Chapitre 11 : La lettre, Partie 1
Sheamon n’esquissa pas le moindre geste pour se défendre. Il sentait que malgré leur attitude agressive, les hommes de Dorkos n’avaient pas l’intention d’aller plus loin. Et l’exorciste préférait éviter d’enterrer toute chance de pourparlers car il avait besoin du gobelin.
- Je crois que vous commettez une erreur, dit-il calmement, même s’il savait pertinemment que jouer l’innocent n’avait jamais marché auparavant.
- Oh, je pense au contraire que j’ai visé juste, répliqua la créature en ajustant ses lunettes. Voyez-vous contrairement à mes congénères, j’ai une vue terriblement mauvaise ; je suis né quasi aveugle et borgne du côté droit. J’ai néanmoins compensé cela en me faisant implanter un œil de cristal eyra qui me permet beaucoup de choses, notamment de percer les déguisements magiques. Vous ne pouvez pas me tromper, Monsieur Wave. Mais ce n’est pas comme si votre venue ici me surprend. Quand j’ai entendu les rumeurs disant que vous étiez en route pour Lutécia, je me doutais bien que vous me rendriez visite. Tous les fugitifs de la région finissent tôt ou tard par demander mon aide.
- Demander votre aide ? releva le renégat, toujours impassible.
- Beaucoup de personnes veulent passer les portes et accéder aux Enfers. Ce n’est un secret pour personne que je suis proche du maire. Malheureusement, étant un honnête citoyen avant tout, je remets bien évidemment les criminels aux autorités…
Sheamon comprit alors pourquoi Dorkos avait arboré un sourire de requin en entrant dans la pièce. Il savait déjà. Peut-être l’avait-il observé en cachette pendant qu’il le faisait attendre dans son bureau… Autant jouer cartes sur table dans ce cas.
- Vous avez raison, répondit-il en se redressant sur le fauteuil, sans un regard pour les épées acérées qui l’entouraient toujours. Je suis bel et bien Sheamon Wave. Et j’ai un travail pour vous. Très bien payé.
- Voilà qui est intéressant… susurra Dorkos. Mais le problème, Monsieur Wave, c’est que vous valez vous-même une petite fortune. Avez-vous les moyens d’enchérir ?
Sans répondre, sous les regards vigilants des gardes, Sheamon sortit de sa poche une minuscule bourse en toile qu’il posa sur le bureau. Dorkos haussa les sourcils, se demandant sans doute comment l’exorciste osait se permettre de plaisanter dans cette situation. Ce dernier claqua des doigts, et la bourse se transforma aussitôt en un sac imposant débordant de pièces d’or. Des murmures médusés s’échappèrent derrière Sheamon. Dorkos reluquait le trésor avec stupeur, ses yeux brillant de convoitise.
- Il y a dix mille pièces d’or, soit l’équivalent d’un million d’inferis, déclara Sheamon. Ce n’est que la première moitié de la récompense, l’autre vous sera bien sûr remise quand vous aurez rempli votre part du marché.
Amalia lui avait donné cet argent malgré ses protestations. Avant son départ, l’exorciste avait rassemblé plus de cinq cent mille inferis sur ses économies personnelles, une somme qu’il pensait largement suffisante pour un tel travail. Mais Amalia avait secoué la tête.
« Dorkos est avide, Sheamon » lui avait-elle rappelé. « Il n’hésitera pas à empocher l’argent et te trahir dès qu’il saura que tu n’as plus rien à lui offrir. Tu dois lui montrer qu’il a beaucoup à gagner en t’aidant. Et tout à perdre en te trahissant… »
Sheamon avait continué de refuser l’argent, surtout quand il avait appris qu’elle avait préparé un second sac, mais Amalia avait éclaté de rire, déclarant que deux millions d’inferis n’était rien de plus qu’une goutte d’eau dans l’océan pour elle. Puis, pour couper court à ses protestations, elle l’avait chassé de son bureau.
Il se promit de la remercier chaleureusement en rentrant au Primera. Sans ses précieux conseils, le plan serait tombé à l’eau avant même d’avoir été mis à exécution.
Dorkos saisit une pièce dans ses mains tremblantes d’avidité et la scruta avec précaution, sans doute pour s’assurer de son authenticité. Enfin, il sourit à Sheamon, d’une grimace aussi froide que son regard brûlait de cupidité.
- En échange d’une autorisation du maire je suppose ? lança-t-il avec regret. C’est absolument impossible, jamais il ne vous apposera la Marque. Même déguisé, vous n’arriverez pas jusqu’à lui sans vous faire démasquer. Il se fera un plaisir de vous capturer pour vous vendre lui-même aux Nocturii. Quant à moi je serais jeté en prison pour avoir tenté de le tromper !
- Ce n’est pas la raison de ma présence ici, répliqua Sheamon, impassible. J’ai entendu dire que vous disposez d’un réseau de « professionnels » déterminés à votre service. C’est de cela dont j’ai besoin, pas de votre influence auprès du maire.
Dorkos plissa les yeux, l’invitant silencieusement à continuer.
- Il va y avoir une fête au palais de Lutécia dans six jours. Toute la haute société de Paris sera présente.
- Je suis au courant, le coupa le Tisserand en balayant les paroles de Sheamon d’un geste agacé.
Le renégat savait pourquoi le gobelin était en colère. Dorkos, en raison de ses liens étroits avec le maire, pensait être invité à cette réception. Mais Thénardier l’avait intentionnellement oublié pour éviter d’offenser Lady Viviane et le Révérend Maxwell. Les rumeurs disaient que Dorkos en avait été mortifié. C’était parfait.
- J’aimerais que vous causiez quelques troubles sur les territoires des anges et des exorcistes, déclara Sheamon. Quelque chose de suffisamment gros pour attirer l’attention des deux dirigeants et retarder ainsi leur arrivée d’au moins deux heures. Sans faire de victimes.
- Dans quel but ? Demanda Dorkos.
Sheamon soutint son regard inquisiteur.
- Ça, c’est mon affaire, rétorqua-t-il avec fermeté.
Le Tisserand caressa son menton d’un air songeur pendant quelques secondes.
- Hum…Provoquer un incident qui retarderait l’arrivée du révérend et de la directrice à Lutécia est tout à fait possible. Cela nécessitera quelques arrangements… Mais avec les nombreuses attaques d'Alliance Sorcière dans la région, il nous sera facile de leur faire porter le chapeau.
Sheamon tendit l’oreille. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu parler de ces fanatiques.
- Le Culte de la Déesse sévit encore dans Paris ? demanda-t-il.
- De simples raids, rapides mais meurtriers. Ils sont un fléau pour les trois factions. C’est la principale raison pour laquelle le maire voulait rencontrer les deux autres dirigeants. Il voulait organiser un ratissage de la région pour dénicher les sorcières et en finir avec elles. En cas de succès, cela lui ferait une bonne publicité pour sa réélection, vous voyez ? Mais c’est encore mieux pour nous : l’Alliance est le bouc émissaire parfait pour une telle entreprise…
- Dois-je considérer que vous acceptez ? voulut savoir Sheamon.
Dorkos esquissa un sourire. Il posa un nouveau regard sur le sac d’or qui rasséréna l’exorciste : le gobelin avait mordu à l’hameçon.
- Je dois reconnaitre que vous avez attisé mon intérêt, Monsieur Wave, lui répondit ce dernier d’un ton mesuré. Cependant, je crains que deux millions d’inferis ne soient pas suffisants pour bénéficier de mes services. Après tout, je pourrais m’emparer de cet argent et vous livrer à ceux qui ont mis votre tête à prix. Vous manquez de prudence, mon ami.
Son sourire s’élargit.
- Voyez-vous, contrairement à ces pauvres mercenaires qui arpentent toutes les tavernes de Lutécia comme s’ils espéraient vous trouver au fond d’une choppe, j’ai un véritable réseau d’espions, qui écoutent et me rapportent tout ce qui pourrait être intéressant. Et j’ai appris des choses captivantes à votre sujet, Monsieur Wave… notamment que vous voyagez accompagné d’une jeune fille qui serait, à en croire la rumeur, celle dont le Harakaï et l’Eglise ont cherché à s’emparer à Nice, affaire dans laquelle vous seriez impliqué… Imaginez le prix que je pourrais tirer de vous et de cette gamine si je la retrouvais !
- Le seul prix que vous pourriez en tirer serait la mort, le coupa brutalement Sheamon.
Le gobelin croisa le regard d’acier de l’exorciste et déglutit. Les gardes derrière lui semblaient perdre leur assurance. Sheamon vit du coin de l’œil certains d’entre eux jeter des regards interrogatifs en direction de Dorkos, lequel était trop stupéfait pour leur donner le moindre signe. Nullement impressionné par les hommes autour de lui, Sheamon se leva, les forçant à reculer. Il s’avança et se pencha par-dessus le bureau pour attraper le gobelin par le col de son costume. L’exorciste ramena ensuite sa prise vers lui, jusqu’à se retrouver tout près du visage répugnant et épouvanté de Dorkos.
- Tu es avide, Tisserand, l’averti le renégat, abandonnant les politesses. Trop pour ton propre bien. Mais je crois que tu n’as pas vraiment compris ta situation. Je ne suis pas venu ici pour implorer ton aide. Je suis venu requérir tes services en échange d’une généreuse récompense. Mais si tu crois pouvoir me menacer, je n’hésiterai pas une seconde à t’écraser, toi et ta clique de bras cassés.
- Vous bluffez ! rétorqua Dorkos dans une vaine tentative de bravoure. Vous ne pourrez pas sortir d’ici vivant si j’en décide autrement !
- Vraiment ? On m’a dit que tu étais intelligent, Tisserand. Si tu t’es aussi bien renseigné que tu le prétends à mon sujet, tu dois savoir qu’il y a une raison pour laquelle je vaux un million d’inferis.
Sheamon leva sa main, prêt à claquer des doigts. Derrière lui, les gardes s’étaient ressaisis, même s’ils hésitaient toujours à attaquer l’ange déchu.
- Lâche le boss ! lui ordonna l’un d’entre eux d’une voix mal assurée.
Mais il n’osait pas avancer davantage devant le regard d’acier du renégat. Même de simples criminels comme eux ressentaient l’aura menaçante que dégageait Sheamon.
- Tu as le choix, Tisserand, continua ce dernier. Conclure une affaire en or et gagner deux millions d’inferis, ou mourir ici et maintenant. Et si tu me dénonces, sois certain que je t’enterrerais dans tes propres linceuls !
L’exorciste fixa intensément Dorkos, attendant sa décision. Il ne doutait pas un instant de sortir intact de cette situation. Il lui suffisait de claquer des doigts pour neutraliser les gardes. Mais il serait obligé d’éliminer le gobelin et tous les témoins de sa venue ici, ce qui ne manquerait pas d’attirer l’attention du maire quand il apprendrait la disparition de son indicateur criminel. Cela compliquerait sérieusement ses efforts d’infiltration, car Thénardier resserrerait probablement son dispositif de sécurité le soir de la fête, s’il ne l’annulait pas carrément par peur d’être le prochain à mourir… Et même si la fête était maintenue, Sheamon devrait trouver un autre moyen pour faire diversion…
Tout dépendait à présent de Dorkos, or ce dernier tardait à se décider. De grosses gouttes de sueurs coulaient abondamment le long du visage du gobelin. Pendant quelques instants, le silence dans la pièce fut absolu.
Puis…
- Entendu… souffla celui-ci.
Sheamon le relâcha lentement en maitrisant sa colère. Pendant un instant, il avait été tenté de réduire en pièces ce petit caïd de bas étage.
- Mais j’ai une condition supplémentaire dans ce cas. Je risque tout de même gros dans cette affaire… affirma le gobelin en reculant devant le regard incisif de Sheamon. Si mon implication est découverte, je suis fini !
Comme Sheamon ouvrait la bouche pour répliquer qu’il n’y aurait aucun arrangement possible, il réalisa soudain qu’il s’était déjà montré trop agressif avec Dorkos. Mieux valait se montrer conciliant, car le gobelin avait tout de même les moyens de lui causer du tort.
- Quelle condition supplémentaire ? demanda-t-il.
Dorkos retrouva aussitôt son attitude à la fois obséquieuse et arrogante.
- Ne vous inquiétez pas, rien de bien important… Il ne s’agit que d’un assassinat. Un travail qui, pour un mercenaire aussi réputé que vous, ne posera aucun problème, je pense. Il y a un certain prisonnier dans les geôles de la forteresse.
- C’est bien trop dangereux de s’approcher de la forteresse par les temps qui courent, répliqua immédiatement Sheamon.
Dorkos ricana en haussant les sourcils.
- Je vous en prie Monsieur Wave… Il ne peut y avoir qu’une seule raison pour laquelle vous me demandez d’éloigner les anges et les exorcistes de la fête. Vous souhaitez vous emparez du sceau magique. C’est l’unique moyen de passer aux Enfers... Et tout le monde sait à Lutécia que c’est votre objectif. Votre attitude, d’ailleurs, le confirme.
Sheamon ne répondit pas. Il devait reconnaitre que Dorkos était perspicace. Une raison supplémentaire de se méfier du gobelin…
- Continue… grommela-t-il.
- Il s’appelle Jonas Perceval. C’est un voleur, un criminel des plus sournois. J’ai mes raisons personnelles de lui en vouloir, voyez-vous… Il s’est fait arrêter il y a un mois avant que mes hommes ne lui mettent la main dessus, et il restera en prison jusqu’à ce que le maire en décide autrement. Mais je ne suis même pas certain que ce dernier se souvienne de lui. Perceval est dans la cellule trois cent quarante-six. Tuez-le et rapportez-moi une preuve de son trépas.
- Une preuve ? répéta Sheamon avec agacement.
- Sa main droite arbore un tatouage de loup. Je le reconnaitrai quand je la verrai, alors vous savez ce qu’il vous reste à faire. Ce sera la preuve de sa mort. Oh j’oubliais ; lors de son arrestation, Perceval avait sur lui une poignée d’épée brisée. J’aimerais que vous me l’apportiez également. Vous la trouverez sûrement dans la réserve de la forteresse, c’est là qu’ils entreposent les effets personnels des prisonniers. J’enverrai quelques-uns de mes hommes vous attendre dans une ruelle près du château. Vous leur remettrez le reste de l’argent et ces deux preuves. D’ici là je garde ce premier sac comme assurance, bien entendu…
Sheamon maîtrisa sa colère. Il ne pouvait pas se permettre de gâcher du temps en parcourant le palais municipal et il n’avait aucune envie d’aider Dorkos à se venger de l’un de ses rivaux. Mais s’il n’acceptait pas cet accord, le gobelin risquait de refuser le marché ou, pire encore, de le dénoncer. Et donc encore une fois, Sheamon n’aurait pas d’autres choix que de le tuer, avec toutes les conséquences que cela impliquerait.
Dorkos sembla sentir son hésitation.
- Cela ne me dérange pas si toutefois vous préférez me l’amener vivant… J’aurai alors l’occasion de le voir se tordre de douleur et me supplier d’achever sa misérable existence.
- C’est d’accord, répondit le renégat en hochant la tête, dissimulant de son mieux le dégoût que lui inspirait le gobelin.
Sheamon n’avait aucune intention d’honorer cette promesse. Il n’allait pas tuer un simple voleur pour faire plaisir au parrain du crime de Lutécia. Et de toute manière une fois engagé, le gobelin ne pourrait plus reculer. Quand Dorkos apprendrait que Jonas Perceval était toujours en vie, Sheamon et Triss auraient déjà pris le large et, étant lui-même impliqué dans la fuite du renégat, Dorkos hésiterait à deux fois avant de les dénoncer. Il se contenterait probablement de ce qu’il avait déjà. Ce dernier se frotta justement les mains avec ravissement.
- Splendide, Monsieur Wave ! s’exclama-t-il. Eh bien, je pense qu’il ne nous reste plus qu’à nous serrer la main pour conclure notre accord.
Le gobelin tendit une main griffue et graisseuse ; surmontant un instant de répulsion, Sheamon la serra. Il venait de conclure un pacte avec un véritable criminel, qui devait en ce moment même réfléchir à comment le trahir et en tirer de plus gros bénéfices sans que cela se retournât contre lui. Tous les deux savaient qu’ils jouaient un jeu de dupes au cours duquel chacun n’hésiterait pas à trahir l’autre.
Restait à savoir qui allait perdre sa mise.
A suivre...
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