Le Yellow Submarine était un bar miteux comme il en existait dans toutes les villes du monde. C’était probablement l’endroit le plus malfamé de tout Londres, surtout pour la communauté magique qui vivait dans la région. Il avait presque un statut de légende urbaine, un endroit effrayant utilisé dans les histoires que les parents racontaient à leurs enfants pour qu’ils fussent sages. Pourtant, il existait bel et bien. Son emplacement difficile à trouver pour les non-initiés en avait fait un repaire de bandits et de mercenaires en tout genre. Il garantissait à la fois l’intimité de ceux qui cherchaient des volontaires pour un travail criminel et la sécurité des bandits qui y séjournaient.

Pourtant, cette situation idéale, qui avait fait du Yellow Submarine l’un des plus gros sanctuaires pour le monde de la pègre magique, venait de s’effondrer.

Un homme seul était installé au bar, buvant un verre rempli d’un liquide rouge ardent. Le barman l’observait du coin de l’œil, tremblant de peur tout en faisant mine d’essuyer un verre avec un torchon horriblement sale, geste dont le seul effet était d’encrasser un peu plus le récipient à chaque tentative.

L’homme accoudé faisait tourner son verre d’un air discret tout en lisant un journal. Il était plus grand que la moyenne et possédait une carrure de militaire endurci. Pourtant, ses lunettes et ses cheveux bruns impeccablement coiffés lui donnaient l’allure d’un haut fonctionnaire. Mais la longue épée accrochée dans son dos venait contredire cette image.

Il portait un long manteau de cuir, avec un insigne symbolisant une paire d’ailes et deux épées entrecroisées. Le manteau des exorcistes… Cependant, le barman avait déjà vu deux ou trois uniformes de ce genre. Et les deux étoiles argentées au-dessus du symbole lui étaient inconnues. Des rumeurs entendues en servant ses clients lui avaient cependant donné un indice sur la signification de ce mystérieux insigne. Et c’était précisément cela qui l’effrayait. Presque autant que l’homme lui-même.

Ce dernier tapota soudain son verre qu’il avait vidé, indiquant qu’il en voulait un autre.

• Hum, Monsieur… osa le tenancier, cachant ses mains tremblantes de son mieux. Je manque malheureusement d’elerin pour vous resservir. Il faut que j’aille en chercher dans la réserve, puis-je…
• Ne pense pas me tromper, l’arrêta l’homme d’une voix tranquille. Tu en as encore sous ton comptoir, je le sais. Tout comme je sais également qu’il y a une trappe dans ta réserve qui te sert d’issue de secours.
• Que… comment…
• Je le sais, c’est tout. Contente-toi de me servir un autre verre.

Le barman se tut, prit la bouteille d’elerin sous son comptoir et servit à nouveau son client qui posa deux inferis de bronze à côté. Croyait-il vraiment que le barman allait lui demander de payer après l’avoir vu à l’œuvre ? Son regard tremblant s’attarda sur l’état de son pub derrière l’exorciste. Les corps de ses autres clients était avachis sur toutes les tables et les chaises occupées de son établissement : des dizaines de mercenaires, de bandits aguerris qui n’en étaient pas à leurs premiers méfaits. De véritables criminels prêts à tout pour de l’argent.

Cet homme avait mis dix secondes pour tous les écraser.

Il était rentré brusquement, mettant un terme à toutes les conversations, et transformant le vacarme ambiant en un silence total. Plus aucun exorciste n’avait passé ce seuil depuis une dizaine d’années et le dernier en était ressorti les pieds devant.

Mais cet homme avait marché jusqu’au comptoir sans se soucier des regards hostiles et de ceux ayant sorti couteaux, pistolets et épées, prêts à lui sauter dessus. Puis, il avait déclaré tranquillement que le Yellow Submarine était désormais fermé et que toutes les personnes présentes étaient en état d’arrestation.

Le barman lui avait ri au nez :

• Je suis sous la protection de Walman, imbécile, avait-il répliqué en désignant une affiche placardée au mur signée de la main du maire de la communauté magique de Londres. Excuse-toi à genoux et tire-toi avant que ta carrière soit fichue à jamais.

Quelques rires s’étaient élevés de la part des bandits, mais l’exorciste resta impassible.

• Walman est actuellement en prison, où il croupira jusqu’à son jugement pour corruption aggravée, avait-il déclaré.

Le silence qui avait suivi était total.

• Tu mens ! avait machinalement répliqué le barman, décontenancé.
• Libre à toi de me croire ou pas. Vous avez le choix. Ou vous vous rendez sagement… ou bien je serai obligé d’employer la manière forte.

La lame d’une hache s’était glissée près de sa gorge. L’homme qui s’était levé envisageait l’exorciste avec un mépris non dissimulé.

• Hé, l’ange déchu, tu n’as pas compris ce que t’a dit le barman ? Tu déranges, alors…

L’inconnu avait poussé un soupir et claqué des doigts.

En quelques secondes, toutes les personnes s’étaient figées, avant de s’écrouler avec fracas. Le barman s’était également retrouvé incapable de bouger. Dans son cas en revanche, seule la peur était responsable.

L’exorciste s’était ensuite assis sur un tabouret avant de lui dire d’un ton sans réplique :

• Un verre d’elerin et ton exemplaire le plus récent des Magic News.

Et cela faisait maintenant plus de vingt minutes que l’homme avait arrêté de parler, se contentant de feuilleter le journal d’un air distrait en ne buvant que quelques gorgées de temps en temps. Le barman n’en pouvait plus. Il craignait que son client s’impatientât et finît par s’en prendre à lui après avoir tué les autres.

• Je ne les ai pas tués, l’informa soudain l’exorciste. Ils sont juste inconscients.

Le verre que tenait le propriétaire s’écrasa au sol quand ce dernier se plaqua au mur avec effroi. On aurait dit que cet homme lisait dans son esprit !

• C’est un peu ça, confirma l’inconnu. Je sais déjà tout ce que tu sais. Aussi tu ne crains rien de bien méchant si tu te contentes d’obéir sagement. Je doute, en revanche, que la justice soit aussi clémente concernant tes méfaits. Tu vas passer un bon moment à l’ombre d’une cellule…

Avant même que le barman pût répondre, la clochette d’entrée tinta bruyamment quand la porte s’ouvrit, livrant le passage à une dizaine d’exorcistes en uniforme, épée au poing. Il se dispersèrent rapidement dans le bar en examinant les bandits inconscients tout en jetant des regards en coin vers l’inconnu.

• Ils sont à vous, déclara ce dernier en vidant son verre d’un trait. Certains ont une prime sur leur tête, les autres ne sont que de simples vauriens. Embarquez-les et interrogez-les. Quelques-uns connaissent du monde…

Les exorcistes transportèrent alors un à un les clients hors de la salle, sous le regard effaré du barman. Il était définitivement fini… L’idée fugace lui traversa l’esprit de se ruer vers la réserve et de s’échapper par le tunnel. Avec un peu de chance, il serait dehors rapidement et pourrait s’enfuir par les…

Mais il croisa le regard d’acier de l’inconnu, le clouant sur place. Cet homme savait exactement ce à quoi il pensait. Il semblait le défier de mettre son projet à exécution. « Fais-le », lui disait-il « Et je te promets que tu le regretteras ».

Le barman était pétrifié par la terreur… Et quand deux exorcistes l’encadrèrent en lui prenant les bras, il n’opposa aucune résistance. Il se fit mener vers la sortie en jetant un regard las autour de lui, songeant à cet endroit, son domaine que lui, racaille de bas étage qu’on prenait de haut, avait réussir à bâtir. Que ce soit en graissant la patte de personnes influentes, ou en détruisant systématiquement les concurrents et les gêneurs, il avait fait du Yellow Submarine un repaire incontournable pour les bandits et les barons du crime, et cela l’avait rendu prospère. Pourtant à ce moment-là, il s’estima simplement heureux d’avoir pu en sortir vivant. Mieux valait être en prison plutôt que de risquer de recroiser cet homme.

Ce que lui avaient raconté ses clients lui revint en mémoire alors qu’il passait le pas de la porte. Les légendes sur l’élite des exorcistes, les Indomptables. Quand ils ne portaient pas leurs armures noires, mais l’uniforme réglementaire, leur rang se distinguait par une étoile argentée brodée juste au-dessus du symbole des exorcistes. Et lorsque l’un d’entre eux arborait deux étoiles…

Une fois le barman parti, l’un des exorcistes s’approcha de l’inconnu, toujours plongé dans la lecture du journal.

• Vous avez réalisé le plus gros coup de filet de la décennie, capitaine, le félicita-t-il avec une admiration non dissimulée. Tout le monde à Londres ne parlera plus que du célèbre Liam Jeagan et de la façon dont vous avez démasqué la pègre de la Tamise. Les primes pour chacun des criminels que vous avez capturés vous seront remises par le commandant lui…
• Gardez-les, le coupa Liam. Ces récompenses seront bien plus utiles à la ville. Ma récompense, c’est que justice soit faite. L’argent ne m’est d’aucune utilité.
• Mais vous avez pourtant réussi à débusquer le Yellow Submarine alors que cela fait plus de deux ans que nous en recherchions l’emplacement ! protesta l’homme. Et vous avez révélé au grand jour la corruption de ce renard de Walman, avec son réseau de magistrats et officiers soudoyés qui bloquaient pratiquement toutes nos investigations ! Vous méritez amplement…
• Je ne suis que de passage ici. Les ordres que j’ai reçus m’ont juste amené à faire un détour par Londres pour recueillir des informations supplémentaires. Walman et le Yellow Submarine étaient seulement sur mon chemin. Vous ne me devez rien, je vous l’assure.

L’exorciste derrière lui resta interdit. Liam sentit sa détresse, et vit qu’il était hésitant.

• Avez-vous au moins trouver ce que vous cherchez ? demanda-t-il.

Liam hocha la tête en se remémorant le visage de son ennemi juré avec une sombre satisfaction. Oui, il avait trouvé exactement ce qu’il voulait. Les informations contenues dans l’esprit du barman et son raisonnement tiré en conséquence… Tout cela concordait avec les rapports envoyés par les exorcistes qui avaient mené l’enquête directement dans les lieux concernés. Cela lui éviterait un détour par Nice et Florence.

Les exorcistes finissaient d’embarquer les derniers criminels inconscients. Liam sentit que le jeune lieutenant hésitait entre le déranger dans sa réflexion pour prendre congé afin de diriger l’escorte des prisonniers ou le quitter sans dire un mot. Mais ce faisant, il craignait d’offenser Liam, qui en tant que capitaine des Indomptables, avait un grade spécial mais bien supérieur au sien. Pour mettre fin à son calvaire, Liam se leva de lui-même.

• Transmettez mes respects au commandant Merington, et dites-lui que son dévouement exemplaire et sa loyauté sans faille à combattre la corruption seront rappelés à Azaël lui-même.
• Vous partez déjà ? s’étonna le lieutenant, à nouveau pris de court. Mais le commandant voulait organiser une fête en votre…
• Vous m’excuserez auprès de lui, lieutenant. J’ai déjà trop tardé ici et je dois reprendre la route au plus vite si je veux accomplir ma mission. Le commandant comprendra, j’en suis certain.

Sur ces mots, il se dirigea vers la porte, et passa devant un panneau d’affichage rempli d’avis de recherche ou de demandes de contrat. L’une des affiches attira son attention. Il s’arrêta, puis après un instant de réflexion, l’arracha d’un geste vif avant de continuer son chemin. Une fois qu’il eut franchi la porte, il n’eut qu’à longer le long tunnel étroit et sombre éclairé de torches mauves, qui débouchait sur une impasse. Liam traversa le mur sans plus de façons. C’était une simple illusion pouvant se transformer aussitôt en mur compact si quelqu’un n’étant pas reconnu par la porte tentait de la franchir, si tant est qu’il pût déjà la localiser... Protégé par des charmes anti-magie et de dissimulation, le Yellow Submarine était indétectable pour ceux qui ne connaissaient pas déjà son emplacement. Mais en fouillant dans les souvenirs d’un cyclope coupable de fabrication d’armes non déclarées (qu’il revendait d’ailleurs aux criminels de la taverne en versant au passage un généreux pourcentage au barman), il avait non seulement localisé le bar mais il s’était également servi de ce dernier pour traverser la barrière. Le reste avait été un jeu d’enfant pour lui.

Liam se retrouva alors sur une plateforme de béton surplombant la Tamise, le grand fleuve qui traversait la capitale anglaise. Lévitant dans les airs à un mètre du fleuve, un aéronef attendait patiemment que l’escouade d’exorcistes transportât tous les prisonniers inconscients dans sa cale. Ce serait leur dernier voyage avant de croupir dans les prisons du Fort Olwer, en attendant leur jugement. D’autre suivraient : leurs camarades, leurs employeurs... Tous ceux qui avait osé braver les lois ancestrales serait implacablement punis.

Liam senti tous les regards peser sur lui : L’admiration, le respect, mais également la crainte et l’envie se lisaient dans leurs yeux. Sa présence les mettait mal à l’aise. C’est alors qu’une voix féminine, sifflante comme un serpent le tira de son analyse.

• Maitre !

Liam eut à peine le temps de se retourner pour voir une longue silhouette qui se jeta dans ses bras. Ce n’est que grâce à un effort surhumain qu’il ne fut pas entrainé au sol. L’exorciste repoussa son assaillante avec précaution alors que celle-ci essayait vainement de l’enlacer… Ou de l’étouffer, selon les points de vue.

• Ça suffit, Syana, protesta-t-il en prenant ses distances. Tu as failli m’écraser !

La jolie jeune fille aux cheveux rouges retenus par un diadème et aux yeux de reptile, perdit son sourire enchanté qui laissait entrevoir deux rangées de dents redoutablement aiguisées. Ses oreilles pointues recouvertes d’écailles écarlates s’abaissèrent imperceptiblement.

• Vous êtes horrible, Maitre ! Alors que je vous ai obéi fidèlement en alertant le commandant Merington ! Et vous osez dire que je suis… grosse…

La jeune fille lui tourna le dos avec une moue de dépit. Liam soupira avec découragement. On lui avait déjà fait remarqué que Syana était trop émotive, et lui pas assez. Avec sa compagne de mission, il n’avait même pas besoin de lire dans son esprit pour deviner ses intentions ; tout, de l’expression de son visage au bout de sa queue qui s’agitait d’impatience, lui indiquait ses pensées tel un livre ouvert.

Syana était une lamia : une semi-humaine avec un corps de femme qui, à partir de la taille, se changeait en longue et imposante queue de serpent. Celle de Syana mesurait presque cinq mètres de long et elle partageait le même rouge ardent que sa chevelure. Ce que Liam avait toujours trouvé impressionnant chez les lamias, c’était l’harmonisation de leurs deux corps respectifs qui leur donnait une souplesse et une agilité remarquables. Avec leur vision exceptionnelle, les lamias étaient d’excellentes archères, tout comme de redoutable guerrières. Syana portait d’ailleurs un arc accroché dans son dos avec un carquois rempli de flèches acérées. Un corset de cuir, et un pagne complétaient sa tenue de chasseresse.

• Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je veux dire, répliqua Liam avant de s’adoucir. Mais bon, il est vrai que tu as fait du bon travail.

Syana lui jeta un coup d’œil en coin avant de se retourner lentement.

• C’est vrai, Maitre ? s’assura-t-elle d’une voix inquiète.

Liam lui caressa la tête affectueusement. Syana ferma les yeux de contentement.

• Oui, du très bon travail. Je suis fier de toi.

L’exorciste déplia alors l’affiche prise dans le bar et l’examina un long moment.

• Nous avons une piste, l’informa-t-il. Prépare tes affaires. Nous partons pour Paris d’ici ce soir.
• Bien, Maitre, répondit la lamia avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. C’est lui la cible ? Il a une sacrée prime sur sa tête…
• L’une des deux cibles, en effet. Et c’est sans aucun doute le plus dangereux.

Liam savait mieux qui quiconque à quel point celui qu’il traquait était puissant. Mais au fond de lui, il n’y avait ni peur ni doute. Juste une colère enfouie depuis longtemps et une vieille blessure dans son esprit qui venait à nouveau le démanger.

Cela faisait un siècle qu’il n’avait pas revu Sheamon Wave le paria.

Cela faisait aussi un siècle qu’il n’avait plus ressenti une telle envie de meurtre.

A suivre...