63. Avant de toucher au but
Le Stikeman céda les dés à Jayu, qui venait tout juste de faire son retour à la table de craps. L’adolescent paria gros, à la hauteur de son bouillonnement intérieur. Rendre son jeu plus agressif lui parut un bon moyen d’évacuer sa frustration.
— La petite ose enfin se mettre en danger ! J’aime ça ! s’exclama le maitre des lieux. Elle va faire flamber le casino.
Jayu esquissa un sourire nerveux. S’il avait quelques bombonnes de gaz, un pétard à mèche longue et un paquet d’allumettes, il réitérerait avec plaisir son exploit passé. À défaut de tout faire flamber, dans le sens le plus littéral, il lança les dés qui percutèrent nettement la paroi opposée, manquèrent de sortir, puis affichèrent le nombre qu’il avait souhaité. De satisfaction, il se redressa et passa sa main dans ses faux cheveux bruns.
— Ne sont-elles pas magnifiques, mes filles ? dit Mme Omoni. Regardez-la ! Est-ce qu’elle n’est pas à votre goût ?
— Honnêtement… Si j’avais voulu une fille pour moi ou pour mes clients, je serais allé voir dans mes propres réserves. Vous savez, j’ai de la variété ici, en nanas, j’ai du choix. Hein, Kang ?
— Ça y’a pas à dire, des jolies nanas.
— De très jolies nanas. Jayu est…
Il regarda dans sa direction. Le ladyboy engloutit la fin de son verre en soutenant le regard de Baehyun.
— … Mignonne et… je dois reconnaitre qu’elle a de très beaux yeux… et un joli prénom. Mais, je ne veux pas manquer de respect à cette fille, mais… je ne vois pas ce qu’elle aurait de plus qu’une de mes filles à moi. Elles sont bien les nanas qu’on trouve ici. Et, au moins, leurs prix sont raisonnables. Mes clients aiment bien les prix raisonnables. Si j’accepte votre offre, je vais devoir augmenter les tarifs, parce qu’il faudra une part pour moi et une part pour vous. Mes clients ne vont pas comprendre. C’est seulement parce que vous m’avez dit que vos prestations étaient différentes que je vous écoute.
Mme Omoni souffla une très longue bouffée de cigarette et expulsa rageusement la fumée par ses narines.
— Écoutez-moi, jeune homme… Vous avez l’air d’avoir bien réussi dans la vie, de savoir tout un tas de choses. Je vois ça ! Et j’vous crois quand vous dites que vous avez de la variété dans votre réserve personnelle… mais, vous vous trompez tout de même sur une chose. La beauté n’a pas besoin d’être multiple. On croit souvent qu’il y a plein de beautés différentes. Mais c’est des conneries ! En fait, la beauté n’existe pas, il n’y a que l’absence de laideur qui existe. Et on peut ranger les choses qui rendent laides en trois catégories… trois seulement.
Elle leva ses trois doigts pour se faire comprendre, comme si Baehyun était le genre d’homme à avoir des difficultés de concentration.
— Retenez bien, M. Lee, il y a trois façons de naitre ou de devenir laid. Y’a la difformité, la vieillesse et la maladie. Jayu est une fille très équilibrée, ses jambes font précisément la même longueur, ses fesses, si vous les voyez, ont exactement le même galbe et de l’extrémité de ses ongles, jusqu’à la racine de ses cheveux, il n’y a aucune imperfection, aucun bouton d’acné.
— Vous en faites trop, ricana Baehyun.
— Je n’ai pas fini. Après, il faut savoir que Jayu est extraordinairement jeune, si jeune que s’envoyer en l’air avec cette fille est plus diablement illégal que tout ce qui se fait dans ce casino et ça, vous le savez très bien, ça a un prix. Les gens paient très cher pour lancer les dés ici, parce qu’ils savent qu’ils n’ont pas le droit de le faire, normalement. Eh bien, s’envoyer en l’air avec une mineure, ça coûte très cher. Vous avez déjà essayé ?
Jayu, qui faisait de son mieux pour paraitre décontracté depuis le début de cette conversation, dut étouffer les alarmes que venait d’allumer la question de Mme Omoni.
— J’ai déjà essayé… et je risque de vous décevoir. C’était médiocre… Les gamines sont trop inactives quand on les taquine. Elles couinent un peu, mais je préfère les femmes qui ont de l’expérience… et de la poitrine.
Jayu ne bougea pas d’un cil, malgré le séisme intérieur qui l’agitait. Jamais il n’avait autant partagé le désir de Hyuna de mettre à mort cet homme.
— Je suis désolé, ma belle, dit Baehyun à son attention, après avoir croisé le regard ardent qui lui était adressé. Ce n’est pas contre toi. Tu es charmante, mais… le genre : « petite fille sans défense », « perversion de la jeunesse », « viens que je te fasse gouter mon bonbon », j’ai essayé, pour dire que je l’avais fait… mais ce n’est pas le truc de tout le monde.
— Vous vous trompez sur mon compte, maugréa-t-il. Je ne suis pas une petite fille sans défense. Je suis l’inverse d’une petite fille sans défense.
Baehyun et ses associés se mirent à rire.
— Mais c’est qu’elle essaie de me faire peur ! On dirait qu’elle va me griffer ou me mordre.
— M. Lee ! Vous osez insulter une d’mes filles devant moi !
L’homme se calma, au prix d’un bel effort sur lui-même.
— Pardonnez-moi, Mme Omoni, s’excusa-t-il entre deux spasmes de son hilarité en sursit. Vous êtes venue jusqu’ici. Vous avez choisi cette jeune fille et je suppose que vous avez fait ce choix-là parce que vous me connaissez mal.
— Non, je l’ai fait parce que Jayu est ma meilleure fille, vos sous-entendus me vexent et j’vois qu’un seul moyen pour que je ne me casse pas immédiatement de là, en annulant toutes les promesses que j’vous ai pas encore faites.
— Pardon ! Vous vexer ! je…
— Vous allez monter dans une chambre avec Jayu… tout de suite. Vous allez l’essayer et, ensuite, vous reviendrez me présenter vos excuses !
Elle écrasa son verre sur la table, si brutalement qu’une éclaboussure tacha le tapis vert de la table de jeu. Personne n’osa rire. Baehyun examina encore Jayu, un fond de mépris persistait au fond de la rétine de grand patron.
— Je ne voulais pas vous vexer, dit-il à son invitée.
— Faites-le !
Baehyun prit un air sérieux, celui d’un homme en pleine réflexion. Jayu supposa qu’il envisageait peut-être de refuser, de répliquer que nul ne pouvait lui donner d’ordre sous son toit. Mais sa fossette se creusa lorsqu’il annonça joyeusement :
— M. Chung, organisez les comptes de la partie de Craps. Amenez mon invitée et réglez-lui la somme qu’elle a gagnée, ce soir. Donnez-lui tout ce dont elle a besoin, consommation, compagnie…
— Laissez tomber ça, la compagnie d’une pinte me suffira. Mais, j’vous demande juste une p’tite faveur. Avant de laisser cette fille entre vos mains, je vais lui parler.
— Lui parler de quoi ?
— Secret professionnel.
La poigne de Mme Omoni se referma sur le bras de Jayu, étonnement puissante. Elle l’entraina à l’écart.
— Nous y voilà, petit. J’ai fait ma part, j’attends que tu fasses la tienne. Où se trouve mon oiseau ?
— Allez vous faire foutre. Après ce que vous m’avez dit, tout à l’heure, je ne vois pas pourquoi je vous ferais ce plaisir.
La pince qui lui serrait le bras se resserra tel un garrot.
— C’était un accord, grinça la vieille femme.
— Vous m’avez menti, pendant toute une année. Vous auriez continué…
— Où est mon oiseau ? Dis-le et nous sommes quittes.
Les ongles s’enfoncèrent dans ses chairs. S’il ne parlait pas, il gagnerait une ennemie éternelle. Puis, il pensa à l’oiseau. Le cap bleu périrait dans le casier où ils l’avaient enfermé, sans jamais avoir revu la lumière du soleil, victime collatérale de la haine des Hommes. Il n’allait rien gagner avec cette petite vengeance, cette vengeance de lâche.
— Consigne de métro, renonça-t-il, la 07, arrêt Namu, et le code, c’est la date d’aujourd’hui.
— Si j’apprends que tu m’as menti…
— Nous serons déjà loin.
— Peut-être… peut-être pas.
Il ne comprenait pas pourquoi elle ne lâchait pas son bras. Ne s’étaient-ils pas tout dit ? Le visage marqué par les années se pencha vers lui, comme pour lui donner un baiser. Il se crispa, mais, finalement, les lèvres dévièrent en direction de son oreille, une expiration, puis une phrase à peine murmurée :
— Hyuna savait aussi, depuis le début.
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