Satisfy me

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 Seul, je frissonne en attendant le dernier acte de mon procès. Je ne sais même pas pourquoi j'y vais, ils m'ont déjà condamné. Ils me haïssent tous. J'ai envie d'abandonner, mais je lui dois mieux que ça. J'entends du bruit : on vient me chercher. Tremblant légèrement, je me lève du pack de bière sur lequel j'attendais que l'on vienne.

 Ils sont deux. Ils m'encadrent, rigides, raides, me dépassant de beaucoup. Leurs têtes chauves pointent vers le ciel et le dos de l'un d'eux est déformé par une cambrure particulièrement exagérée. Nous avançons vers le tribunal et je frémis malgré moi.

 Les deux têtes de gland me guident vers le banc des accusés avant de rejoindre les triplés qui se sont attribués le rôle de procureurs pour cette pantomime. Tout de noir vêtus, aussi larges que hauts, ils se tiennent par la main et attendent, graves et immobiles. Quelques spectateurs sont là, me regardant avec méchanceté et jalousie.

  Car oui, c'est bien la jalousie qui m'a mené là aujourd'hui. Ils me haïssent d'avoir été relégués au placard. Je suis plus fort, plus puissant et plus efficace qu'eux tous, et ils ne le digèrent pas.

  Pourtant je n'en ai pas l'air. Quand je suis arrivé, ils m'ont regardé avec une bienveillance empreinte de pitié : ils ne comprenaient absolument pas ce que je faisais là. Je ne suis ni grand, ni petit, ni souple, ni rigide. Je ne suis ni un "i" ni un "u". Ni lisse, ni nerveux. J'étais arrivé seul et, dans ce monde ou tout n'est qu'apparences, je n'avais strictement rien en ma faveur. Mais en l'espace d'une semaine, ils ont compris qu'entre Jenny et moi, c'était du sérieux.

  Et comme il leur fallait une excuse pour me mettre hors-jeu, ils ont eu l'idée de mettre en scène ce procès et m'ont accusé de la pire chose possible : être humain. Selon eux, mes fonctionnalités et ma capacité à anticiper les besoins de Jenny me font dépasser le statut d'objet.

  Le juge arrive, mettant fin au brouhaha général et à mes réflexions. Certains vibrent littéralement d'excitation, mais se mettent en sourdine quand le juge se colle à son bureau. Chauve également. Énorme, rigide, la peau translucide et les membres veinés. Il me toise de toute sa hauteur. Boomer.

  Je pense à Jenny, à tous ces merveilleux moments que nous avons passés ensemble. Je me souviens de la dernière phrase qu'elle m'a dite, en soupirant de plaisir. Elle s'était tournée vers moi et m'avait murmuré : « toi, tu es tellement différent de tous ceux que j'ai connus ! »

 Le chapelet de procureurs se lève et commence son long monologue, mais je ne l'écoute pas : ils répètent tous la même chose depuis des jours. Les geishas, qui ont témoigné contre moi, regardent avec ferveur les trois petits bouboules noirs liés les uns aux autres en train d'aller et venir.

  Finalement, ayant hâte d'en finir et de retourner dans leur petit appartement étroit et obscur, les triplés se tournent vers moi et me demandent avec agressivité :

  • Alors, qu'avez-vous à dire pour votre défense ? Niez-vous être au moins à moité humain, après l'énumération de preuves présentées à la cour depuis trois jours ?
  • Ce que j'ai à dire ? Vous m'accusez d'être humain et cela serait suffisant pour me juger coupable et me balancer à la benne. Or, je peux vous l'assurer, je n'ai rien d'humain ! Jamais je n'aurai de cœur qui s'emballe pour quelqu'un, jamais je n'aurai de peau pour sentir la caresse vibrante du désir hérisser mes poils. Jamais je n'aurai de bouche qui embrasse, ni de langue à passer délicatement sur des lèvres douces et gonflées. Jamais je n'aurai de mains ou de doigts pour toucher, caresser, empoigner, fesser, pénétrer, masser. Je ne suis qu'un assemblage de silicone, de programmes bien conçus et de composants électroniques. Je n'ai rien d'humain ! Mon seul tort est d'avoir été pensé et mis au monde par des personnes que vous ne satisfaisiez plus ! Ho oui, vous pouvez jouer les choqués, cela vous va bien ! Mais votre temps est révolu. Jenny attend mieux désormais. Moi, je l'écoute, je prends le temps de la mettre à l'aise, de sentir son besoin. Je sais m'adapter à ce qu'elle veut. Vous pensez lui faire du bien, mais elle en a marre que tout ne soit question que de pénétration : et qui a la plus longue, et qui a la plus grosse, et regardez comme je suis bien monté, et admirez ma courbure parfaitement adaptée à son corps... Vous n'imaginez même pas qu'elle puisse prendre son plaisir autrement ! Vous devriez vous inspirer de moi plutôt que de m'accuser ! Jamais Jenny ne reviendra en arrière. D'autres que moi viendront, mais vous, vous resterez à jamais dans cette jolie boîte capitonnée de satin rouge !

 La salle est silencieuse, tendue. Le juge se lève et, pesamment, avance jusqu'à moi. Il plante sa large ventouse face à moi et me propose un marché. Quelque chose de simple : il me demande une preuve. Je le regarde, étonné et je sens l'ambiance glaciale du tribunal se réchauffer d'un coup.

 Soyons réalistes ; nous ne savons pas rester sérieux bien longtemps, nous autres, les sextoys. L'orgie arrive toujours, tôt ou tard !

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