer mon fric. Lennon avait un point faible : il y avait cette fille, Naïnaï. Elle non plus, je ne crois pas que c’était son vrai nom. On l’appelait sûrement comme ça parce que ça lui allait bien. Un nom mignon, comme elle. C’était un petit bout de femme, tendre comme tout. Elle avait des joues bien rondes et roses, de très longs cheveux, des lèvres comme des cerises et des seins comme des pamplemousses. Une vraie salade de fruits !
Plusieurs hommes rirent dans le petit salon.
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