56. L'interrogatoire (partie 1)

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TW : Scène de violence explicite. Partie 1 et 2 de ce chapitre.


— Hyuna ! Il se réveille ! Hyuna ! Tu devrais venir.

Un filet de bave s’étirait de la commissure de ses lèvres jusqu’à la flaque de vomi sur le sol. Elle s’essuya la bouche à l’aide du dos de sa main. Quand elle se releva, sa tête tourna et elle dut s’accrocher à la penderie. Elle avait la chair de poule et ses yeux peinaient à voir. Son corps lui paraissait être un poids mort, qu’elle traina tant bien que mal jusqu’au salon.

— Hyuna. Tu comptes faire quoi avec lui ? Mais qu’est-ce que t’as ?

Sur la table, maintenu par du scotch large et opaque, les quatre membres écartés, le sexe à l’air, Jang Jongchul venait d’ouvrir les yeux. Hyuna arriva à temps pour le voir émerger de son inconscience.

Depuis son épaule, son sang avait rampé jusqu’au bord de la table, chuté et coulé sur le plancher. Il n’allait pas tarder à souiller la perruque de belle brune, que Jayu avait retirée à la première occasion.

— Qu’est-ce que tu vas faire, Hyuna ?

Elle observa le corps nu et entravé de Jongchul. Elle ne l’avait jamais aimé, ce bel hypocrite qui jouait les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, alors qu’il tuerait sans ciller l’une comme l’autre. Elle pouvait encore sentir le goût de sa salive, aux relents de tabac froid. Ce dernier restait coincé depuis des jours, comme du tartre plaqué sur ses dents. Elle avait le dégoût de lui dans le corps.

— Dis ! Tu penses pas qu’on devrait plutôt partir ? On prend le large. On quitte Nasukju. On oublie les gangsters, le Jusawi, Luka et le Pian Kkoch ; on partirait, rien que tous les deux. Dis ! Hyuna, ça serait bien. J’aimerais qu’on arrête tout ça. Je voudrais qu’on se casse. J’aimerais qu’on se laisse une deuxième chance.

Jongchul remua sur sa table. Il grogna. Une plainte serrée. Ses orteils s’écarquillèrent. Puis, il fixa la jeune brune. Elle avait l’impression que l’homme était un faux, un cadavre déjà mort. Il remuait, mais les poissons auxquels on coupe la tête remuent aussi. Ils sont déjà morts à l’intérieur, pourtant leurs nageoires tressaillent et leurs bouches halètent. Pour Jongchul, ça avait l’air d’être la même chose, un cadavre qui n’était plus bon qu’à servir de festin aux corbeaux et aux chats errants.

Les doigts de Hyuna s’avancèrent, avec leurs ongles courts, à force d’être rongés. Avec son index, elle parcourut l’épaule saignante, trouva l’endroit où la balle avait troué son corps, et pénétra dans cette cavité, profonde. C’était étonnant, la première phalange entra facilement. C’était chaud, mouillé, mais ça avait tout de même l’air irréel. Cela pouvait encore être une poupée en silicone, passée au four micro-onde. Pas un être humain. Ce devait être du plastique chaud. Même le cri de Jongchul pouvait être un signal préenregistré, au sein d’une machine élaborée.

— Hyuna ! Je ne sais pas pourquoi tu fais ça ! Tu sais qu’il ne peut pas parler là ?

Sa bouche était scotchée, en effet.

— Est-ce que t’es en train de le faire souffrir pour le plaisir ? C’est pour des infos ? Il t’a fait des choses ? Putain, Hyuna, parle-moi !

Jayu alla face à un mur, la tête tournée vers l’un des tableaux qui décore l’appartement. Il avait mis le poing dans la bouche.

Hyuna continua de faire glisser son doigt dans la déchirure. Une deuxième phalange s’enfonça en Jongchul. Cette poupée, ce corps mort à l’intérieur, se débattait et frissonnait. Pourquoi avait-elle tant l’impression qu’il n’était pas réel ?

— Putain ! Hyuna ! On devrait pas être là. On devrait pas rester là.

Le sang gicla alors qu’elle introduisait un deuxième doigt dans la blessure. Les bordures de la déchirure s’écartèrent et se tendirent. Elle pouvait enfoncer ses deux doigts en entier, à présent. Les plaintes de Jongchul s’amplifièrent.

Les poissons morts ne crient pas, eux, quand on les sort de l’eau.

Hyuna se pencha en avant, mit son nez sur l’épaule de l’homme et renifla. Cela puait. La sueur sentait mauvais quand on avait peur, sans doute à cause d’une production de phéromones, comme les animaux ; une mauvaise odeur que le corps exhale pour prévenir les autres individus de l’espèce que le danger est là, tout près.

Hyuna retira ses doigts soudainement, ce qui arracha un nouveau cri de la part de sa victime. Elle regarda ses ongles. Rouge sang. Pourquoi tant de femmes mettent-elles du vernis rouge ? À quoi pensent-elles, sincèrement ?

Hyuna essuya ses mains sur l’abdomen de Jongchul. Jayu ne cessait de s’éloigner et de revenir. Là, il était tout près d’elle.

— T’écoutes ce que je te dis, Hyuna ? Tu m’écoutes ? Tu n’es pas obligée de lui faire du mal. J’ai compris quelque chose… à l’instant. Je suis trop jeune pour mourir. Toi aussi. Tu n’as que vingt-quatre ans, Hyuna ! On n’est pas obligés de faire ça.

Hyuna articula :

— Je suis pas obligée. C’est un connard. J’suis sûre qu’il a violé des femmes. Sûre…

Dire ces quelques mots lui avait paru être un exploit. Sa gorge était sèche et puante, sa langue malhabile, gonflée. Sa voix, qui s’était voulue rassurante, râpeuse et désagréable.

Jayu frappa son poing contre le mur, poursuivit en criant :

— Bien sûr ! Ce mec est un con… mais il y en plein, des cons ! Tu vas pas tous les attacher sur des tables et les torturer ? Non ? Si ?

— Tu l’as, ton briquet ? Le beau briquet que je t’ai offert ? Tu me le donnerais.

— Pourquoi ?

— Donne !

Jayu l’avait toujours sur lui, même habillée en fille. En effet, la main de Jayu plongea dans son propre décolleté et ressortit avec le briquet. Il donna l’objet à Hyuna. Il continuait de parler, fort. Sa voix lui faisait mal à la tête.

— Mais t’écoutes ce que je te dis ? Je veux partir.

Ce briquet, Hyuna l’avait trouvé dans une boutique du centre-ville. Il n’était pas donné, ça non. Elle l’avait choisi à cause de l’oiseau. La vendeuse lui avait dit : « excellent choix ! ». Est-ce quelque chose qu’elle répétait à chaque client ? Ou était-ce sincère ?

Elle le fit tourner entre ses doigts, puis la pierre du briquet craqua sous son pouce. L’odeur du gaz, la flamme qui danse. Cela lui faisait mal aux yeux lorsqu’elle la regardait directement.

— Tout à l’heure, j’étais trop drogué pour réaliser ce qui était en train de se passer. Mais, maintenant, c’est clair ! J’ai failli y rester. À une époque, ça m’était égal de mourir… Mais, maintenant, je ne veux plus mourir. T’entends, Hyuna ? J’ai envie de vivre.

Ses yeux n’étaient vraiment pas comme d’habitude. Plus elle regardait cette flamme, plus elle avait l’impression qu’on appuyait au fond de son œil, que le nerf optique tirait sur ses globes, pour les faire rentrer dans sa tête. Elle avait du mal à voir ce qui se passait.

— J’ai bien réfléchi et ce serait mieux de partir maintenant. Ce serait mieux que t’arrêtes de chercher Baehyun et, moi, ça serait mieux si j’arrêtais de faire la pute.

Elle descendit le briquet, l’homme lié sur sa table de cuisine suivait en tressautant chaque mouvement de cette flamme. Il regardait successivement le feu et Hyuna, ses yeux essayaient d’exprimer quelque chose. Quoi ? Difficile à dire.

Hyuna glissa la flamme sous le lobe de l’oreille de Jongchul. Il ne prit pas feu comme l’aurait fait du plastique. Pas du tout. Il devint d’abord incandescent, la lumière se voyait à travers le cartilage. Les yeux de Hyuna lui faisaient toujours mal, même si la lueur était tamisée par l’oreille de Jongchul, elle restait assez vive pour l’aveugler. Puis, la couleur de l’organe changea. Elle s’assombrit. Sa forme changea aussi, se tordant, se déformant. De la fumée, grise, s’éleva et une odeur de viande brulée, presque appétissante, chatouilla les narines de Hyuna.

Elle se demanda comment elle avait pu penser que Jongchul était en plastique. Il n’avait rien d’artificiel, puisque son corps pouvait se bouffer. Elle songea à rôtir cette oreille, à la lui mettre dans la bouche. Peut-être qu’il saliverait ? Peut-être qu’il se trouverait bon ? Elle, elle n’avait pas envie d’essayer de manger Jongchul. Beurk.

Le gangster se débattait, criait. Son visage était devenu méconnaissable. Des larmes rondes, comme celles des petits enfants, roulaient hors de ses yeux révulsés.

Hyuna regarda l’oreille cramer et elle se raconta des souvenirs d’avant : les nattes que lui tressait sa mère, ses sorties au cinéma, le manège, à Game-Play, lorsqu’elle avait entendu le rire de Jayu pour la première fois, et aussi, les flocons de neige qui ne fondaient pas sur les épaules de la veste de Jongchul, ce jour-là, devant la blanchisserie.

Puis, elle entendit le chant de Podium, aussi pur que celui qu’elle avait entendu, la première fois, dans la volière de Mme Omoni. Les chants se multipliaient, des centaines d’oiseaux psalmodièrent dans sa tête. Ils volèrent aussi, ils se cognèrent aux parois d’une cage en verre, ronde, comme un bocal à poissons. Il y en avait des mignons, des caps bleus, des moineaux, des canaris. Un tout petit oiseau gris s’écrasa trop violemment contre la vitre, tomba par terre, dans son propre sang, petit corps brisé. Et un essaim de corbeaux vint le dévorer, en arrachant à son petit squelette des morceaux de chair sanguinolents. Les coassements prenaient de l’ampleur, mais les chants purs des rossignols ne cessaient pas.

À la musique des volatiles s’unit l’image de la flamme qui grignotait et chiffonnait toujours davantage l’oreille de Jongchul.

— Arrête, Hyuna ! Arrête, il va parler. Enlève son bâillon.

Hyuna remarqua que là où le lobe de Jongchul se tordait, les bordures racornies et noirâtres cloquaient. La peau se détachait de son support, formait de minuscules dômes, ou tentes de campeurs, qui gondolaient avant d’éclater, comme si elle portait à ébullition une crème épaisse, très épaisse.

Elle avait vu un cadavre bruler, autrefois. Un informateur démasqué par le Pian Kkoch. Son corps portait des traces de coups et de sévices. Les gangsters avaient fait un bucher entre deux conteneurs du port. Le corps avait mis longtemps à bruler. Puis, le cadavre était allé à la flotte. Il avait coulé comme une pierre, alors qu’il n’avait pas été lesté. Le feu avait dû trouer les poches des intestins et de l’estomac et permettre à l’air de s’échapper.

Ce qu’il restait de l’oreille de Jongchul ne devrait plus pouvoir flotter.

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