Ce que j'ai trouvé dans ma mémoire
J’étais de nouveau seul et j’ignorais où avait pu partir l’homme. Du haut de la colline, je scrutais désespérément dans l’horizon obscur si une trace pouvait être aperçue. Je ne vis rien que le jardin blanc s'étendre au loin sous le ciel noir. Appuyé sur la rambarde de bois, je criais le seul nom que je connaissais à défaut de connaitre le sien.
— KOPPELING !
Comme par réponse, le bois céda sous mon poids et je fus projeté violemment hors du kiosque. Je dévalai la colline ne laissant derrière moi qu’une traînée de cette boue fumante sur l’herbe blanche. Je roulai à pleine vitesse jusqu’au lac où je finis inévitablement par pénétrer la sombre surface.
L’eau qui jaillit par la force de mon entrée dans le lac s’éleva et elle retomba comme une pluie continue alors que je me retrouvais sur la rive opposée du lac, mystérieusement épargné de ma plongée. Il faisait maintenant jour, mais un épais brouillard gris était omniprésent entre les gouttes de pluie.
J’entendis des cris d’oiseaux proches de moi, une bande d’oie courrait ridiculement dans ma direction, suivie par un garçon qui les poursuivait en riant de bon cœur. C’était l’homme du kiosque, plus jeune, presque un enfant. Je reconnaissais son regard orange, moins triste, mais illuminé de la même lueur. Il était pied nu et pataugeait dans l’eau, ne laissant aucun répit aux pauvres volatiles apeurés. Le garçon me reconnut et me sourit.
— Ah c’est toi, tu es aussi ici alors ?
— Où sommes-nous à présent ? lui demandais-je persuadé qu’il en savait plus que moi.
— Je suis en train de rêver d’un jour joyeux de mon enfance, je reviens souvent sur le bord de ce lac quand j’en ai le temps. Répondit-il très conscient de la situation.
Il avait ces cheveux blonds mouillés qui lui tombait sur le visage, et, alors que j’étais lourd et trempé, lui se sentait d’autant plus vivant sous cette pluie grasse.
Bientôt, un rayon de soleil transperça de derrière la brume et réchauffa le ciel.
— Ça fait du bien quand il nous sèche après une averse, dit le jeune homme, on se sent comme lavé et séché en profondeur. Et il écarta les bras en levant la tête comme pour accueillir cette lumière en lui.
Je le regardais avec émotion, sentant en moi que j’avais de l’affection pour lui sans pourtant le connaitre. Je ressentis une tristesse aussi, comme s’il me manquait, alors que j’étais pourtant bien là, avec lui, dans ce souvenir heureux.
Deux silhouettes dessinées dans la brume l'attendirent. Le jeune garçon me regarda de son air espiègle.
— Je dois y aller, c’est ici que s’arrête ce rêve-ci. Peut-être nous rêverons nous dans un autre.
Il s’éloigna vers les silhouettes jusqu’à en devenir une lui-même, et je ne sus quoi répondre en le voyant disparaitre à nouveau. Je sentis le froid et la tristesse reprendre du terrain sur chaque parcelle de mon corps à mesure que le garçon s’éloignait dans la brume. Enfin il disparut, et avec lui le soleil, la pluie et tout le reste. J’étais seul au milieu d’une brume encore plus épaisse, étouffante, ni le lac ni le jardin n’était encore visible, seulement ce gris opaque.
J’avançais sans trop savoir où j’allais, et à chacun de mes pas, je sentis un vent me faire face comme un mur. J’avais beau changer ma direction, le vent venait toujours de face à moi tel un obstacle. J’aperçus au milieu du vide brumeux le coin d’un mur de brique rouge, que je rejoignis afin de me protéger de ce vent. En tournant à sa hauteur, je me retrouvais dans une longue rue calme de banlieue, où tous les bâtiments se succédaient identiquement à l’infini. Je ne pouvais à présent aller que dans une seule direction en remontant la rue déserte de cette banlieue inconnue. Les maisons y étaient toutes fermées et semblaient inhabitées, bien que tout y était en parfait état, comme si les propriétaires venaient à peine d’en partir.
Au loin, une lumière électrique perça la grisaille, c’était l’une des grandes fenêtres en façade de l’une des maisons. Je courus me coller à la vitre et j’y aperçus un salon. Un grand salon avec un parquet au sol et de beaux meubles anciens en bois. Plusieurs petites lampes diffusaient aux quatre coins du logis cette chaude lueur et un confortable canapé de cuir trônait au centre. Sur le canapé, le garçon était allongé, il dormait profondément. Je cognai à la fenêtre de toutes mes forces et je criai qu’il me rejoigne. Aucun de mes efforts ne parvenait jusqu'à lui, il dormait à point fermé.
Je tentai d’ouvrir la porte d’entrée qui se trouvait juste à côté de la face vitrée, mais elle était close. J’appuyai sur le bouton de la sonnette et je la martelai dans l’espoir qu’il vienne. L’inefficacité de mon geste m’affligea et je sentis mes genoux s’écraser sur le sol. J’étais devant cette prote, à genou dans le froid, et je sentais une tristesse profonde que je ne pouvais expliquer me submerger. Je ne pus empêcher de grosses larmes de m’échappe. J’avais honte de pleurer, ici sans raison compréhensible. J’avais eu cette sensation épuisante de courir après un fantôme.
Une main épaisse et douce se posa sur mon épaule. Un homme avec une imposante barbe derrière moi m’avait rejoint. Je le reconnus, c’était lui, l’homme que je cherchais, que j’avais vu dans le kiosque et qui m’avait amené dans ce rêve de son enfance avant de m’entrainer ici, dans cette rue infinie. Il était beaucoup plus vieux que toutes les autres versions de lui que j’avais pu rencontrer.
— Pourquoi suis-je si triste ? la question m’échappa comme par désespoir.
L’homme gratta sa longue barbe blanche. Il me tendit sa main chaleureuse pour me convaincre de le suivre. Je me relevais face à lui et je crus voir le monde tourner autour de nous. Le décor avait changé dans mon angle mort, la banlieue autour de moi avait disparu pour faire place à une salle blanche. L’homme n’était plus le vieillard robuste que j’avais suivi, désormais devant moi, se dressait un homme encore plus vieux, fragilisé par l’âge et dont chaque mouvement de son corps tremblant pouvait être le dernier.
Le vieillard se pencha lentement vers moi, mais il s’écroula d’un coup dans son mouvement, alors je le retins pour éviter qu'il tombe. Le vieil homme dans mes bras me sourit, mais cet œil orange voilé ne semblait pourtant plus me voir.
— J’ai beaucoup aimé ce que tu as écrit sur moi, je tenais à te le faire savoir. Dit-il faiblement avec effort.
Des gouttes lui tombait sur le visage, mais il ne pleuvait pas. Je serrais les dents et je déposai doucement le corps épuisé du vieillard sur le sol. Il ne se relèverait plus.
Dans la poche intérieure de son habit blanc dépassait une vieille enveloppe jaunie par le temps. Je la pris et y découvris un texte que je ne pus déchiffrer, pourtant j’étais sûr que c’était bien mon écriture. Je lisais les mots, mais j’oubliais leur sens dès que je passais au suivant. Quand je repris mon calme, je compris et ma voix me dicta comme extérieur à moi les mots qui y étaient écrits.
— « C’est bien dommage que je doive partir. Tu reprends le cours de ta vie ici sans espoir que l’on se revoit. On s’est beaucoup aimé, mais nous devons nous séparer, je garde la pensée que tu continueras à être heureux et que cette séparation ne soit pas aussi douloureuse pour toi qu’elle ne l’est pour moi. »
J’étais de nouveau dans le jardin à l’anglaise, près du lac qui entourait la colline où trônait le petit kiosque blanc. L’homme que je connaissais y était assis et il me faisait signe pour que je le rejoigne. Je parvins rapidement au bout du chemin pour me rendre au kiosque. L’homme était heureux que je sois venu, mais son regard garda cette teinte de tristesse inexplicable. Il me serra dans ces bras et il sembla vouloir me dire ce que je n’avais pas entendu la première fois.
— Je sais pourquoi je suis là, l’interrompis-je, je me souviens, nous étions amis, on s’est rencontré et ça a été un soleil dans ma vie. Nous nous sommes séparé un triste dimanche pluvieux, parce que tu vivais là et que moi j’étais de passage. Je savais que, de tout cela, il n’allait me rester qu’une lourde peine. J’ai écrit pour toi, mais tu ne l’as surement jamais lu, car ce n’est jamais sorti de mes carnets. C’était il y a longtemps, et où que tu sois, si tu reviens à moi dans ce monde instable, fruit d’un rêve fiévreux, c’est que tu es venu me dire au revoir à ton tour. Car c’est toi qui pars à présent. C’est un adieu de plus, pourtant nous ne nous sommes jamais retrouvés. J’espère que, jusqu’à la fin, tu as été heureux.
Le sourire de l’homme resta fixe, mais les yeux orange dégageaient leur tristesse en d’épaisses larmes qui restèrent bloquées en haut de ces joues rondes.
Il ne sembla plus que l’homme voulut parler. Je l’avais reconnu dans ce corps d’homme qui n’était pas le sien, et je me remémorais notre rencontre près du lac de son enfance, du salon aux mille petites lumières où il dormait les longues soirées d’automne et du dimanche soir brumeux où je suis parti sans me retourner. Ça avait été notre histoire, celle que j’avais vécu intimement, pas celle que je voulais racontée. C’était l’histoire d’un adieu qui ne finit pas, l’histoire de quelqu’un qui part et de quelqu’un qui reste, puis de quelqu’un qui reste et de quelqu’un qui part.
Le jardin à l’anglaise, le lac, le kiosque, tous ces endroits n’avaient plus de sens, ils n’étaient plus habités. C’est aujourd’hui un lieu vide de ma mémoire que même les fantômes ont délaissés. J’y retourne certaines nuits, le cœur lourd, seul dans ce parc vide où le soleil ne se lève plus. Je souris mélancoliquement à la lune orangée, plein d’une apaisante gratitude pour m’avoir permis d’aimer cet ami.
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