Pardi !
Aujourd'hui, j'ai entendu le bruit strident de la porte à galandage, un homme courait derrière pour pouvoir la coulisser jusqu'au bout. Je dois dire que cela m'a amusée, comme à chaque fois. Il paraît que, lorsqu'on a peu, un rien nous satisfait. Quand je dis que j'ai peu, en réalité, je vous mens. Il n'y a qu'à regarder qui se trouve près de moi. Il est beau, n'est-ce pas ?
Il se lève avec difficulté. Ses jambes tremblent encore sous le poids des quelques heures passées dans ce monde carcéral. Il ne voit pas, mais moi, quand je regarde autour de lui, je me demande pourquoi je l'ai mis au monde ! Ah, suis-je bête ! Ce n'est pas moi qui décide.
Je vais à sa rencontre, frottant ma langue sur son front ; il me renifle et je lui indique le chemin à suivre pour qu'il puisse s'abreuver. La vache, ça me soulage. Je crois que je ne suis pas normale. Il paraît que je ne dois rien ressentir ; ni douleur, ni bien-être et encore moins de l'affection. Ce n'est pas moi qui le dis.
Ils passent devant mes congénères. Je ne suis pas seule, nous sommes des centaines logées à la même enseigne et nourries avec le même régime. Les hommes s'arrêtent devant moi, ils sont deux. Ils parlent entre eux, l'un sourit en regardant mon petit. Pourquoi y a-t-il cette cage derrière lui et ce bâton dans la main ? Je fais reculer mon petit et je me mets devant lui. Qu'est-ce que je sens en les regardant ? Ils ne m'inspirent rien qui vaille. Le danger a-t-il une odeur ? Pourquoi mon cœur s'emballe ? L'un des hommes ouvre le loquet et pousse cette barrière qui nous sépare d'eux. Ils s'approchent de nous, et sans aucun ménagement, le premier me pousse contre celle-ci pour me coincer. Mon petit perd son sang-froid. Il a peur, il trébuche et tombe. L'homme l'attrape par les sabots avec violence, le tire par les pattes et, le fait rentrer dans la cage. Il me relâche, je m'énerve et meugle de toutes mes forces. Les occupantes des autres enceintes m'accompagnent dans mon chagrin. Une fois terminé, ils se tapotent mutuellement le bras, contents que tout se soit bien déroulé. Ils poussent la cage, satisfaits, disent-ils, d'être deux pour accomplir cette difficile besogne. J'entends mon petit...et le bruit de la porte qui ne me fait plus rire.
***
- Elle ne fait plus assez de lait ! Il faudrait l'engrosser de nouveau. - Elle est trop vieille, c'était son dernier veau. Ils vont venir la chercher demain. Marguerite* attendait ce moment depuis la séparation avec son petit. Fatiguée de vivre dans la douleur depuis des années. La douleur physique causée par les grossesses à répétition n'était rien, comparée à la souffrance des disparitions de ses bébés. Où les emmenaient-ils ? Pour quoi faire ? Ils étaient bien trop petits pour leur servir à quelque chose.
Le bruit circulait que les petits restaient en cages quelques semaines avant d'être tués et de servir de nourriture aux hommes. Quelle connerie ! Personne ne croyait vraiment à ces sornettes. Ils devaient servir à autre chose, à d'autres tâches, sans vraiment trouver la véritable utilité que ces mères ne pouvaient accomplir à leur place.
Marguerite sursauta au son mécanique de la porte frottant contre le rail. L'ouverture béante laissait entrer les rayons du soleil et l'air frais de l'extérieur. Deux minutes de grâce avant d'entendre le vrombissement d'un moteur et un énorme camion venir occulter cet émerveillement. Un homme et une femme en descendirent et commencèrent à pointer du doigt, une, puis deux, puis cinq vaches, dont marguerite. La seule, selon eux, vache allaitante dans ce bétail. Ah bon ? Allaitante ?
Me voilà, montée dans ce camion, m'arrachant un de mes sabots au passage. Croyez-bien que je sais où je vais ! On le comprend toutes depuis longtemps. Nous sommes silencieuses dans notre transporteur funéraire. Le museau en l'air, on hume l'air avec difficulté. La route est désagréable, nous nous cognons les unes aux autres ; puis soudain le véhicule s'arrête.
Vingt-quatre heures plus tard. J'ai vu l'horreur et la barbarie. J'ai peur. Ils tuent nos petits sans aucune pitié. Je l'ai vu de mes propres yeux. Ils nous mangent. Ces humains ne mangent pas seulement notre race. D'autres bêtes que je n'ai jamais vues sont ici, aussi malmenées et apeurées que nous. Pourquoi pensent-ils que nous ne ressentons rien ? Ne voient-ils pas notre peur dans nos yeux ?
Mon tour est arrivé. Il prend un bâton qu'il pose sur mon front. Un éclair. Le choc est brutal. Je souffre, mais je ne peux plus bouger. Je tombe, une douleur lancinante se fait sentir juste au-dessus de mes sabots. En une fraction de seconde, je me retrouve la tête en bas. J'ai peur. Je le vois s'approcher de moi, avec une lame dans la main.
- Marguerite ! Pardi ! Réveille-toi !
J'ouvre les yeux, je regarde autour de moi. Je sens le vent frais caresser mon duvet brun. Je baisse la tête pour renifler l'herbe sous mes sabots. Elles me chatouillent le museau. Je regarde plus loin, il y a mon petit qui gambade près du troupeau. Je reprends mes esprits et profite de cet instant.
- J'ai fait un cauchemar, je me suis retrouvée enfermée dans un endroit sordide. Une espèce, qui se disait évoluée, me prenait le petit pour le tuer et le manger. Et le même sort était réservé à toutes les autres races.
- Voyons Marguerite, où vas-tu chercher tout ça ?
***
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