60. Lee Baehyun (partie 3)
Sa taille n’était pas impressionnante ; sa coupe de cheveux appartenait à un autre temps, c’est-à-dire qu’il des cheveux longs, ondulés, trop huilés et ramenés vers l’arrière. Il avait une grosse tête carrée, à la mâchoire large. Entre ses phalanges, il faisait rouler les deux dés qu’il avait interceptés. Ses doigts grossiers, mais habiles, étaient couverts de chevalières clinquantes. Sa peau épaisse et tannée se plissa sous l’effet de son sourire, creusant une fossette au niveau de sa joue droite.
— Vous permettez, mademoiselle ?
Il posa une main sur son épaule. Les muscles de l’adolescent se tendirent alors que son cœur s’emballait, dans sa poitrine, avec toute la violence dont il était capable.
Pourquoi me touche-t-il ?
Puis, Lee Baehyun ne fit que le déplacer afin de pouvoir s’interposer entre lui et Mme Omoni. Il ne regardait qu’elle, évidemment.
— Mme Omoni, quelle belle surprise vous me faites en venant ici ce soir.
Il se saisit de sa main, la leva et approcha ses lèvres, sans aller jusqu’à toucher l’épiderme. La mère maquerelle la retira prestement, comme si l’homme risquait de la mordre. Baehyun fit semblant de ne rien voir et poursuivit :
— Pardon mais… je ne pensais pas vous voir dans mon casino. Je… vous voulez peut-être me voir.
— Vous voir, sans doute, et c’pas trop tôt, râla la dame âgée en le regardant dans les yeux. Voyez, je me demandais combien de temps vous alliez mettre à débarquer. Si ça avait été plus long, je m’serais dit : la réputation du Jusawi est bien grande pour c’que c’est. Vous voyez, une grosse déception en quelque sorte.
Malgré la provocation, le sourire de Baehyun ne s’effaça pas. L’homme regarda sa montre et Jayu le soupçonna de vouloir attirer l’attention sur l’objet, car c’était le modèle le plus rutilant qu’il n’avait jamais vu. Le président déclara :
— Vous êtes dure, je n’ai pas été si long. Et puis, en vérité, mes hommes m’ont prévenu à la seconde où vous avez franchi ma porte, Mme Omoni. Ce retard n’est dû qu’à moi. Parce que je déteste me dépêcher lorsque je m’habille et… je n’étais pas très habillé.
Plusieurs personnes rirent à la table. Jayu remarqua que tous les regards, toutes les oreilles, venaient de se tourner vers eux. Tous les hommes jouant au craps ici avaient l’air d’y être comme chez eux. La manche retournée d’un bras de chemise révélait un tatouage clanique sur le bras musclé de l’un d’entre eux. Possiblement, il n’y avait là que des mafieux, des membres du Jusawi, ainsi que quelques charmantes compagnies. Cette idée assaillit Jayu et accentua son sentiment d’insécurité.
Au milieu de tous ses rires, il vit Baehyun passer une main dans ses cheveux. Même Mme Omoni rit en entendant l’anecdote. Puis, elle se racla la gorge :
— J’crois que la table s’ennuie, Monsieur. Il faudrait rendre les dés à la jeune fille qui est à côté de vous et puisque vous tenez tant à le savoir, je ne suis pas ici pour les affaires. Je suis ici parce que j’m’ennuyais gravement et que je n’ai pas joué au craps depuis la période où j’étais célibataire, ce qui veut dire que ça fait un bail.
Jayu vit Baehyun exprimer une certaine forme de perplexité, puis se tourner vers lui. À défaut de sourire, le garçon travesti parvint à afficher un visage neutre et à soutenir le regard de cet homme.
— Oui, oui, bien sûr. Nous allons reprendre, mais laissez-moi vous prêter un peu de ma chance, Madame. J’ai vu que vous en aviez besoin et vous devez savoir qu’on m’appelle le chanceux.
— Les dés sont très froids, ouais. J’ai entendu parler de votre chance de cocu, si vous voulez partager, j’veux bien !
— Dites-moi simplement le chiffre qui vous conviendrait ?
— Six.
— Mon chiffre préféré ! s’écria-t-il.
Jayu serra ses poings si fort que ses ongles se plantèrent dans ses paumes.
— Vous cherchez le point ? dit Baehyun en regardant la table. Écoutez ! Je suis sûr que je vais vous porter bonheur et que vous ferez six. Faites donc une mise « come » sur le chiffre six.
Mme Omoni suivit le conseil de Lee Baehyun et paria. Plusieurs autres joueurs l’imitèrent et poussèrent des jetons vers le « come ». Baehyun souffla sur les dés dans le creux de sa main et les rendit à Jayu.
— Tirez, mademoiselle ! En toute confiance.
Pendant que Baehyun lui faisait don de ces cubes, ses yeux en profitèrent pour descendre et remonter rapidement sur le corps du travesti. Il ne chercha pas le regard de Jayu. Considérant seulement son anatomie et seulement ça, remarquant peut-être sa finesse, mise en valeur par la robe moulante, sa légèreté gracile, la chute de ses reins. Baehyun était si près de lui que, en un geste, Jayu aurait pu sortir une lame et la lui planter dans le cœur. Mais ce n’était pas le plan.
Il dut repousser ses envies de meurtre et lancer les dés. Ils virevoltèrent, les yeux de tous rivés sur cette danse. Un six ferait gagner la majorité des joueurs à la table et serait une mésaventure pour le casino. D’autant plus que beaucoup avaient suivi la conversation et qu’ils étaient nombreux à avoir misé double. Était-il possible que Baehyun ait autant de chance qu’il le prétendait ?
Ce ne fut pas un six, mais un double six. Quelques soupirs de déception s’élevèrent. Les mises sur le six furent perdues, mais la « Pass line » maintenue.
Baehyun leva les bras, comme pour attirer l’attention vers lui, et déclara d’une voix très forte :
— Au moins le sept n’est pas tombé. Le six sera pour le coup suivant ! Le suivant ! Je promets.
Baehyun se lécha le coin de la lèvre. Il captivait tout le monde, mais personne ne le fixait comme le faisait Jayu. Lorsque le président remarqua cet intérêt grave porté sur lui, il répondit par un regard intense, interrogateur. Sans détacher ses yeux du ladyboy, il souffla de nouveau sur les dés, avant de les lui rendre. Cette fois, il attrapa aussi ses mains et vint les baiser. Jayu se força de paraitre troublé, positivement, par ce contact. Il papillonna même des paupières. Enfin, ses automatismes du Taejogung hôtel revenaient.
— J’avais oublié de souffler sur la main, c’est pour ça que ça n’a pas marché.
Jayu relança les dés et, quand le résultat tomba, des acclamations s’élevèrent. Baehyun leva le poing en l’air, menton en avant, puis, il se tourna vers Mme Omoni :
— Je viens de vous faire gagner une belle somme.
— Vous venez de perdre cette belle somme, rectifia-t-elle. Le bonheur des clients fait le malheur des bookmakers.
— Non… non. Détrompez-vous. Cela fait mon bonheur à moi aussi. Il faut des gagnants. Si les clients perdent trop, si je me mettais à tricher, par exemple, j’aurais tout à y perdre, vraiment, tout à y perdre. L’important, c’est que les clients soient contents. Il n’y a rien de plus essentiel que leur satisfaction. Je suis certain qu’une personne comme vous, Mme Omoni, vous qui êtes une femme d’affaires, comme moi, vous devez comprendre ce que je veux dire. N’est-ce pas ?
— Ouais, ouais, je vois. Dans ce cas, vous avez qu’à continuer à souffler sur les dés en fonction de mes paris. Je repartirai plus riche que le président de Samsung.
De nouveau, des rires éclatèrent.
— Non, non, non, dit Baehyun. Ça ce n’est pas possible. Désolé, mais la chance ne se provoque pas, elle s’invoque et, pour cela, il ne faut pas abuser d’elle. De plus, laissez-moi vous offrir un verre à vous et à votre jolie amie.
Pour répondre à ce compliment, Jayu cacha son sourire derrière sa main, pour simuler une gêne courtoise. Après avoir salué la table, Baehyun emmena Mme Omoni et lui au bar. Ils s’assirent sur des chaises hautes, face au serveur.
— Comment tu t’appelles, ma jolie ?
De la même façon que l’avait fait Jongchul auparavant, cet homme le tutoyait. Ce n’était pas étonnant, pas inhabituel, mais fortement agaçant. Jayu allait lui répondre, lorsque Mme Omoni le prit de vitesse :
— Elle s’appelle Jayu, simplement Jayu.
Choisir de le présenter sous son nom d’usage, en n’utilisant aucun pseudonyme, rendrait plus difficile sa fuite incognito. Sauf s’il tuait Baehyun, cela résoudrait définitivement le problème. Mme Omoni cherchait donc, sans doute, à renforcer sa motivation.
— Ja-yu, de plus en plus joli, dit M. Lee en attrapant et en avalant une olive sur le bar en inox. Où avez-vous trouvé une belle aussi… pure ?
— Elle travaille pour moi, au Taejogung. Je l’ai comme qui dirait trouvée dans le caniveau. Elle est aujourd’hui une de mes favorites, à moi et à d’autres. Elle est très demandée au Taejogung hôtel.
— Maintenant que vous le dites, il me semble que ce prénom, Jayu…
Une ride apparut entre les deux larges sourcils de Baehyun. Se pouvait-il que la réputation qu’il s’était faite au Taejogung soit parvenue aux oreilles du président du Jusawi ? Cela serait une catastrophe, car cela révélerait son sexe et jamais Lee Baehyun n’accepterait d’inviter un homme dans sa chambre, aussi charmante soit-il. D’après Hyuna, on le disait strictement hétérosexuel, et ouvertement homophobe.
— Hum… je n’arrive pas à me souvenir, Jayu, Jayu…
— … M. Lee, vous m’avez promis un verre ! coupa Mme Omoni en feintant l’agacement.
— Mais c’est exact ! Garçon ! Que prenez-vous mesdames ?
— J’vais vous prendre une bière, une brune, sans glace.
— Vraiment ? Très bien. Donne-lui la meilleure qu’on ait, cria-t-il au serveur. Pour moi ce sera un whisky, comme d’habitude. Et pour la jeune fille ?
— Un soft, un virgin colada par exemple, ouais, un virgin colada. Ça sera bien, commanda Mme Omoni sans lui demander son avis.
Probablement, Mme Omoni tentait-elle de souligner sa minorité, sa jeunesse. Cela le rendrait plus inoffensif. C’était malin. Si Baehyun savait qu’en réalité Jayu tenait déjà bien l’alcool pour un garçon de son gabarit !
— Et donc, le caniveau ? Vraiment ? Comment en était-elle arrivée là ?
— Ça, c’est une longue histoire et pas aussi intéressante que ce que j’suis venu vous causer. J’voudrais savoir, qu’est-ce que fait un mec qui a décroché le gros lot, ici ? Bien sûr y fait ce qu’il veut de son argent. Mais… supposons qu’il ait envie de fêter sa victoire et qu’il ait envie de… secouer son anguille. Vous lui diriez quoi à ce mec ?
Baehyun venait de sortir et d’allumer une cigarette, il en proposa une à Mme Omoni, qui refusa.
— J’ai les miennes.
Leurs verres arrivèrent à ce moment-là. Le président du Jusawi attrapa son spiritueux, lui insuffla un mouvement tourbillonnant.
— Fais dégager les chaises environnantes, s’il te plait, Chung.
Jayu avait presque oublié sa présence. Le chef de salle avisa les quelques personnes présentes, peut-être bien tous des membres du Jusawi ou des personnels. En tout cas, tous s’empressèrent de sortir. Seuls le barman et Chung restèrent dans l’espace VIP. Jayu croisa les jambes.
— Alors voici le motif de votre visite, dit le président une fois qu’ils furent seuls. Je ne peux pas vous entretenir des détails de mon réseau d’escorts, mais je peux vous promettre que le « mec » dont vous parliez en aura pour son argent, du premier choix.
— Pfff !
— Excusez-moi ?
— J’ai fait : pfff. Premier choix, répéta-t-elle avec dédain. Je suis dans le milieu depuis longtemps et je sais que vos escorts sont… convenables, mais ce qui fait les bonnes putes, c’est pas… les attributs physiques des nanas. Non ! Ce qui fait les bonnes putes, celles qu’on s’arrache, c’est la formation, l’encadrement et ce que vous avez-vous, c’est pas tout à fait ce que j’appelle du premier choix, et je m’y connais.
Mme Omoni fit tomber quelques cendres dans le récipient en ivoire à côté de Jayu. Chaque fois qu’elle jouait avec les nerfs de Baehyun, Jayu se crispait. Ils avaient pourtant convenu qu’elle devait rester aimable. Là, on avait plutôt l’impression qu’elle cherchait à se faire virer du casino. Heureusement, le patron ne s’énerva pas.
— Je ne suis pas forcément d’accord, mais… où voulez-vous en venir ?
— J’ai les meilleures putes de tous Nasukju, mais pas les meilleurs clients. Ma com’, elle ne fonctionne plus. J’ai besoin que le mec qui gagne à votre casino, celui qui est vraiment riche et qu’a besoin d’une belle compagnie prenne une fille à moi, à des prix indécents, au-dessus du prix de votre marché. Mais il paiera, si c’est la pute qu’il lui faut, celle qui le branche assez. Il mettra un prix plus grand que ce que vous faites, vous. Et évidemment, y’aura une commission pour vous. Vous comprenez ?
Baehyun sautilla littéralement sur son siège :
— Si je comprends ? Mme Omoni, vous étiez déjà la bienvenue, mais là, vous êtes mon invitée d’honneur… Une autre partie de craps ?
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