12 avril 2016
12 avril 2016
Il faut que j’écrive, sinon je vais devenir fou. Il y a trop de démence ici, elle doit être contagieuse. Elle s’infiltre comme un poison. La normalité s’inverse quand la raison s’efface. Un mois déjà que je suis enfermé à l’hospice - une éternité – et j’ai peur d’oublier. Si rien n’a de sens ou d’intérêt ici, mais que me reste-t-il à part mes souvenirs ?
Après quelques semaines, j’ai décidé d’arrêter d’emmerder ma fille avec mon internement. C’est une grande étape dans mon acceptation (résignation ?) de mon sort. Je ne cessais de la tourmenter sur mon placement, à grands renforts de culpabilité affective. Elle m’enferme ! Me jette dans la tombe à grands coups de pieds au cul ! Elle le sait. Mais a-t-elle le choix ? Mon orgueil en souffre, mais je suis bel et bien devenu un invalide. Les services médicaux, après les tests, avaient tamponné un nombre (40% en l’occurrence) pour le signifier clairement. Ça atténue un peu l’effet. Après tout, il me reste 60% de validité…
Mon handicap, psychomoteur, fait de moi un pensionnaire fringant. Je marche seul. Avec une canne, certes, mais sans autre aide. Et avoir toute sa tête ici est l’apanage d’une élite. Mais je suis un borgne, au milieu d’aveugles, terrifiés à l’idée de perdre son unique œil. Je dois rester attentif. J’espère que ce journal retardera l’inévitable.
Chaque jour, je coche le calendrier pour ne pas perdre le fil du temps. Le samedi soir, pour marquer le coup, je me couche même plus tard, ce qui énerve les aides-soignants. Sortir de la routine est une lutte de tous les instants. Tout est millimétré. Ça rassure les pensionnaires. Les écarts aux horaires les paniquent. Plus on a de temps, plus on regarde l’heure. On s’imagine rarement combien une journée est longue lorsqu’elle commence à six heures, avec les repas et le coucher comme seules perspectives.
La résignation s’installant en moi, j’ai démarré une quête littéraire. Je lis les romans que mon existence réclamait sans que j’aie le temps de m’y mettre. La pile de livres sur mon buffet s’agrandit à chaque visite de ma fille. Les classiques s’amoncellent et me mettent un peu de baume au cœur. J’évite soigneusement les jeunes auteurs contemporains, ces petits trous de cul qui, sous prétexte d’avoir pris de la cocaïne ou d’avoir subi une rupture amoureuse, croient avoir tout vécu. Le jour où on leur enlèvera un testicule tuméfié à coups de scalpels, qu’ils écrivent donc des romans plus intéressants ! Hemingway disait que pour être un bon écrivain, il fallait avoir vécu la guerre. C’était une autre époque bien sûr, et Hemingway était sans doute un gros con qui utilisait son fusil comme une extension de sa virilité, mais il y a du vrai là-dedans.
Il est dix-huit heures. Je vais aller manger. Encore de la soupe, j’en suis sûr. Je peux la sentir d’ici…
À suivre...
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