14 - Complications
J'ouvre les yeux. Le décor est flou, je cligne des yeux, ma vision devient nette. Je distingue un plafond blanc et entends des bruits de machine respiratoire et de perfusions. Soudain un visage familier se penche vers moi.
— Oh Maxence, mon poussin !
Je vois où je suis, dans une chambre aux murs beiges, allongé sur un lit d’hôpital. J'ai un masque à oxygène sur le nez et la bouche. Ma mère se tient au-dessus de moi. Je tourne la tête sur le côté, mon père et ma sœur sont présents eux aussi.
— Je vais prévenir l’infirmière ! déclare ma mère.
Elle se précipite dans le couloir. Je me redresse péniblement.
— Oh, doucement fiston ! lance mon père.
Il m'aide à m’assoir. J'enlève mon masque à oxygène, puis regarde mes avant-bras et ma cuisse gauche, pas de blessures.
— Ne force pas ! Calme-toi. Prends ton temps.
Je suis essoufflé et nerveux.
— Où... où sont passés les Korrigans ?
Anaïs fait les yeux ronds.
— De quoi parles-tu ? dit-elle.
Je bafouille, paniqué.
— Des... Korrigans ! Les lutins ! Des... des créatures de Bretagne... ce sont eux qui... Ils voulaient se venger ! ... C’était un jeu... Mais on n’a pas... voulu voir... Ils ont... C’est...
Mon père pose ses mains sur mes épaules.
— Du calme ! Tu as eu un sacré accident. Tu dois reprendre ton souffle et te calmer.
— Quoi ? Un accident... Quel accident ?!
— Maxence, tu as été renversé par une voiture.
— Non... je... Quand ça ?
— Il y a six mois... Tu es resté dans le coma pendant six mois...
Je me prends la tête entre les mains. C'est impossible ! Je redresse la tête, regarde partout autour de moi, puis fixe mon regard sur le portable de mon père. Je lui prends des mains, regarde la date inscrite : 20 octobre 2024.
Ma soeur alterne son regard entre mon père et moi avec des yeux interrogateurs. Je tremble.
— Non... je jouais en ligne avec Houssen, et... y a eu ces attaques... réelles... puis les Korrigans sont arrivés... et...
Mon père me prend dans ses bras.
— Chuuuut chut. Ça va aller, tu es avec nous. Tu as dû faire un cauchemar. Ton accident a été... violent...
Anaïs pouffe de rire. Ce n'est vraiment pas le moment approprié.
— T’as reçu un sacré choc sur la tête pour être dérangé à ce point !
Je ne réponds pas, je me contente de pleurer. Mon père jette un regard sévère à Anaïs. Elle semble confuse.
— Mais... d’habitude il répond... m’envoie balader...
Ma mère entre dans la chambre, suivie de l’infirmière. En me voyant sangloter, elle se précipite vers moi pour me prendre dans ses bras. Mon père recule sur le lit pour la laisser m'enlacer.
— Oh Maxence, je suis si heureuse que tu te réveilles enfin...
Je pleure de plus belle sur l’épaule de ma mère, son parfum au miel me fait chaud au coeur.
— Je suis désolé... pardon...
Ma mère se redresse, essuie ses larmes sur ses joues.
— Mais de quoi ?
— De tout... de mon comportement stupide... Je suis désolé...
Mon père me regarde avec un sourire ému. Ma mère m'étreint de nouveau.
— Ce n’est rien Maxence, ce n’est rien. L’important c’est que tu sois en vie !
Elle se remet à pleurer, je me blottis dans ses bras. Anaïs observe la scène, bouche bée.
— Alors là, si on m’avait dit un jour que mon frère s’excuserait, je ne l’aurais pas cru !
Mes parents s’écartent pour laisser l’infirmière s’occuper de moi. Je constate que mon pied est retenu par une lanière au barreau du lit.
— Qu’est-ce que c’est que ce délire ? paniqué-je.
Je tire ma jambe vers moi, la sangle résiste. Mon père m'explique que ces derniers temps, j'avais l'esprit dérangé, puis l'accident s'est produit en pleine nuit lorsque je suis sorti en trombe de la maison. Quand je lui ai parlé des Korrigans, il pensait sérieusement que je me droguais. Il a alors fait ce qu'il m'avait conseillé, appeller une aide extérieure pour toxicomane. Je ne suis pas dans une chambre d'hôpital ordinaire. Je tends l'oreille, perçois des plaintes et des hurlements. Je viens de comprendre que je suis en service psychiatrique. J'ai envie de hurler, mais cela risque de compliquer la situation. Je dois jouer le jeu, faire comme si j'avais bien eu cet accident de voiture, et surtout, rester calme pour pouvoir sortir d'ici au plus vite.
Mon stratagème fonctionne et une semaine plus tard, l'équipe médicale me laisse partir. Je rentre chez moi, accompagné de mon père, silencieux.
Arrivé à destination, je rejoins ma mère et ma soeur au salon, m'assieds sur le canapé. Ma mère me sert un soda. Je bois une gorgée, puis pose la question qui me brûle les lèvres.
— Alors... j’ai eu un accident ?
— Oui, une voiture ne t’a pas vu et elle t’a percuté... répond ma mère.
— T’as pas regardé la route en traversant ! ajoute Anaïs.
Mon père fronce les sourcils. Je ne réagis pas, me contente de tortiller les mains.
— Et vous dites... que c’était le jour où je suis sorti de la maison pour aller voir mes potes, c’est ça ?
— Oui, tu jouais en réseau à ton jeu sur ton ordinateur, puis tu es sorti en trombe de la maison...
Les mots ne sortent pas, je baisse la tête, essaye de me souvenir si ce que j'ai vécu est réel ou non. Je sens les regards de mon père, ma mère et Anaïs posés sur moi, ils observent mes réactions, analysent mes moindres faits et gestes à la recherche d'une anomalie. Je ne suis pas fou ! Je sais ce que j'ai vu. Tout s'est passé hier soir dans mon esprit. Tout est clair et limpide comme de l'eau de roche. Je ne peux malheureusement rien dire. Mes parents s'entêtent à poser un diagnostic sur mes propos. Je me redresse, fixe ma mère.
— Je peux sortir ?
— Dans cet état ?! s'étonne-t-elle, affolée.
— J’ai... j’ai besoin de vérifier certaines choses...
— Il fait nuit noire dehors ! Tu iras demain quand il fera jour, d’accord ?
Je lève la tête vers la fenêtre. Effectivement, la nuit est tombée, je n'ai pas vu le temps passer. Je soupire, puis me lève. Je tiens difficilement sur mes jambes, marche en boitant un peu en direction de l'escalier.
— Je... je vais me coucher...
— Tu ne veux pas dîner ? demande ma mère.
— Non merci... je n’ai pas faim...
Je monte l’escalier, abattu. J'entre dans ma chambre, jette un œil sur mon ordinateur, puis attrape dans le tiroir de la commode un plaid pour le recouvrir. Ensuite, j’avance vers la fenêtre, tremblant, regarde dehors. Rien. Je ferme les rideaux, puis pars me blottir dans mon lit, sous la couette. Je laisse la lumière de ma table de chevet allumée. Je plaque mes mains sur les yeux, laisse mes larmes couler. En fond sonore, j'entends les rires d'Anaïs, et les bruits de vaisselle, m'endors.
Le lendemain matin, je me lève, me prépare, enfile un jean bleu foncé et un blouson noir avec les manches blanches. Je descends les marches de l’escalier, m’arrête devant l’ouverture du salon. Mes parents sont assis sur le canapé. Ma mère se retourne.
— Oh, tu sors déjà ?
Je regarde l’horloge : 10H00.
— Oui... je ne serai pas long.
— Fais attention à toi en traversant.
— Ne regarde pas ton portable en marchant ! ajoute Anaïs.
— D’accord... dis-je, simplement.
Je n'ai pas la force, ni l'envie de rétorquer. Mes pensées sont accaparées ailleurs.
— Nous t’attendrons pour le déjeuner, annonce mon père.
— Ok, à tout à l’heure.
L'air matinal est frais, mais les températures sont douces pour la saison, sans doute dû au vent de l'Atlantique. Je me balade dans les rues en direction de la maison d’Houssen, mains dans les poches. J'observe les alentours, anxieux.
Arrivé devant la porte d’entrée, je marque un temps d’hésitation, puis souffle. Je constate que les volets sont fermés. La maison est laissée à l'abandon, de mauvaises herbes ont envahi le jardin, des gerbes de fleurs désséchées jonchent l'allée.
Je vacille, décide de faire demi-tour. Houssen est bien mort. Je n’en reviens pas. Suis-je vraiment coupable ? L’ai-je vraiment tué en tirant une balle dans le front de son avatar ? C’est absurde, insensé. Et pourtant… il est bel et bien mort.
Je tends la main. Ma manche de blouson glisse sur mon bras, dévoile mon bandage qui entoure mon poignet et la paume de ma main. Je soupire, fourre les mains dans les poches, puis marche en direction de la plage du Porzic, yeux embués de larmes.
Arrivé, pieds ancrés dans le sable, je fixe l'horizon, les halos dorés se reflétent sur les vagues de l'océan et brillent comme des cristaux précieux à sa surface. Quelques personnes profitent de ce temps calme pour se promener ou pêcher des crustacés. Je hausse les épaules, laisse mon regard se perdre dans l'étendue marine. Je ferme les yeux et écoute le bruit des vagues s'échouer sur les rochers.
— Ça avait l’air pourtant si réel...
J'ouvre les yeux et découvre Ji-Hyun en face de moi. Elle se tient là, porte un jean skinny, un pull en maille beige et trench marron, ses cheveux longs ébène ondulent par les brises. Je me frotte les yeux. Elle est bien là, je m'avance vers elle, prends son visage entre mes mains. Ses joues sont douces et chaudes. Ji-Hyun recule pour se libérer.
— Pardon. Je ne voulais pas te faire peur. Je voulais juste vérifier que tu étais bien réelle.
Ji-Hyun secoue la tête de gauche à droite, ses yeux brillent. Je n'arrive pas à croire qu'elle soit ici. Les autres seraient en vie eux aussi ? Je réfléchis, mon cœur se serre. Et Houssen alors ? Pourquoi est-ce différent ? Je ne sais plus quoi croire.
— Tout le monde me traite de folle, renifle-t-elle, je suis pourtant certaine d’avoir vu ces créatures !
— C’est pareil pour moi...
— Pour de vrai ?
— Où t’es-tu réveillée ?
— À l’hôpital...
— Toi aussi... Dis-moi, tu es restée combien de temps ?
Elle essuie ses joues avec la paume de sa main blanche.
— J’ai chopé une forme grave du Covid. Un nouveau variant, le Zêta V3 qu’ils ont dit... Je suis restée à l’hôpital pendant trois mois en réanimation... Je dois avoir l’air d’un zombie, pâle comme je suis…
Elle pose ses mains sur ses joues rosées par la timidité.
— Ne t’inquiète pas, ça ne se voit pas tant que ça. Tu es toujours aussi jolie.
Elle sourit timidement, puis prend un air triste.
— As-tu gardé tes blessures ?
Je lui montre mes bras.
— Non...
— Qu’est-ce qui se passe Maxence ?
— Je ne sais pas...
— Qu’est-ce qui nous arrive ?
Comme dans un élan de solidarité et poussé par une envie de réconfort, je prends Ji-Hyun dans mes bras, tout en jetant des regards anxieux partout autour de nous. Le doux bruit des vagues, le souffle du vent et les rires d’enfants nous enveloppent.
Je lève la tête vers le ciel. Le soleil brille de mille feux. Je m’écarte, attrape la main de Ji-Hyun. Nous nous promenons sur la plage. Soudain, elle stoppe net, se tourne vers moi avec des yeux larmoyants.
— Maxence, j’ai peur. Peur que ces créatures reviennent. Peur de mourir ou de devenir folle.
— Je m'inquiète aussi. Tout se passera bien, tout va rentrer dans l'ordre.
— Tu en es sûr ?
Je me mordille la lèvre inférieure. Bien sûr que j'en doute. Le jeu n'est pas terminé, puisqu'il n'y a pas eu de gagnant. J'aimerais le montrer, mais l'anxiété me souffle le contraire. Je ne dis rien, pour ne pas apeurer Jin davantage.
— Rendez-vous au Château de Dinan....
Je tourne la tête brusquement vers elle, le cœur tambourinant dans la poitrine, pas d'excitation, mais d'angoisse.
— Tu as entendu ?
— Quoi donc ?
— Rendez-vous au Château de Dinan....
— Ça ! Cette voix fluette et trainante, presque imperceptible.
— Oui... répond Ji-Hyun d'une voix faible. Que fait-on ?
— Je ne peux pas l'ignorer, je ne peux pas non plus rester là à me demander si je suis cinglé ou non. Il faut que je sache ce qui s'est passé !
Ji-Hyun baisse la tête. Je la contemple, serre sa main, puis me penche vers elle.
— Tu viens avec moi ?
— Oui, dit-elle d´un son étouffé.
D'un pas accéléré, je l'entraine vers mon domicile. Nous n'échangeons aucun mot durant le trajet. Je file dans le jardin, direction le cabanon. Le cadenas n'est pas mis. J'ouvre les portes et sors deux vélos. En selle, direction le château de Dinan. Nous pédalons près de trente minutes. Arrivés sur place, nous apercevons Ulrich, Colin et Lucas. En entendant le bruit grinçant de mon vélo, ils se tournent vers nous.
— Tiens, te voilà enfin, lance Ulrich.
— Vous aussi, vous avez entendu la voix ?
— Yep, confirme Colin.
— Où sont les autres ? demandé-je.
— Pardon ? s'étonne Lucas.
— Nous sommes là, tu le vois bien, répond Colin en me tendant une pâtisserie.
— Je veux dire, les 25 autres joueurs... dis-je, en enfournant une bouchée.
— Ils n’ont pas atteint notre niveau, explique Ulrich. Par conséquent, ils ne connaissent pas cet endroit, ni l’existence des Korrigans.
— Est-ce qu’ils sont tous vivants ?
— On ne sait pas.
— Vous vous êtes réveillés à l’hôpital je suppose ?
— Oui...
— Oui. Au bout de trois mois... explique Lucas.
— Comme nous tous, annonce Ulrich.
— Pas tous... Moi, je me suis réveillé au bout de six mois...
Colin me dévisage avec des yeux ronds et un sourcil arqué.
— T'es un privilégié dis-moi, ricane Ulrich.
— Nous sommes les seuls à nous souvenir de ce qui s’est passé, intervient Lucas pour changer de sujet. J’ai discuté avec Abdel et Gunnar, ils ne se souviennent de rien.
— Normal, déclare Ulrich. Nous sommes les seuls à avoir vu les Korrigans et leur Reine.
— Pourquoi nous cinq ?
— Nous avons réussi à avancer le plus loin possible.
— Il ne devait en rester qu’un au final, non ?
Tous baissent la tête, inquiets. Ji-Hyun agrippe ma main, se colle à moi. Ulrich le remarque.
— Oooh mais dites-moi, un couple s’est formé ! C’est mignon tout plein !
Ji-Hyun se cache le visage, timide.
— La ferme Ulrich ! dis-je.
Ulrich fronce les sourcils, vexé. Il se baisse pour ramasser une pierre.
— Bon, que fait-on ? demande Colin. Personne ne nous croit...
Soudain, je reçois un objet sur ma cuisse gauche. Je hurle de douleur. Je me tourne vers Ulrich, il vient de me lancer sa pierre. Occupé à discuter avec Jin, Colin et Lucas, je ne l'ai pas vu venir.
— Aaaarh ! Mais ça va pas la tête ! Qu'est-ce qui te prend ?!
Ji-Hyun regarde ma cuisse, une tâche rouge apparait sur mon jean au centre de la cuisse.
— Je voulais juste vérifier quelque chose, déclare Ulrich.
Je me tiens la cuisse.
— Ça va ? demande Ji-Hyun.
— Oui, ne t’en fais pas, ça va...
— Nous avons tous gardé les mêmes blessures, constate Ulrich.
Je déglutis avec difficulté. J'étais certain de ne plus rien avoir. Pourquoi cette blessure est-elle revenue ? Un silence lourd et pesant s'installe. Colin le brise.
— Nous sommes en plein jour, nous ne les verrons peut-être pas.
— Attendons la tombée de la nuit alors, propose Ulrich.
— Je n’ai aucune envie de les revoir, dit Lucas.
— Que doit-on faire ? demande Colin.
J'entends une voix me souffler la réponse, la même que sur la plage.
— La solution se trouve à l’usine d’eau potable, murmuré-je.
— Quoi ? s'interroge Colin.
— Poraon....
— Vous avez entendu ? panique Ji-Hyun.
Tous acquiescent. Nous l'avons tous bien entendu cette fois-ci.
— C’est possible, vu que tout tourne autour de points d’eau, ajoute Colin.
Nous avons tous les cinq gardés nos souvenirs et nos blessures. Il est temps d'obtenir des explications et de mettre un terme à cette mascarade. Savoir que mes compagnons de jeu sont aussi préoccupés que moi, c'est suffisant pour me rassurer et me convaincre que je ne suis pas fou. Nous montons chacun sur nos vélos, puis filons en direction de l’usine d’eau potable.
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