68. Le désamour (partie 2)
Elle parut encore plus perdue et bête. Elle écarquillait ses yeux trop maquillés, ce qui lui donnait l’apparence d’une carpe.
— Au courant ? Moi ? Non ?
— Tu étais au courant, réaffirma-t-il.
— Non. Je te jure. Je ne sais pas de quoi tu parles. Qui t’a dit ça ?
— Je sais que tu étais au courant.
— C’est elle qui t’a dit ça ? Tu vas la croire, elle, et pas moi ?
Le ton de sa voix changea, l’incompréhension céda immédiatement à la colère, une colère qui la fit se dresser sur ses jambes. Elle se mit à tourner en rond dans le kiosque, à pas lourds et en hurlant :
— Tu la crois, elle ! Cette salope ! Cette… J’aurais dû crever son oiseau. La crever elle !
— Hyuna ! tempéra Jayu en se mettant debout à son tour.
— Tu ne vois pas ce qu’elle essaye de faire ? Elle ment pour nous séparer. Elle veut que tu me lâches. Je l’ai trahie… alors, elle nous casse. Elle nous casse ! Tu ne vois pas qu’elle te manipule, pour nous séparer !
— Oui, je pense aussi qu’elle a dit ça pour que je te quitte. Mais elle n’a pas eu besoin de mentir. Hein, Hyuna ?
Elle poussa un cri sans objet et tapa du pied sur le sol. Jayu faisait en sorte de maintenir une bonne distance entre elle et lui, car il craignait la colère de la jeune femme.
— Non. Pas toi ! Pas toi ! C’est dégueulasse ! Tu n’as pas le droit. Tu dois me croire. Je suis ta noona. Tu as confiance en moi. Confiance, Jayu ! Ça suffit ! Tu vas m’écouter !
Elle avança vers lui avec détermination et il recula jusqu’à arriver au seuil du kiosque, presqu’à découvert. Il pouvait sentir la pluie mouiller ses omoplates et l’arrière de sa nuque, son pansement détrempa. Il se campa, ne voulant pas reculer davantage, sous le déluge, et il fixa Hyuna. Sa colère était si intense qu’elle aurait pu évaporer l’eau d’une tasse. La chevelure trempée de la jeune femme collait sur sa peau et une perle de pluie goutait au bout de son menton.
— Tu m’écoute ! ordonna-t-elle d’une voix tremblante d’émotion. Je te dis que je ne savais rien. Rien ! Arrête de la croire, elle. Reste avec moi, oublie cette idée de ne plus me voir, ce n’est pas la peine. C’est faux, je n’étais pas au courant.
— Tu ne m’as même pas demandé ce que c’était ?
— Quoi ?
— Le syndrome de Kallmann. La maladie dont je viens de te parler. Celle que j’ai. Tu ne m’as même pas demandé ce que c’était…
Les yeux de la jeune fille clignèrent. Elle hoqueta.
— Je… bredouilla-t-elle. Tu ne sais pas comment ça s’est passé.
Donc ça s’était passé ! Elle ne niait plus. Jayu l’incendia de mépris.
— Tu n’as pas honte, laissa-t-il échapper en lui postillonnant dessus.
Hyuna riposta en le poussant à deux mains au niveau des épaules. La force du geste le bascula en arrière et il dut faire plusieurs pas en arrière. Son corps se retrouva sur la pluie, déséquilibré. Il tenta de retrouver sa stabilité, mais il sentit son pied glisser, sur le bois mouillé du ponton. Il chuta, atterrit dans une flaque d’eau boueuse. Il se redressa immédiatement.
— Jayu ! Jayu ! Je ne voulais pas…
Hyuna s’agrippa à lui, pour l’aider à se mettre debout. Il la repoussa violemment.
— Va-t’en !
Il se releva seul, la maintenant éloignée par des cris et des gestes de fuites. Ils revinrent ensemble sous l’abri du kiosque. Jayu secoua sa fausse chevelure.
— Je ne voulais pas te faire tomber, s’excusa-t-elle.
— Non, non ! Ne m’approche pas.
Il s’éloignait à chaque fois que Hyuna faisait un pas vers lui. Ils tournaient en rond sous la toiture sculptée. Il la montra du doigt.
— Tu sais, cria-t-il, c’est moi qui devrais être en colère, qui devrais te pousser et te frapper. C’est toi qui m’as fait un truc dégueulasse ! Pourquoi c’est toi qui te mets en colère ? C’est injuste !
— Injuste, répondit-elle sur le même ton, injuste ! Tu es en train de dire que tu veux me quitter, me quitter, ne plus jamais me revoir… Comment tu veux que je le prenne ? Tu n’es qu’un ingrat ! On dirait que je n’ai rien fait pour toi, que tu as oublié. Je t’ai tout donné. Je… Jayu. Tu ne serais rien… sans moi, tu serais mort à l’heure qu’il est. Je te donne tout et je fais une erreur, une seule erreur et toi…
La voix de la jeune femme dérailla. Hyuna semblait toujours en colère, mais la tristesse lui coupa les jambes. Elle prit appui sur l’une des colonnes du kiosque, comme si elle risquait de s’effondrer.
Jayu chassa l’eau qui troublait sa vue, frotta ses yeux et son visage humide, puis, il croisa les bras, comme pour éviter de s’en servir.
— Je ne suis pas ingrat, dit-il. Je sais ce que je te dois. Je te remercie… je te remercie sincèrement, mais je considère que je ne te dois plus rien. Nous sommes quittes. Depuis longtemps.
— Comment ?
— J’ai travaillé pendant un an, pour toi, uniquement pour toi. Tout l’argent, tu l’as eu, ou presque. Non ?
— Ce n’est que de l’argent !
— Oui, mais j’ai donné de moi pour le gagner. Tu savais que je n’aimais pas faire ça, mais c’était de l’argent facile pour toi.
— C’était provisoire ! Si tu veux, ce sera fini. Si tu veux bien rester avec moi, je ne te demanderai plus d’argent. Je t’avais promis que c’était provisoire.
— Comme ton mensonge, j’imagine. Tu vas me dire que tu comptais tout me révéler.
— Oui. Bien sûr que je voulais te dire la vérité. Plusieurs fois, j’ai voulu… J’attendais le bon moment.
— Le bon moment, c’était juste après l’avoir appris. Maintenant, c’est trop tard.
— Trop tard, répéta-t-elle. Mme Omoni m’a dit que tu pourrais toujours grandir plus tard, qu’on avait encore le temps avant que ta croissance ne puisse plus se faire. Un an ou deux… Je te jure que je t’aurai tout dit, s’il y avait eu un danger pour ta santé ou autre chose… J’ai gardé ça pour moi, parce qu’au fond, ça ne pressait pas…
— Si ça pressait ! Pour moi, ça a été une souffrance, tous les jours.
— Mais pourquoi ? Ça ne fait pas mal d’être un enfant.
Jayu en resta sans voix plusieurs secondes. Hyuna avait l’air sincère : elle ne comprenait pas vraiment le problème. Elle regrettait d’avoir menti, mais ne voyait même pas les conséquences de son mensonge.
— Je n’avais pas envie de vivre dans un corps d’enfant une année de plus, expliqua-t-il. Je voulais grandir…
Il hésita :
— … et je voulais provoquer du désir chez toi. Comme un homme peut le faire.
Hyuna fronça les sourcils.
— Mais pourquoi ? se plaignit-elle. On était si bien comme ça.
Elle se décolla de sa colonne rouge sang. À cet instant, le vacarme assourdissant de la pluie se fit moins rude et la lueur de l’aube traversa les nuages. La jeune femme brune s’approcha lentement de lui et il n’essaya pas de lui échapper. Elle leva une main vers lui, vers sa joue, caressa son épiderme.
— Je voulais que tu restes avec moi, et que tu restes celui que tu es, éternellement. Tes traits d’enfants, ton visage d’ange, l’un et l’autre sont si beaux. C’est aujourd’hui qu’ils sont magnifiques. Aucun homme ne peut être aussi beau que toi. Et je n’ai du désir pour aucun homme. Dès que je t’ai vu, mon Jayu, je t’ai trouvé magnifique, comme ça, comme un enfant. Tu es fragile, mais inaltérable.
Les doigts glissèrent, passèrent de ses joues à ses lèvres. Il attrapa la main fortement, la piégea, mais pas pour la repousser. Au lieu de cela, il l’embrassa tendrement. Il avait fermé les yeux brièvement, le temps du contact. Les paroles douces et agréables de Hyuna le brulaient de gratitude. Il avait été aimé par elle bien au-delà de toutes considérations. L’entendre s’exprimer ainsi lui inspirait gratitude et pitié, tout en renforçant sa décision. Il avait désiré trop longtemps une femme qu’aucun homme ne pouvait séduire, pas même lui.
— J’ai envie de grandir.
Il lâcha sa main, Hyuna laissa son bras revenir le long de son corps.
— Je déteste les grandes personnes, siffla-t-elle. Surtout les hommes. Je ne veux pas que mon petit frère change.
— Mais il le faut. Je dois, je veux et je vais grandir, Hyuna.
L’écouter sembla la faire souffrir.
— D’accord, s’étrangla-t-elle. Je veux bien. Je veux bien que tu grandisses.
Jayu eut un rire nerveux.
— Hum… Je n’ai pas besoin de ton autorisation. Je vais grandir que tu le veuilles ou non.
Un silence pesant suivit. La jeune femme regarda en direction de l’étang, entre les branches tombantes des saules pleureurs. Des dizaines de ronds se télescopaient sur la surface cristalline.
— Tu as vraiment jeté mon billet ? demanda-t-elle sans le regarder.
— Oui.
— Ce n’est pas grave. On pourrait utiliser l’argent, les yens, pour prendre le train, tous les deux. C’est bien moins cher que l’avion, cela suffira pour nous deux. On pourra sans doute aller loin, en Mongolie ou en Chine. Tu as déchiré mon billet sur un coup de tête… Aujourd’hui, tu dis que tu ne veux plus me voir, mais, peut-être que, dans quelques jours, tu auras changé d’avis. Tu m’auras pardonné. Laisse-moi un peu de temps. Une seconde chance. Ne pars pas.
Elle se tourna vers lui, des grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se crispa, prit un peu de distance.
— Je… je suis désolée, balbutia-t-elle. J’ai besoin de toi. Ne plus jamais te voir, c’est une punition beaucoup trop dure.
— Ce n’est pas une punition, Hyuna. Je… je crois qu’il faut que je te quitte pour m’en sortir. C’est ma décision, ce n’est pas contre toi.
— C’est quand même trop dur. C’est beaucoup trop dur. Je t’en supplie, laisse-moi une autre chance.
Il fit non de la tête, la gorge trop nouée pour répondre.
— Mais je ne pourrai pas vivre sans toi. Tu le sais !? Je n’ai que toi, Jayu. Je n’ai que toi. Tu es ma seule famille.
— Toi aussi. Je suis désolé que ça finisse comme ça.
Hyuna, tremblante, se pencha pour ramasser le sac de Jayu, qui était resté au centre du kiosque, depuis le début de leur discussion.
— Où se trouve ton billet ? demanda-t-elle.
— Il est sur moi.
— Je vais faire comment si tu me laisses ici ? Ils vont me tuer.
— Tu as de l’argent dans la pochette, je t’ai presque tout laissé.
Jayu fit trois pas, à reculons, qui l’éloignèrent toujours plus de Hyuna, tout en l’approchant de l’entrée du kiosque. Il ne pleuvait plus du tout, après des heures et des heures de déluge. Le silence paraissait surnaturel, irréel. Jayu avait l’impression que le vacarme devait reprendre d’une seconde à l’autre. En attendant, il ne savait s’il devait se sentir soulagé ou vide.
Hyuna leva ses yeux vers lui, il recula encore de trois pas. Il était à présent hors de kiosque à plus de cinq mètres d’elle.
— Je ferais des efforts, ne pars pas, dit-elle précipitamment en comprenant ce qu’il faisait.
— Tu ne peux pas changer. Ce n’est pas ta faute, Hyuna… J’aurais pu devenir comme toi. Me droguer, détester le monde entier. Mais je t’ai eue. Tu as été ma chance. Longtemps. Tu m’as sauvé la vie plus de fois que tu ne le crois. Mais…
— Ne pars pas, dit-elle en s’approchant.
Il ne la laissa pas regagner du terrain sur lui, il recula sur le sentier, arriva sous les arbres.
— Mais maintenant, je ne peux pas rester avec toi… Moi, je veux changer, et toi tu ne peux pas ; tu ne veux pas changer. Je suis désolé, Hyuna. Tu vas me manquer.
Elle serra le petit sac brillant contre son cœur. Elle avait dû voir en le fouillant qu’il n’y avait plus le briquet qu’elle lui avait offert. Il se rendait bien compte que lui-même retardait le moment de son départ. Il n’avait plus qu’à fuir. Se retourner. Fuir.
— Tu vas me manquer, répéta-t-il.
Il s’agissait bien là de la décision la plus dure de sa vie. Bien plus dure que le jour où il avait fait sauter son foyer, ou que celui où il avait bien voulu partir avec elle.
— Jayu, non !
Un cri, elle marcha vers lui. Il se retourna et courut avant qu’elle ne le rattrape. L’un et l’autre le savaient, il était le plus rapide des deux.
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