Chapitre XV. La nef.
Par-dessus l’épaule de son opérateur radar, Roine, le second du Naoned, scrute avec nervosité le moindre signe d’une sortie de saut dans le voisinage de l’astéroïde. Derrière lui Yann Maël le rassure.
-Ne t’inquiète pas Roine, ils vont bien, ils sont en route.
-Ce n’est pas le saut qui me préoccupe, mais la sortie du saut. Si la structure est trop affaiblie, leur stabilisateur de fortune ne tiendra pas.
-Là tu manques sérieusement d’optimisme, il s’agit de l’Hermine dont tu parles, tu te rappelles du mec qui la commande ? Plaisante Yann
-Oui, Oui, mais c’est justement parce que nous avons été trop sûrs de nous que nous sommes dans cette situation.
L’inquiétude de Roine est soudain distraite par une brutale augmentation des parasites radios. Les marins l’appel le « wush » et annonce l’ouverture du « tapis roulant ».
-Position, interroge t’il fébrile.
-Pile dans la zone d’approche.
-Donnes moi un visuel.
Sur l’écran l’Hermine apparaît dans un bref mais intense maelström de lumière.
-Les voilà ! Exulte t’il.
-Contact radio, ordonne Yann
-Canal ouvert.
-Degemer mat Erminig!
-Salut Yann, Content de voir que tu n’es pas en train prendre ma succession.
-Mouais je ne suis pas sûr de faire une bonne affaire, apparemment on essaie de nous faire couler. Avez-vous besoin d’assistance médicale ?
-J’ai un cadet qui a besoin d’un suivi médical. Je tiens à l’évacuer dès que nous aurons accostés. J’ai aussi perdu deux de mes mousses. L’un d’eux s’est sacrifié pour nous, il venait d’embarquer. Je souhaite organiser une cérémonie funéraire pour lui dire adieu avec respect.
Le capitaine du Naoned sent son cœur se serrer et il connaît suffisamment celui de l’Hermine pour partager sa tristesse.
-Cela sera fait. Toute menace est-elle maitrisée ?
-Malheureusement ... elle l’est. Je te raconterais. Mais dans l’ordre des priorités et comme tu peux le constater nous avons besoin de nous refaire le nez.
-Oui une petite rhinoplastie vous ferait le plus grand bien. Un dock vous attend, le chantier traite votre cas comme une priorité majeure. Une dernière chose, le comité de survie t’attend, je te laisse deviner dans quel état ils sont. Vos présences inattendues, Phraser et toi, suscitent à juste titre une inquiétude de tous les diables. Tu dois déjà remarquer que le niveau d’alerte est monté d’un cran.
-J’en conviens, mais je suis bien plus préoccupé par la réaction des équipages quand ils sauront où nous sommes. Le mien est au courant, tout est calme pour le moment et certain ont même émit le souhait de se joindre à nous. De ton côté ?
-Je les ai mis au parfum et J’ai exactement la même attitude ici, calme mais légèrement secoué. J’ai enjoint Dasran et Merv à en faire autant et je ne me fais pas de soucis pour eux, ils sauront tenir leurs navires au moins jusqu’à ce qu’ils arrivent ici. En revanche pour Gordian je n’ai plus de contact depuis notre dernier échange, c’est le silence radio.
-Nous sommes là grâce à lui ! Il nous a débarrassé d’une frégate légiriale.
-Ou est-il ?
-Je l’ai envoyé en reconnaissance du côté d’Irmia, nous ne devrions avoir des nouvelles rapidement.
-Sinon quel est ton plan ?
-Je crois qu’il est temps de savoir si Refuge est de nouveau en état de faire ce pour quoi ses créateurs l’ont construite.
-Le conseil m’a assuré que les moteurs, si tant est que l’on puisse appeler ça des moteurs, sont théoriquement fonctionnels, mais ils n’ont pas mené de test pratiques, pour cela il faudrait évacuer la Nef.
-Déplacer vingt-cinq millions de personnes nous prendrait des semaines voir des mois et le temps est un bien trop luxueux pour que le Légire nous laisse en disposer.
-Oui mais redémarrer les systèmes de cette pièce d’archéologie sans test préalable est une action plutôt couillue même pour nous, il te faut bétonner tes arguments si tu veux que le conseil te suive.
-Faisons confiance à Refuge, mais tu as raison je vais avoir besoin de ton appui, rejoins-moi dès que nous aurons accosté.
-Pas de problème, donne-moi deux bonnes heures.
-A plus tard donc, Hermine fin de transmission.
Avec pour arrière-plan les nuées incandescentes de la Licorne, Refuge tourne lentement sur son axe et oblige le pilote de l’Hermine à effectuer des corrections de course au fur et à mesure de son approche. Namuelle toujours confortablement blottit dans le siège du capitaine, ne perd pas une miette de l’immense nef qui croie à l’avant du vaisseau. Finalement la rotation dévoile une immense ouverture dans le flan du planétoïde. Par ce gouffre des dizaines de navires d’une taille bien supérieure à celle de l’Hermine vont et viennent et tous semblent ridiculement petits.
-Mais c’est creux ! s’écrie-t-elle à la surprise de tout le monde.
-Il s’agit du port, renseigne Houarn. Un bon millier de navire peuvent y accoster. - Dami, lorsque tu te présenteras dans l’axe du chenal, Refuge prendra le contrôle de l’Hermine et l’accostage se fera en automatique. La zone est pressurisée alors ne te soucie pas de déployer le sas
-La vache ! Lâche Dami. Il y a donc une atmosphère là-dedans !
-Un Écosystème complet.
-Mais comment fait l’air pour ne pas s’échapper par ce trou ? Demande Namuelle candide
Houarn hausse les épaules en souriant.
-Une histoire d’atome en vibration, mais je dois avouer que nous ne savons pas grand-chose de la technologie qui fait tourner Refuge.
-Vous ne savez pas comment ce truc fonctionne ? s’étonne Gen.
-Les grands principes si, mais ce « truc » comme tu dis est sérieusement en avance sur tout ce qui existe dans ce coin de la galaxie.
-Comment faites-vous pour le maintenir en état ? Quand ça déconne, vous donner des coups de pompes dans la tuyauterie ?
-C’est la nef qui nous dit ce qui ne va pas.
-Répétez ça !
-Oui, lorsqu’elle est mal en point elle nous le fait savoir en nous donnant les directives à suivre, les pièces à fabriquer et les programmes à modifier. À sa manière elle nous enseigne. Mais en deux cents ans nous n’avons fait qu’effleurer cette technologie et nous ignorons encore quelle est sa source d’énergie. Ce n’est d’ailleurs que récemment qu’elle nous a permis d’accéder à son système de propulsion pour le remettre en état.
-Vous voulez dire que ce truc est vivant et vous parle !
-Ce n’est pas comme si elle utilisait un langage, je dirais qu’elle communique en modifiant notre environnement, nous la ressentons plus que nous l’entendons et dans un certain sens oui elle est vivante mais l’IA, s’il s’agit bien d’une intelligence artificielle, nous reste totalement inaccessible. C’est d’ailleurs mieux ainsi, cette technologie est tellement loin de ce que nous connaissons que vouloir tripatouiller là-dedans nous conduirait vraisemblablement à la catastrophe.
-Et vous faites confiance à ce machin.
-Certes on frôle le non-sens, mais Refuge ne s’est jamais montré agressive. Au contraire je pense que notre arrivée a brisé sa solitude et notre présence lui plaît. Elle a autant besoin de nous que nous avons besoin d’elle.
-C’est un truc de ouf ! On dirait cette nef sortie d’une légende.
-La réalité est peut-être encore plus fantastique. En effet, Refuge ne vient même pas de cette galaxie et accrochez-vous parce que, là, ça devient mystique. D’après ce qu’elle nous a montrée, Refuge nous arrive d’un point placé à quelques 101 000 000 de parsec
-Ça n’a aucun sens, si ce que vous dites est vrai cette Nef viendrait des limites théoriques de l’Univers !
-En venir j’en doute, mais elle y est allée. Du moins c’est ce qu’elle nous a fait comprendre et je crois sincèrement qu’elle s’est juste adaptée à notre niveau de connaissance, car la vérité doit nous être encore plus inacceptable
-Elle est allée aux limites de l’univers ? demande Namuelle en fronçant les sourcils. Mais je croyais qu’on ne pouvait pas atteindre l’horizon comique.
-Cosmique l’horizon pas comique, la reprend Vily hilare du calembour involontaire de son amie.
-L’horizon cosmique n’est que la limite de l’univers observable, lui explique Houarn, et tu as raison on ne peut pas l’atteindre, car il ne s’agit pas d’une limite physique, d’un mur dans lequel nous butterions mais l’horizon correspond au temps que la lumière la plus éloignée a mis pour nous atteindre. Et si nous ne pouvons pas voir ce qui s’est passé au-delà de quatorze milliards d’années c’est parce que la lumière ne peut pas être plus âgée que l’univers lui-même. On ne peut donc pas voir d’objets plus éloignés car leur lumière ne nous est pas encore parvenue depuis la création de celui-ci.
-Mais je croyais que l’univers faisait cent milliards d’année lumières.
-Tu parles toujours de l’univers observable. Au-delà de l’horizon cosmique ou, si tu préfères, au-delà de ce que nous sommes capables de voir, l’univers continue et il est grand, très grand.
-Grand comment ?
-Grand comme 101 000 000 de parsec. Conclue Faye Lin. Et encore il ne s’agit que d’une théorie, rien ne dit que l’Univers est une limite, on ignore tout de ce qu’il y a au-delà de l’Horizon et y allez est simplement impensable avec notre technologie. Comme vous dites c’est mystique. Est-ce que cette chose vous a dit ce qu’il y a là-bas.
- Aucune idée, soit les données ont été perdues ou bien elle ne souhaite pas nous les divulguer. De même que nous n’avons pas compris ce qu’il est advenu de ses constructeurs. Il y avait plus de soixante millions d’individus d’après nos estimations, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’eux ou d’une quelconque catastrophe. Tout laisse penser qu’ils sont partis volontairement. Nous savons uniquement que la nef a tentée de rejoindre son point d’origine sans personne à bord et est finalement tombée en rade ici. A croire qu’elle s’est perdue en route.
-Et une idée de l’âge de cette Nef ?
-Nous n’en sommes pas sûr. L’astéroïde en lui-même date de 5 milliards d’années, mais sa transformation remontrait a cinq cents millions d’année.
-Et ce que vous nous proposez c’est de partir dans ce truc ? demande Safah les yeux grands ouverts.
-Ouaip !
-Et est-elle encore en état ?
-Pas vraiment, quand nous l’avons découvert les systèmes de survie fonctionnaient, mais la propulsion et tout ce qui se rapporte à la navigation était HS. Elle ne pouvait plus se diriger et était sur une trajectoire de collision avec l’étoile. Nous avons passé plusieurs années à la remettre sur une orbite stable avec nos maigres moyens, mais Refuge était le seul habitat valable pour nous donc nous avons fait tout ce qu’il était possible pour sauver notre nouvelle demeure.
Il y a une petite cinquantaine d’années Refuge nous a donné accès à l’équivalent de sa salle des machines et nous a guidé dans les réparations. Ne me demandez pas de décrire les principes qui régissent ses systèmes, comme je vous l’ai dit nous ne savons même pas d’où provient l’énergie qui alimente les machines. Mais les réparations sont désormais terminées et pour nous cela signifie une porte de sortie.
-C’est un truc de malade. J’adore ! Exulte Dami. T’étais au courant de ça Gunny ?
-J’étais là quand nous l’avons trouvé gamin !
Dami regarde l’artilleur interloqué
-Mais t’as quel âge ?
-J’ai arrêté de compter après trois cents ans.
-Tu n’es pas un Magisters tout de même.
-Bien sûr que non. Mais comme les Magisters ne sont pas immortels, ni omnipotent, il fallait bien pouvoir les remplacer si l’un d’eux mourrait, pour donner l’illusion de leur pouvoir sans limites.
Houarn complète les explications de son maître artilleur.
-Les Magisters n’étaient qu’une vaste mascarade. Bien sûr nous avons le don de longévité et nous ne nous plaignons pas de bénéficier d’un organisme plus fort et résistant que la plupart des hominidés. Cependant nous sommes loin d’être les êtres supérieurs, les Arch-hommes, que le divin Légire aurait vaincus à la seule force de son esprit. Nous sommes de chair et de sang.
-Mais vous aviez des pouvoirs. Lire les esprits, la télékinésie et tout ça.
-La même technologie qui te relie à l’Hermine. Tes implants
-La Symbiose ?
-Oui des implants reliés à mon système nerveux me rendaient sensible aux ondes cérébrales. Je pouvais les interpréter et deviner les motivations de mes interlocuteurs. Mais c’est un véritable cauchemar que de capter l’activité de millions de personnes. C’était aussi le moyen préféré du Légire pour nous maintenir sous sa coupe. À sentir sa présence constante dans ma tête j’en devenais dingue, en gagnant ma liberté j’ai tout débranché.
-Donc à part vivre vieux, vous êtes comme nous.
-Exact, tellement comme vous, que vous allez pouvoir devenir comme nous.
Un silence s’abat à nouveau sur la passerelle, les humains souriaient presque d’un espiègle contentement, les autres ouvraient de grands yeux.
-Vous voulez dire que vous pouvez nous faire vivre éternellement ?
-Éternellement n’abusons pas, mais vous rajouter quelques centaines d’années de vie ça c’est dans nos cordes.
-Stop ! s’écrie Safah. Là ça fait trop de chose à ingurgiter d’un seul coup. Est-ce que quelqu’un réalise qu’au cours des dernières heures nous venons d’apprendre que notre boss à façonner l’Histoire avec un grand H, qu’il nous emmène à bord d’une nef vivante vers les limites de l’univers si elles existent et que nous pourrions bien être encore vivants quand nous y arriveront ?
La question suspend la passerelle dans un silence méditatif qu’une petite voix joyeusement sûre d’elle rompt brutalement
-On va s’éclater, moi je vous le dis !
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