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MINISTÈRE DE LA DÉFENSE.

Jour 16 ap. R.

Enregistrement numéro 102 ; dit Premier appel.

Centre Commercial CORA.

Moulins-Lès-Metz, 25 juillet

[Clic]

- Police Secours, j’écoute.

[Grésillements]

- Venez vite à l’Actisud. Par pitié. Il y a des morts partout !

[Grésillements]

- Vous pouvez répéter ?

[Klaxons]

- Madame, je ne vous entends pas bien. Quelqu’un vous menace ? C’est une alerte attentat ? (Je ne comprends rien de ce qu’elle dit, ça klaxonne dans tous les sens)

[Larsen]

- Je ne sais pas…

[Sanglots]

[Coups de feu]

- J’entends des tirs !

- C’est un policier.

- La police est sur place ? (Audrey, regarde s’il se passe quelque chose sur le réseau. Il y a un truc qui cloche. J’ai bien peur que ce soit encore un attentat.)

- Non, lui était déjà là. Enfin… j’en sais rien du tout. Il était là... Envoyez des secours !

[Gémissements]

- Madame, essayez de vous calmer. Qu’avez-vous vu ?

- J’amenais les courses à la voiture et… et… mon mari, mes enfants, ils sont encore dans la galerie marchande ! Je dois y retourner.

[Sanglots]

- Madame, quel est votre prénom ?

- Julie.

- Écoutez-moi, Julie, votre mari est sûrement quelqu’un d’intelligent. Il faut partir du principe qu’il aura trouvé un abri pour votre famille en attendant de l’aide. Dites-moi où vous vous situez précisément ?

- Sur le parking, à côté de ma voiture. Pitié, faites quelque chose. Ils tuent n’importe qui. [Sanglots]. Mais pourquoi font-ils ça ? [Sanglots]

- Julie, avez-vous un moyen de vous mettre en sécurité ? Dans votre véhicule par exemple.

- Je n’en sais rien. Je ne trouve plus les clés. J’ai dû les échapper lorsque…

[Alarme]

- Que se passe-t-il ?

- Ils cassent les vitres des voitures ! Des gens y étaient enfermés. C’est terrifiant. [Hurlements] (Monsieur, est-ce que ça va ?)

- À qui parlez-vous ?

- Quelqu’un qui est sorti du magasin en même temps que moi. Il est blessé et vient de s’écrouler par terre.

[Silence]

- Écoutez, on vient de me confirmer qu’il y a bien des perturbations dans votre secteur. Des secours sont déjà en route. Cachez-vous sous votre véhicule si vous ne pouvez pas faire autrement, et ne faites aucun bruit.

[Hurlements]

- Vous êtes toujours avec moi ? Avez-vous bien entendu ce que je viens de vous dire ?

[Silence]

- Julie ?

- Oh, c’est horrible ! C’est effroyable !

[Silence]

- Julie ? Répondez-moi. Julie ?

[Silence]

- Je suis là… Je suis montée sur le toit d’une camionnette. Je les entends partout autour.

- Ne faites pas ça. Restez couchée.

- Oh mon Dieu !

-

- Ils sont des centaines en réalité. J’en vois jusqu’à l’autoroute… (Qu’est-ce que…)

- Qui ? Qui sont-ils ?

-

- Julie ?

- Tout le monde.

[Inaudible] [Cris]

- Julie ?

-

- Julie ?

-

- Julie ?

[Fin de conversation]

— Comment avez-vous récupéré ça ? demanda le ministre à son secrétaire.

— Un journalise de rmc. Je ne connais pas ses sources.

— Il ne faut pas que cela puisse sortir d’ici. Votre journaliste saura la boucler ?

Un militaire expira passivement. Il ne voyait absolument aucun intérêt à minimiser les faits comme lors des premiers jours.

— Il est parti hier. Comme les autres. Et vous savez, je ne pense plus qu’on soit à un détail près. Il y a déjà tellement de vidéos sur les réseaux sociaux que…

— Je ne veux pas en ajouter davantage, coupa-t-il.

Responsables gouvernementaux et autres gradés se perdirent dans des regards défaitistes. Ils en avaient conscience : la guerre était perdue, et rien ne serait jamais plus comme avant ; inutile d’avoir recours à la télévision, à la radio ou à internet pour s’en apercevoir ; il n’y aurait bientôt plus rien tout court.

Le ministre sembla accuser le coup.

— Vous avez raison, dit-il. Tout ça n’a plus aucun sens…

Il se leva de la table ovale et s’approcha d’une fenêtre. En bas, noyé parmi les détritus, l’ourson Michka était toujours couché sur le dos ; l’expression joyeuse et sensiblement décalée à l’infinie tristesse de sa propriétaire. Il se remémora cette petite fille – cinq ans tout au plus – à qui l’ours appartenait, ainsi que la scène poignante offerte à sa mère parce que l’on abandonnait l’unique lien à sa vie d’avant : une minuscule peluche dérivée du dessin animé Masha et Michka. Dans la précipitation, martelés par les haut-parleurs braillant qu’il ne fallait rien emporter et s’alléger au maximum, beaucoup de gens avaient perdu toute faculté de discernement et s’étaient mis à balancer ce qui leur passait sous la main, d’une simple casquette à des sacs à main. Ils sont là, ils sont là,entendaient-ils dans la foule. Or il n’y avait personne, leur arrivée n’étant prévue que deux jours plus tard. Mais comment les blâmer ? La peur était plus forte que tout. Ils avaient vu trop d’horreur à la télévision, dans le journal, sur internet ; trop de massacres dans les villes et à la campagne pour garder un semblant de raison. Même si l’opération de sauvetage s’était relativement bien déroulée, certains auraient tué pour s’assurer une place à bord des bus, négligeant sans états d’âme leurs possessions. Il en résultait des colonnes de bagages, de vêtements et d’objets divers, amassés sur les trottoirs tels de vulgaires surplus inutiles.

Le boulevard Saint-Germain était totalement sevré d’activité humaine. La ville était déserte, personne n’avait le droit d’y circuler hormis les chars de l’armée et les voitures de police. L’une d’elles subsistait devant le ministère de la Défense, gyrophares dansants, ses occupants accoudés au toit à se féliciter du bon déroulement de l’évacuation des deux derniers jours. Selon les estimations, quatre-vingt-quinze pour cent des riverains de Paris – et de sa banlieue – avaient été déportés vers l’ouest sans incident. Mais tout le monde n’était pas monté dans les bus. Ces réfractaires étaient pour la plupart des personnes âgées ou des vagabonds qui ne voyaient aucun intérêt à retarder leur mort de quelques jours. Ils avaient été autorisés à rester, du moment qu’ils ne trainaient pas dans les rues.

Le ministre ouvrit la fenêtre. Le raffut des hélicoptères de la veille avait laissé place à un calme presque oppressant. Une tiède bourrasque s’engouffra et fit s’envoler un paquet de feuilles à en-tête de la République ; vestige d’un monde en perdition. La bise légère glissa sur l’air sans contrainte ni son parasité par l’activité humaine ; on pouvait entendre le sifflement des chênes centenaires. Une situation rare. Un mois plus tôt, cette vision aurait été appréciée pour la sagesse qu’elle renvoyait : un oasis de silence dans une des villes les plus peuplées d’Europe. Mais là, avec ces choses aux portes de la ville, plus rien n’avait parfum de sagesse. Dans le ciel d’été, le soleil agissait toujours de la même manière que lors des millions d’années précédentes, ses rayons frappant le macadam et les immeubles haussmanniens ; se moquant du sort attribué aux habitants de cette planète, qui ne seraient bientôt plus qu’un battement d’ailes supplémentaire à son échelle temporelle.

Tiens, encore la fin d’une espèce.

Accoudé à sa fenêtre, le ministre profitait de ces derniers instants avant le repli. C’était la toute dernière réunion de crise orchestrée depuis ses quartiers. Bientôt, il faudrait se réfugier dans le bunker situé sous le bâtiment, puis s’enfuir vers une ville de province, à l’ouest, puis une autre ; il faudrait peut-être même quitter le continent.

Il entendait les différents membres de l’état-major s’entretenir derrière lui, toujours dans ce même écho, ces mêmes discours désespérants qui résonnaient depuis des jours. L’un des officiers venait d’entamer la traditionnelle distribution des cartes tactiques.

Les carrés représentaient les villes abandonnées, les étoiles les détruites, les triangles celles où des cas de contamination avaient été recensés. Pour mieux organiser les secours, les autorités avaient séparé le pays en trois zones depuis son épicentre. La A était totalement délaissée et livrée à elle-même – interdiction formelle d’y pénétrer. La B était en phase de repli vers la C, avec comme seul objectif de ramasser tous les êtres vivants possibles et d’évacuer le secteur. La C demeurait pour l’instant sous contrôle de l’armée régulière et des différents corps de police et de gendarmerie.

— Le Commandement des Forces aériennes a relevé des groupes progressant depuis le sud et l’est. Plusieurs de nos unités tentent actuellement de les contenir à hauteur d’Évry et Charles de Gaulle.

— Combien sont-ils ?

— Environ dix-mille hommes et femmes.

— Je ne parlais pas de nos forces, commandant.

Un silence peu commode s’invita, coupant tout dialogue comme s’il était un acteur à part entière de la conversation.

— Commandant ? s’impatienta l’officier.

— Au moins deux-cent-mille à Évry, mon général, et autant à Roissy. Leur nombre ne fait qu’augmenter. Nos munitions n’ont plus d’effet sur la plupart d’entre eux, leur mutation étant trop avancée. Voici ce que nos satellites ont photographié à sept heures trente, près de Lizy-sur-Ourcq.

En transparence d’une carte routière, une marée de petits points noirs déferlaient en direction de Paris en levant un panache de poussière derrière elle. Le commandant fit défiler d’autres clichés sous plusieurs angles, dévoilant avec précision les troupes de l’ombre.

Le secrétaire déglutit :

— Des bataillons. Ces saloperies forment de véritables bataillons.

— Avons-nous pu obtenir une estimation de leur nombre ? demanda un amiral au costume irréprochable.

— C’est très difficile. Nous n’avons aucun recul sur ce qui se passe au cœur des zones sinistrées. Mais en tout état de cause, en admettant qu’une personne sur trois soit tuée, une transformée et qu'une autre parvienne à s’en sortir, leur nombre approximatif sur le territoire serait compris entre deux et trois millions. Ces chiffres et estimations ne concernent que la France.

Le général tiqua subitement, se rappelant qu’ils n’étaient pas seuls à affronter la propagation.

— Comment s’en sortent nos voisins ?

— Nous n’avons presque plus aucun contact avec leurs états-majors. Mais ce n’est pas très éloigné de ce que les médias rapportent depuis ces derniers jours. À savoir que (il sortit une feuille d’entre cent autres) la Wallonie et la vallée de Ruhr sont perdues, à l’exception de quelques villes qui résistent encore ; que des cas ont déjà été rapportés à Amsterdam, près de Munich, et même jusqu’à la frontière entre l’Allemagne et la République Tchèque. Certains fonctionnaires belges et luxembourgeois ne répondent plus depuis hier soir. À moins qu’ils ne soient en cours d’évacuation vers un pays hôte, je pense que c’est fini pour eux.

Décontenancé, le général baissa la tête vers ses notes, imitant le reste de ses divers contingents.

Le désarroi, la panique, l’impuissance, ils étaient passés par toutes ces émotions. Au départ, ils avaient cru parvenir à enrayer l’épidémie. Mais il s’était vite avéré impossible de quadriller autant d’espace. Et le temps s’était constitué un ennemi complémentaire au fléau, les créatures se développant au rythme des nuits et des jours de liberté. La plupart des gens croisant leur chemin s’étaient faits massacrer pendant que d’autres avaient augmenté leurs rangs à une croissance quasi exponentielle. Ils avaient fait tout ce qu’ils avaient pu ; du bidasse au réserviste, du flic au pompier, du maire aux élus, tous avaient tenté de résister, de les repousser ; tous s’étaient battus. Mais le combat était aussi équilibré qu’un triple champion du monde de kickboxing face à un retraité de la poste.

— Je n’ai rien de plus à vous apprendre, reprit le subalterne. Nous bombardons chaque foyer infesté sans relâche comme au premier jour, mais… ils sont trop nombreux, trop éparpillés. Nous ne causons pas assez de dégâts dans leur camp. Et puis il reste des civils parmi eux, beaucoup de civils. Une majorité à vrai dire.

Les civils. C’était l’éternel problème de la guerre propre voulue par les gouvernements modernes. En façade, celle-ci devait en être une. La réalité, c’était des Rafales et des Eurocopter Tigre qui lâchaient des tonnes d’explosifs à tout va sur les agglomérations, mitraillaient des foules entières, utilisaient du napalm. Bien sûr, au début, ils avaient épargné les premières villes, les avaient laissées à l’abandon. Metz, Thionville, Nancy, Strasbourg ; toutes étaient encore debout et en état, seulement vidées de leur population. Ils avaient espéré minimiser leur impact et convoité secrètement leur reconquête. Mais ils s’étaient ensuite rendu compte que trop de contaminés s’écoulaient d’entre les mailles du filet. Alors la décision était tombée. On éradique. On éradique tout. Elle était venue de haut, de très haut dans la hiérarchie. Reims était alors devenu un champ de ruine fumant, tout comme Troyes, Dijon ou encore Besançon ; leurs habitants sacrifiés.

Il n’y avait plus rien à ajouter.

— Messieurs, entama le ministre, je pense qu’il est temps de vous inviter à rejoindre nos installations souterraines pour ceux qui veulent poursuivre la lutte. Pour les autres, un hélicoptère est à disposition sur le toit.

La manœuvre fut aussi bruyante qu’une salle de classe de collège à l’heure de la récréation, se résumant à un tintamarre de chaises grinçantes sur le carrelage.

— Vous, vous restez.

Le secrétaire leva la tête, attendit que la salle se vide et s’en alla vers le ministre tout en se demandant bien ce qu’il attendait de lui.

— Voulez-vous un verre ?

***

Des années qu’il l’avait repéré dans la cave du ministère : un Romanée-Conti, millésime 2009, n’attendant qu’un évènement à la hauteur pour être dégusté – et la fin du monde était un évènement suffisamment de taille pour déboucher ce trésor issu des terres de Bourgogne.

Face à face, appuyés à chaque montant de fenêtre, cela faisait près de deux heures qu’ils s’imprégnaient de son nectar, repoussant leur retraite vers les basfonds du sol au plus tard possible.

— J’ai bien fait d’aller chercher cette bouteille, qu’en dites-vous ?

— Je n’en dirais qu’une chose : c’est de loin le meilleur moment que je passe depuis ces deux dernières semaines.

Il lampa la fin de son verre pour le tendre à nouveau ; ce jéroboam devait disparaître.

Avec le temps, ministre et secrétaire avaient appris à se connaitre et à s’apprécier, créant même une sorte d’amitié inavouée entre eux. En souvenir de leur collaboration, ils venaient de consacrer cette dernière heure à énumérer chaque cas qui avait été à deux doigts de précipiter la société dans le chaos. Notamment les attentats de Strasbourg, ceux qui avaient achevé de faire vaciller tout un pays quand cent-soixante-quatorze enfants de maternelles et d’écoles primaires avaient été assassinés simultanément par plusieurs commandos ; acte qui eut pour conséquence un basculement définitif dans la peur de l’autre et le repli sur soi.

Après la capitale alsacienne, beaucoup s’étaient dit dque rien de pire ne se produirait ; qu’on avait touché le fond ; qu’on n’irait pas plus loin dans la barbarie humaine. Mais à Argenteuil, quelques semaines plus tard, un kamikaze s’était pourtant fait exploser dans une maternité ; à Boston, un lycée avait été rayé de la carte. Et puis, telle une apothéose à cette œuvre odieuse, il y avait eu Tel Aviv et ces millions de morts. C’était un mur d’escalade infini ; une échelle sans fin ou chaque marche n’était que pire abomination à commettre. Que pouvait devenir le monde ? Que pouvait-il advenir d’autre de lui et de ses misérables âmes que ce qui se déroulait depuis quinze jours ?

Le ministre et le secrétaire philosophèrent ainsi quelques minutes, évoquant ces questions d’humanité perdue dont la source remontait à bien avant l’apparition des premiers monstres. C'est à cet instant que la sirène se mit à retentir sur toute la capitale. Un son linéaire, ensorceleur. Et qui avait un parfum de définitif aussi.

Le son de la fin.

— J’ai entendu ce matin que le tunnel sous la Manche avait été dynamité par les Anglais, déplora le ministre, s’évertuant à ignorer l’ondulation grave et étirée de la sirène. Que des milliers de personnes se trouvaient à l’intérieur au moment de l’explosion.

— C’est la triste vérité. On ne sait pas précisément combien sont morts, mais, au moins, c’est fini pour eux. Pour les autres, il faudra encore attendre.

Le ministre se pinça la lèvre inférieure tout en écarquillant les yeux. Il avait l’habitude d’arborer cette grimace quand il était fatigué, à bout de force et bercé d’incertitudes. Il connaissait la situation dans le nord du pays. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants se trouvaient piégés entre la mer et les créatures en furie. Ils n’avaient plus que l’Angleterre comme seul espoir, la Belgique ayant fermé ses frontières et sa police tirant à vue sur quiconque tentait de passer la ligne.

La mort les attendaient des deux côtés.

— Je ne parviens pas à ôter de mon esprit le sort réservé à ces innocents. Je ne peux pas m'empêcher de les voir guetter l’arrivée des hordes tout en espérant une aide que personne ne leur apportera jamais.

Les trémolos dans sa voix se montrèrent un juste indicateur, le ministre n’eut pas besoin de l’observer pour deviner que l’émotion l’avait terrassé, que ses yeux étaient gorgés d’autant de larmes que d’horreurs entrevues dans sa carrière. Le sort réservé à ces personnes était d’une tristesse absolue. Face à l’émotion, le ministre n’était pas mieux loti et laissait s’écrouler toutes les interdictions que son rôle ministériel de fonctionnaire rebutait jusque-là. Il songea à ces nombreuses commémorations données en hommage à la fameuse poche de juin 1940, à Dunkerque ; celle qui s’était vue acculée et oppressée jusqu’à la déroute que l’on connait, et il réalisa à quel point l’histoire n’était que répétition. À la différence que personne ne rejoindrait l’Angleterre cette fois-ci ; plus précisément depuis que le Royaume-Uni avait ordonné le sabordage de tout navire pénétrant ses eaux et d’abattre tout avion violant son espace aérien.

Ces millions de français étaient absolument seuls.

— Que Dieu leur vienne en aide.

Une déclaration qui étonna le secrétaire ; son supérieur n’avait jamais fait aucune allusion à sa foi. Mais il n’était qu’un mortel. Rien de plus qu’un homme finissant par se remettre à l’Éternel.

Les policiers, qui étaient toujours dehors, s’écartèrent brusquement de leur véhicule. Tous les quatre se mirent à sautiller tels des chiens errants, l’arme au poing, épiant le bout de l’avenue comme si les pires cauchemars de leur enfance s’apprêtaient à en surgir.

Le secrétaire tapotait sur son smartphone en même temps.

— Je lis que nos dernières défenses ont été mises en miettes porte de Bagnolet. La ville est ouverte.

— Je pensais que nous disposerions de plus de temps...

Il se contenta d’emplir ses poumons tout en saisissant sa veste. Il la passa sur ses épaules, persuadé que cela formerait le signal, le message clair et explicite qu’il était grand temps de quitter les lieux et de se rendre trente mètres plus bas, auprès des autres militaires et dirigeants qui auraient choisi cette alternative à la fuite.

— Est-ce que votre famille est en sécurité ?

— Oui, répondit le secrétaire, visiblement irrité par cette question alors que l’urgence se situait ailleurs. Mes proches sont en Guyane depuis trois jours.

— Mes enfants vivent à l’étranger depuis des années. Au Canada. J’ai dit à mon ex-femme de partir les rejoindre hier. Elle n’avait qu’à accepter de monter dans l’avion que j’avais affrété pour elle, mais elle a refusé. Je crois qu’elle n’accepte pas ce qui arrive. Elle préfère rester chez elle et s’entourer de ses vieux albums photo comme si elle parvenait à bloquer le temps, voire à le remonter. C’est curieux vous ne trouvez pas ?

Tétanisé par ce qu’il voyait par la fenêtre, ce dernier ne prêtait plus la moindre attention aux doléances de son supérieur.

— Monsieur… murmura-t-il. Monsieur…

Les policiers se déployèrent en ruban face à la pléiade grouillante issue du quai d’Orsay. Le spectacle était terrifiant, le bruit assourdissant. Ils étaient des centaines, des milliers à se déverser sur le boulevard comme des anchois à l’ouverture d’un filet de pêche. Certains étaient à un stade avancé de leur mutation, ils sautaient, s’agrippaient aux murs des façades, aux arbres ; d’autres avaient encore largement l’apparence humaine et suivaient le mouvement à leur rythme. D’autres encore rampaient, blessés ou démembrés par les différentes représailles militaires. Ils étaient à la traîne.

Le ministre ne réagit pas. Au fond de lui, dans l’intime conviction acquise du fruit de sa carrière et de son expérience de la vie, il savait que c’était trop tard depuis le début ; que le combat était perdu depuis les premiers jours. Et maintenant ? se demandait-il. Courir jusqu’au sous-sol et sauver sa peau ? Pour quoi faire ? Commander la contre-attaque ? Contre qui ? Contre quoi ? Vers où ? Et dans le bunker, que ferait-il de plus ? Il avait déjà tout tenté.

Le ministre en était parfaitement conscient : son proche avenir ne se résumerait qu’à observer un monde qui s’écroule, à partager son air avec quelques humains s’accrochant à leur technologie pour subsister, le tout dans une boite de conserve pressurisée où vivaient déjà la famille présidentielle et le chef du gouvernement depuis des jours. Survivre ainsi ? Non, pensait-il. S’il devait y avoir extinction de l’espèce, il préférait mourir à l’air que sous terre. Son choix était fait.

Des coups de feu éclatèrent dans la rue. Certaines créatures tombèrent sous les balles, mais les policiers ne retardèrent leur siège que d’une poignée de secondes. Encerclés, ils furent découpés, cisaillés, mutilés entre les griffes des monstres les plus aguerris. Ils déferlèrent sur eux tel un torrent de boue en pleine tempête, réduisant leur présence à néant. La vague finit par atteindre le bas de l’immeuble du ministère dans un fracas retentissant de grognements, de beuglements ; mais aussi d’arbres arrachés, de voitures pliant sous la pression, de verre qui brise.

— Monsieur, haussa le secrétaire. Il faut y aller. MAINTENANT !

Et comme le ministre ne disait toujours rien, qu’il avait pris sa décision et qu’il ne bougerait plus de son cabinet, le secrétaire choisit de s’enfuir seul. Il claqua les battants derrière lui. Ces lieux, d’ordinaire si animés, étaient déserts depuis des jours. Des feuilles de papier jonchaient les sols, presque tous les tableaux étaient désaxés, et une statue de Marianne gisait en miettes sur la moquette. Il s’engagea à petites foulées vers le vaste escalier de marbre orné des portraits des plus Grands de la République. Il s’arrêta en plein milieu, incapable d’avancer. Ces marches, gravies jadis par Napoléon, Clémenceau ou encore De Gaulle, paraissaient trop hautes pour lui. Il en prenait conscience. Il ne ferait jamais partie de cette classe-là. Jamais personne ne le citerait avec la même considération. Lui ne serait associé qu'à l’élite en échec face à ce mal répugnant.

Un puissant grincement interrompit ses tergiversations. Cela provenait du grand hall d’accueil au bas de l'escalier, et plus précisément de l'entrée principale. Il la fixa et remarqua sa curieuse tendance à gonfler puis à se rétracter. Soudain il comprit que le bruit qu’il entendait était le mélange du bois compressé et des charnières mises à l’épreuve. Cela ne dura pas très longtemps. Les portes cédèrent, offrant la possibilité aux ténèbres de se répandre dans les couloirs du bâtiment. Le secrétaire n’eut pas le temps de souffrir qu’il était déjà en lambeaux.

À cet instant, au troisième étage, le ministre portait son Romanée-Conti au creux de sa main, s’adonnant à un grotesque bilan de crise sur fond de beuglement lointain. Malgré le recul des deux dernières semaines écoulées, il cherchait encore à justifier ses décisions, à se prouver à lui-même que ses choix avaient été les meilleurs.

Il repensait notamment à cette suggestion qu’avait émis un de ses commandants au surlendemain de la contamination, celle d’user d’un engin nucléaire. À ce moment précis, le mal était restreint à un périmètre de 20 km autour de l’épicentre. Ça aurait très probablement conscrit la propagation, mais qu’en aurait-il été des retombées ? Deux bombes nucléaires la même année, ça aurait fait quelque peu désordre. Il avait catégoriquement refusé, mais une part de lui avait toujours su que c’était la seule solution.

Il baissa la tête et soupira, bien conscient du côté dérisoire de ses réflexions.

À sa place, n’importe qui aurait songé aux choses positives de la vie. Le ministre aurait pu penser à ses enfants, à ses petits-enfants, ressasser les plus belles pages de son mariage achevé. Pourtant, au terme de sa vie, il était encore au travail, s’évertuant à découvrir ce qui lui avait échappé ; comme si la solution était passée inaperçue durant toute cette campagne de défense et qu’elle allait lui apparaître à la dernière seconde tel un scénario hollywoodien. Hélas ! il avait beau tout retourner dans tous les sens, hormis le temps manquant, il ne voyait pas la moindre explication et encore moins de solution. Encore sous le choc de l’attaque chimique qui avait frappé le sud du pays, occupés par les débordements des villes séditieuses qui ne supportaient plus la situation, lui et son gouvernement avaient clairement manqué de percution. Dépassé par la rapidité de la propagation, la violence des attaques et la destruction engendrée par l’armée, personne n’avait été en mesure de lui donner une fichue piste en deux semaines de massacres. Des premiers cas recensés dans cette zone commerciale, à la destruction intégrale de tous les ponts surplombant la Marne, la Saône et la Seine, et jusqu’à l’abandon de Paris, il n’était tout simplement pas parvenu à freiner l’épidémie la plus meurtrière de l’histoire. C’était comme si cette maladie était tombée du ciel.

Il le sentit au hurlement du bâtiment, au grondement de la rue, à l’odeur du sang ; l’heure était à la conclusion. L’origine resterait une énigme. Ce que cherchaient ou voulaient ces monstres, il ne le saurait jamais. Jusqu’où ils iraient, il ne le saurait jamais.

Ce que le monde allait devenir, il ne le saurait jamais.

Le bruit du couloir ne devint plus qu’un gigantesque rugissement. Ils étaient là. Ils étaient des tonnes de décibels portés dans les fréquences les plus aigües et les plus graves à la fois. Pourquoi ces choses avaient-elles besoin de gueuler comme ça ? Ne pouvaient-elles pas s’adonner à leur bain de sang en silence ? Autant de questions qui s’ajoutèrent à un tas d’autres à jamais inexpliquées.

Alors le vingt-cinquième et dernier ministre de la Défense de la République française amena son verre à ses lèvres et avala les infimes gouttes de vin en découlant. Les gonds de ses portes lâchèrent, libérant la masse hurlante. Il se retourna calmement et sans précipitation. Ils étaient déjà une dizaine à remplir la pièce. Dehors, quelques mètres plus bas, mille courraient dans les rues, cent mille sur la ville. Ils seraient bientôt des millions à aller dans toutes les directions.

— Alors, c’est ainsi, dit-il. Ainsi s’achève le monde.

Et ce qui devrait devenir le Nouveau Monde s’abattit sur lui, exécutant la seule volonté de son Guide, de son Entité fondatrice à qui la Terre incombait ; telle une réinitialisation, un nouvel Ordre :

Reset.

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