12 - Partie corsée
À cet instant, la communication s’interrompt. Je me retrouve seul, sans contact audio avec les autres joueurs. Je tente d’arracher mon casque, en vain. Je souffle nerveusement, plaque mes mains devant les yeux et sanglote. Le rire diabolique me fait sursauter.
— Ah ah ah ! Bonne chance à tous ! Un trésor en récompense pour le gagnant ! Changement dans le jeu, toutes les cachettes vont être supprimées !
Je fixe l’écran, regarde la grange disparaitre petit à petit en points lumineux or et argent. La botte de foin s’envole et mon avatar est visible, à la vue de tous.
— Non... pas ça...
— Et hop ! Disparues ! À vous de jouer !
Le tonnerre gronde. Je sursaute. Je suis en sueur, pris de panique. Je vais devoir me défendre si je veux survivre. Je fais avancer mon avatar dans la forêt brumeuse aux châtaigniers déconfits. Je sélectionne deux Uzis dans mon inventaire, puis avance doucement sur le sentier étroit et sinueux en me cachant d’arbre en arbre. Soudain, j'entends à travers mon casque de gamer des bruits de coups de feu et des hurlements. Je tremble.
Au bout de quelques minutes de jeu, une musique celte résonne.
— Vous voici rendu au milieu du jeu, annonce la voix féminine geignarde. Vous venez de jouer deux heures. Affichons les résultats.
La liste des personnes éliminées s'affiche. Je scrute l'écran et lis les noms des pays. Sont éliminés : le Pakistan, le Portugal, La Slovénie, l’Autriche, les États-Unis, la Chine, les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne, la Pologne, la Grèce, la Tunisie, le Togo et le Mexique... soit un total de quatorze pays vaincus... Encore seize en course...
Je plisse les yeux et regarde ceux qui ont tué les adversaires. Je constate : France avec une victoire, Portugal KO, Allemagne avec huit victoires, Japon une victoire, Maroc deux victoires et Sénégal une victoire. Je me redresse en découvrant le score d'Ulrich. Je clique sur l'image du micro. J'espère que la communication avec les autres joueurs est rétablie.
— Ulrich, tu m’entends ?
Allez, réponds-moi. L´icône est en vert.
— Oui ?
Ah, ça fonctionne de nouveau. Je vais pouvoir lui dire deux mots.
— Arrête ce massacre !
Il ne répond pas. La communication est interrompue ? Je tente à nouveau.
— Ulrich ?
Silence. Je soupire, puis je distingue un point lumineux vert qui s’affiche devant le nom de Colin.
— Il ne veut pas t’adresser la parole, déclare Colin. Il est en guerre.
— Mais... nous ne pouvons pas continuer comme ça !
— Nous n’avons pas vraiment le choix. Nous sommes bloqués devant notre écran et le seul moyen pour se libérer, c’est de gagner le trésor.
— Il n’y aurait pas une autre solution ? Tu as dit que les Korrigans pouvaient être bienveillants aussi, non ?
— Oui, si nous leur rendons service... Sauf que là, nous les avons mis en colère. Ils se jouent de nous, de nos peurs et de notre cupidité.
Je grommelle et me mords la lèvre inférieure, puis me passe une main dans les cheveux.
— Ils seront satisfaits lorsque l’un de nous aura gagné ?
— Exact, répond une voix douce. Ils nous ont entraînés dans leur danse.
— Jin ?
— Oui, c'est moi.
— Comment vas-tu ?
— Anxieuse.
J'avoue, ce n'etait pas la chose la plus intelligente à dire. Bref, je jette un coup d'œil à l'écran, puis discute avec Ji-Hyun.
— Alors, la danse... ce n’est pas une bonne chose ?
— Malheureusement non. Ils commencent à danser avec les hommes pour les mener à leur perte. Les humains ne peuvent pas s’arrêter, ils dansent jusqu’à ce qu’ils meurent de fatigue. Un puissant sort touche les humains au contact des Korrigans s’essayant à la musique. Une ronde infernale.
— Comment sais-tu tout ça ?
— Je me suis renseignée.
— Les Korrigans sont des créatures puissantes, ajoute Colin.
— J’ai découvert autre chose, lance Ji-Hyun.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je.
— Ils savent s’adapter à l’évolution de notre société pour retourner notre technologie contre nous.
— Ainsi leur vengeance peut devenir dévastatrice, renchérit Colin.
— Ils se vengent... de ce jeu ?
— Nous les avons malmenés, répond Colin. Ils détestent les blagues. Ils n’ont donc pas du tout apprécié que nous nous acharnions sur eux dans un jeu... Pour eux, cela n’a rien d’amusant. Il ne faut jamais se moquer des Korrigans. Ils se vexent facilement, par conséquent, ils nous jouent un mauvais tour.
— Un tour qui nous conduit droit dans la tombe.
— Celui qui jouera le jeu sérieusement et lavera l’honneur des Korrigans en éliminant tous les autres, sera récompensé, explique Ji-Hyun.
— D’où le trésor. Qui s'élève désormais à 10 millions d’euros.
— C’est fort probable.
— Mais pourquoi nous ? Pourquoi être représentés par pays ?
— Quelle est la plus grande peur de l’homme à notre époque ? intervient Colin.
— Le réchauffement climatique ?
— Pire que ça.
— Une troisième guerre mondiale ?
— Oui. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine a ravivé chez tous les individus cette peur d’entrer dans une nouvelle guerre mondiale.
— Les Korrigans le savent, dit Ji-Hyun. Ils utilisent cette peur contre nous.
— « Les Korrigans le savent ». Non, mais vous êtes sérieux ? C’est un mythe !
— Trouve une explication, toi qui es si malin ! râle Colin.
— Là comme ça, je ne sais pas... dis-je, grognon. Et puis, pourquoi nous ? De simples ados encore au lycée ?
— Nous sommes la nouvelle génération...
— Pardon ?
— Bah celle qui va prendre le relais...
— Mais, pourquoi s'en prendre à nous dans ce cas ?
— Nous sommes tous des ados ingrats envers leurs aînés, nous nous foutons des règles et de la société. Les Korrigans nous lancent des avertissements. Ils nous perçoivent comme des êtres désespérés et désespérants. Par conséquent, ils aiment nous mener en bateau en alternant farces cruelles et coups de pouce à notre égard.
— C’est flippant... mais je n’arrive toujours pas à croire que ce soit crédible...
— Les Korrigans nous punissent, ajoute Ji-Hyun.
— Quoi ? dis-je. Mais vous vous entendez, sérieux ?
— Nos recherches sur la légende des Korrigans est pour l’instant... identique à notre problème.
— Que... C’est insensé !
— Nous nous plaignons tous sans cesse du temps de trajet, du temps qui passe, de notre existence programmée, explique Colin. À nous de nous rappeler que l’on ne peut maîtriser le temps. Que c’est arrogant de notre part de vouloir le contrôler. En nous mettant face à la réalité de la guerre entre nos pays, le Korrigan se venge du massacre des siens. En nous arrêtant le temps, il nous met face à notre misérable existence.
— Peur de la guerre, peur de la nuit, peur des maléfices, nous sommes condamnés à faire face à ces craintes, complète Ji-Hyun. C’est notre châtiment pour avoir tué les Korrigans sans une once d’émotion.
— WAR P KOR n’est qu’un jeu... dis-je.
— Pas pour eux ! s'exclame Colin.
— Il doit y avoir une explication plus rationnelle, plus logi…
— Le jeu reprend ! coupe Ulrich. Nous allons te traquer Maxence !
— Arrête de t’en prendre à moi !
— C’est toi qui as ouvert les hostilités en tuant Houssen !
Tous coupent leur communication, puis j'entends le rire de hyène de la voix féminine. Je me frotte les yeux, fatigué. Je me lève et observe le ciel noir par la fenêtre, éclairé de temps à autre par des éclairs. Le tonnerre gronde toujours. Je me plaque les mains sur mon casque, j'ai mal aux oreilles. Je m'étire, puis me rassieds à mon bureau pour reprendre le jeu. Je pose mes mains tremblantes sur le clavier. J'évite de rencontrer les autres joueurs en avançant prudemment dans la forêt. Ensuite, une lumière s’illumine en face de mon avatar. Une vaste prairie se dévoile. J'ecarquille les yeux, puis recule de mon écran. Merde ! Je suis à découvert !
Je tremble, retourne mon personnage pour rebrousser chemin. Mais je me retrouve face à face avec un autre avatar. Un personnage baraqué, vêtu d’une armure de Viking. La personne qui le contrôle débloque la communication. C'est Ulrich.
— Tiens, tiens, mais qui voilà, l’avatar blessé à la cuisse gauche.
Je me lève de mon fauteuil, reste penché au-dessus du clavier à observer l’écran de mon ordinateur. De la sueur coule sur mes tempes, mes mains tremblent.
— Ulrich ? Attends, pitié, ne fais pas ça !
— Ça fait trois heures que je te traque partout. Enfin, je te trouve.
— S’il te plait, je ne veux pas mourir...
— Tu veux que je prenne le risque que tu me zigouilles après ?
L’avatar d’Ulrich sort une batte de base-ball de son inventaire.
— Attends... Je... On n’est pas obligé d’en arriver là !
— Je ne te fais pas confiance.
Il lève l'objet au-dessus de sa tête.
— Arrête !
J'appuie frénétiquement sur les touches pour sortir les Uzis de mon inventaire, mais l’avatar Viking agit plus rapidement, il tape avec sa batte de base-ball dans la cuisse gauche de mon personnage. Je hurle de douleur. Mon ninja lâche ses Uzis. Je respire nerveusement, regarde ma blessure. Du sang imbibe mon jean.
— Alors, ça t’a fait quoi ?
— Ar... Arrête ça...
L’avatar d’Ulrich redonne un coup dans la cuisse. Je hurle de nouveau et tombe sur les fesses sur le parquet de ma chambre. J'agrippe ma jambe au niveau de la cuisse.
— Ça suffit ! Ma cuisse est en sang !
Ulrich ricane.
— Va crever !
L’avatar d’Ulrich lève de nouveau sa batte de base-ball. En même temps, je me mets à genoux, clique rapidement sur le clavier de mon ordinateur, ouvre l’inventaire, puis clique sur l’objet choisi. L’avatar Viking abaisse sa batte sur mon avatar Ninja. Je pare juste à temps le coup en brandissant un bouclier doré. Je respire de manière saccadée, fixe l’écran de mon ordinateur, une main posée sur le clavier, l’autre sur ma cuisse. Des traces de sang sont présentes sur les touches.
— Salaud ! hurle Ulrich. J’y crois pas ! Le bouclier de Wonder Woman ! T’as eu ça quand ?!
Je souris en coin.
— En découvrant une barrière invisible dans le niveau 12 de War P Kor... En franchissant ce mur magique, je me suis retrouvé chez les Amazones... Après une mission... je...
Je tourne de l’œil, l’écran devient trouble.
— Et oh ?
— Lâche... moi...
Je regarde la blessure sur la jambe de l’avatar Ninja. Des gouttes de sang tombent sur le sol graveleux.
— Ta jambe est en sang. Hein, Maxence ?
Je ne réponds pas, me mordille la lèvre inférieure, de la sueur coule sur mon visage, mes paupières se ferment à moitié, puis je m'écroule sur le dos. J’ai le tournis. Même allongé sur le sol, je vois l'écran de mon ordinateur. L’avatar Viking lève la batte. Soudain, il est stoppé dans son geste.
— Quoi ?! s'écrie Ulrich dans mes oreilles. Je ne peux plus bouger mon avatar !
— Fin de la session, déclare la voix féminine sinistre. 45 minutes de pause.
— Merde ! hurle Ulrich.
J'esquisse un sourire, souffle calmement, puis tente d’enlever mon casque. Toujours bloqué. J’ai mal aux oreilles à force. Je me place à quatre pattes, puis me lève en me cramponnant à mon bureau. Penché en avant, je regarde le sang couler le long de ma jambe. J'attrape une aspirine sur ma commode et boit une gorgée de soda. Je me dirige ensuite vers la porte. Je pose une main sur la poignée, la tourne dans tous les sens. C’est resté verrouillé cette fois. Saleté.
Je me tourne vers le meuble, prends une bande blanche et l’enroule autour de ma cuisse par-dessus son jean, puis je m’assieds dans mon fauteuil. Heureusement que j’avais gardé des bandages et des médicaments dans ma chambre.
Je regarde mon écran, survole la liste des adversaires éliminés. Je m'arrête sur le nom des adversaires encore en lice. Ulrich, Colin, Lucas et Ji-Hyun sont toujours de la partie. Les autres sont… morts ? Vraiment ?
Je soupire. Soudain, j'entends de nouveau ce rire diabolique. J'en ai marre ! Je ne tiens pas en place, je me lève, puis me dirige vers la fenêtre. Je contemple la rue. Je plisse les yeux, j'aperçois deux points rouges lumineux, et un éclair illumine la créature, comme décrite par Colin. Ah ! Je tombe à la renverse, tremblant de peur.
— C’est pas... vrai ! Qu'est-ce qu'ils foutent ici ?
Le rire s'intensifie. Je me relève, regarde de nouveau par la fenêtre. Je distingue six yeux rouges dans la nuit noire, puis la lumière de l’éclair orageux dévoile la présence de trois créatures.
Je ferme brusquement les rideaux, recule, puis m'assieds dans mon fauteuil, me frotte les yeux, scrute l’écran. Le son de la sirène retentit.
— Le jeu reprend, annonce la voix rauque.
Je pose mes doigts sur le clavier. Le bouclier devrait me protéger du prochain coup. Mais quelque chose d'étrange se produit. Les armes et le bouclier disparaissent en nuée de points lumineux dorés.
— Mais ?! Qu’est-ce que... ?!
L’avatar d’Ulrich n’a plus de batte. En pleine action, il abaisse son poing sur la mâchoire de mon personnage ninja. Ma tête dévie sur le côté droit, du sang se met à couler de la commissure de mes lèvres. C’est quoi ce bordel ?! J'essuie le sang au coin de ma bouche, puis regarde l’écran. Un message apparaît.
— Le jour va bientôt se lever. Suivez les Korrigans dehors si vous ne voulez pas exploser sur-le-champ.
Mon pouls s'accélère, je me lève d'un bond, puis jette un coup d'œil par la fenêtre. Je vois trois Korrigans recouverts d’une cape verte. Ils gigotent, font des gestes.
— Aaaaah ! panique Lucas. Y a trois Korrigans qui m’attendent dehors ! Vous aussi ?
— Oui... répond Ji-Hyun.
— Il ne reste plus que nous cinq, annonce Colin.
— La suite doit se trouver à l’extérieur, s'enthousiasme Ulrich. Suivons-les.
— Ils me font des signes dehors... dis-je. Je ne comprends pas...
— Moi aussi, ils forment un arc au-dessus de leurs têtes avec leurs bras, explique Colin.
— Ah pareil... ajoute Ji-Hyun. Ils essayent de communiquer visiblement.
— Ils sont trois pour vous aussi ? demandé-je.
— Oui... répond timidement Ji-Hyun.
— Trois branches, trois éléments, dit Colin. Même nombre que les symboles bretons. Ils indiquent le château de Dinan je pense.
— Celui sur la presqu’île du Crozon ? intervient Lucas.
— Oui, sans aucun doute. C’est leur repère.
— J’ai... peur... s'exclame Ji-Hyun.
— Tu veux crever là sans rien faire ? déclare Ulrich.
— Non... pleurniche Ji-Hyun.
— Alors, bouge-toi !
Je secoue la tête. Ulrich n'est pas diplomate.
— Hey, je peux enlever mes oreillettes ! annonce Lucas.
— Ah, enfin ! se réjouit Colin. La délivrance !
— Bon, on se retrouve tous là-bas, ordonne Ulrich. Ne perdons pas de temps, le décompte a commencé. À tout de suite.
— Okay, répond Lucas. Allons-y.
— J’y vais, suit Ji-Hyun. À toute.
— Yep, répond Colin.
Tous se déconnectent de la communication. Je soupire, nerveux, puis retire délicatement mon casque. Du sang coule de mes oreilles gonflées. Je grimace de douleur. J'essuie le sang avec un mouchoir, tremblant, puis prends une crème hydratante sur la commode, que je passe délicatement sur mes oreilles.
Ensuite, j'enfile mon sweat zippé gris à capuche. Je sors de ma chambre, descends les escaliers d’un pas peu assuré, j'ouvre la porte d'entrée, le vent glacial me fouette le visage comme des aiguilles.
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