Le lendemain, jour de l’opération,

Il était huit heures du soir quand Triss, Sheamon, Amalia et Dast se rassemblèrent dans le bureau de la directrice. Par les grandes fenêtres, la jeune fille s’aperçut que la luminosité de l’Etoile de Cristal, l’astre luminescent éclairant la ville, faiblissait déjà peu à peu et aurait bientôt l'éclat paisible de la lune. C’était ainsi que se régulaient les jours et les nuits à Lutécia. Les autres pierres luminescentes tapissant le plafond feraient de même et le toit de la caverne ressemblerait bientôt à une nuit sans nuages sous un magnifique ciel étoilé.

Une ambiance parfaite pour commettre un crime politique d’une ampleur jamais vu depuis la révolution démoniaque qui avait vu le dernier Comte de Lutécia être décapité sur la Place de la Discorde.

Amalia portait une magnifique robe azurée et une broche en forme de trèfle à quatre feuilles retenait ses cheveux. Féminine jusqu’aux bouts des ongles, elle était absolument resplendissante. Sheamon avait troqué sa tenue de mercenaire pour un uniforme de la sécurité privée du Primera, même s’il avait gardé son déguisement magique. Il devait jouer le rôle de garde du corps d’Amalia. Dast avait revêtu quant à lui une discrète tenue de voyageur ainsi qu’une capuche à large bord qui lui permettraient aisément de se fondre dans la foule des badauds. Il portait une épée de taille moyenne et deux dagues dissimulées sous ses amples vêtements. Ryku se prélassait comme à son habitude sur l’un des fauteuils recouverts de soie. Sheamon lui avait ordonné d’accompagner Dast, car il serait dangereux pour l’animal d’essayer de pénétrer dans la forteresse : il était trop suspect. Sheamon avait raconté à Triss comment le chat magique avait failli l’empêcher d’entrer au Quartier Umbrella. Ryku les rejoindrait donc avec Dast au moment d’embarquer dans le train à destination des Enfers.

Amalia avait voulu habiller Triss en noble demoiselle étrangère mais Sheamon s’y était opposé. Le risque était trop grand. Si un seul espion des Nocturii était présent à la fête, il risquait de reconnaitre le visage de la princesse en fuite. De plus, si le caractère vampirique de Triss venait à être dévoilé lors de la soirée privée du maire, cela aurait immédiatement pour conséquence d’attirer l’attention de Forlwey qui retrouverait ainsi très facilement leur trace. Face à ces arguments imparables, Amalia s’inclina pour le plus grand bonheur de Triss qui ne voulait plus jamais avoir à revêtir une robe ! Elle enfila donc à son tour un costume d’employé du Primera. Comme elle était encore jeune et portait des cheveux assez courts, ainsi accoutrée elle ressemblait à un jeune garçon un peu efféminé. Pour compléter son déguisement, Triss avait également enfilé un collier de transformation comme Sheamon. Ainsi déguisée avec des cheveux blonds, des yeux orangés et un teint plus coloré, elle aurait facilement pu passer pour un jeune démon à l’air revêche.

Sheamon et Triss avaient étudié attentivement une carte de la forteresse de Lutécia, achetée à prix d’or à un receleur par l’exorciste. Elle avait été dessinée par un ancien serviteur du palais et Amalia avait pu en confirmer l’authenticité, elle qui avait visité de nombreuses fois la forteresse municipale. Néanmoins, Triss se sentait anxieuse car il ne s’agissait pas simplement de visiter le palais…

Mais de commettre le plus important kidnapping que Lutécia eût jamais connu.

• Le carrosse est prêt, Madame, annonça Dast. Le cocher vous attend. J’ai assigné Ernest à la conduite. C’est le plus fiable et le plus discret…
• Tu as bien fait, approuva Amalia d’un signe de tête. Nous n’allons pas tarder à partir. Le Maire a fait instaurer un couvre-feu en début de soirée. Les routes jusqu’au palais seront bientôt évacuées par la milice et je n’ai aucune envie d’être contrôlée par ces gens-là...

Dast se tourna ensuite vers Sheamon et Triss en inclinant la tête.

• Je doute que nous ayons l’occasion de nous faire des adieux corrects lorsque vous passerez les porte des Enfers, déclara-t-il avec un sourire contrit. Monsieur Wave, ce fut un plaisir de vous revoir. Dans le cas où notre entreprise se solderait par un échec… Eh bien j’ose espérer que nous nous recroiserons dans une vie postérieure.
• Le plaisir est pour moi, Dast, lui répondit Sheamon en lui rendant son sourire. Porte-toi bien, mon ami.

Triss lui serra la main.

• Merci pour tout, Dast, lui dit-elle avec sincérité. Je ne vous oublierai pas.
• C’est réciproque, Mademoiselle Aleyran, lui assura le majordome. Je vous souhaite du fond du cœur de mener à bien vos projets.

Puis son regard croisa celui d’Amalia. Il s’inclina profondément devant elle.

• Madame, sachez que je reviendrai tout de même demain matin vous servir votre thé favori, même dans le cas regrettable où je serais passé de vie à trépas.
• Tu as intérêt, Dast, répliqua Amalia. Sans quoi tu peux dire adieu à ta position de majordome.

Elle ajouta d’une voix plus douce :

• Reviens-moi entier, mon ami. Je ne suis pas certaine de pouvoir supporter un mort-vivant comme intendant.
• Bien entendu, Madame, répondit Dast en dissimulant un sourire.

Il se releva et quitta la salle en premier, Ryku sur ses talons. Triss sentait l’appréhension la gagner. A présent que l’heure était venue de passer à l’action, la jeune fille était submergée par le stress. Une main réconfortante se posa alors sur ses épaules, apaisant légèrement ses craintes.

• Dast a probablement raison, déclara Amalia à Triss en souriant. Il vaut mieux se dire au revoir tant que nous le pouvons encore. J’ai été ravie de te rencontrer, Triss, et j’espère que tu n’hésiteras pas à revenir me voir.
• Je reviendrai un jour à Lutécia, lui promit Triss en lui rendant son sourire et en serrant chaleureusement sa main, mais sa voix commençait à trembler sous l’émotion. Vous avez fait beaucoup pour moi… et je ne vous en remercierai jamais assez…

Amalia la prit dans ses bras. Triss resta stupéfaite devant cette démonstration d’affection inattendue. Elle jeta un coup d’œil à Sheamon qui haussa les épaules en détournant le regard, comme si cette affaire ne le regardait pas.

• Tu n’as pas besoin de me remercier, ma chérie, murmura-t-elle avec douceur. Les amis sont faits pour s’entraider, non ?
• Je ne peux pas me prétendre être votre…
• Je ne prendrais pas le risque d’être exécutée avec des personnes que je ne tiens pas en haute estime, tu sais ! Si jamais tu te lasses un jour de cette colonie de vampires, tu n’as qu’à revenir au Primera. Tu es chez toi ici, Triss.

Ces paroles touchèrent la jeune fille au plus haut point. C’était la première fois que quelqu’un lui disait des mots aussi doux depuis la destruction d’Umbrella. Amalia ne l’avait pas traitée en monstre quand elle avait compris sa véritable identité… et pourtant, la maîtresse du Primera aurait eu mille raisons de le faire. Émue, Triss hocha la tête, sentant son cœur se gonfler de reconnaissance. Amalia la libéra, puis jeta un coup d’œil moqueur à Sheamon.

• Veille sur lui, d’accord ? lui demanda-t-elle en désignant le renégat. Ne te laisse pas avoir par son côté vieux grincheux. Certes il a une fâcheuse tendance à s’attirer les pires problèmes. Mais il peut être très gentil quand il le veut…
• C’est fini, oui ? grommela l’intéressé.
• Tu en veux un toi aussi ? l’invita Amalia en tendant ses bras. Tu devrais être reconnaissant, après tout tu as failli démolir la moitié de mon casino hier… D’autres t’auraient jeté dehors, tu sais !

La maîtresse du Primera avait pardonné à l’exorciste les secousses de la veille et Sheamon lui avait promis avec contrition de porter dorénavant le costume qu’elle lui avait offert à chaque fois qu’il viendrait lui rendre visite. Il était même parti au marché lui acheter un magnifique bouquet de fleurs rares provenant des Enfers, qu’elle avait accepté avec surprise… et probablement avec ravissement, avait songé Triss.

Sheamon marmonna une réponse inintelligible sous le regard amusé d’Amalia. Triss laissa échapper un rire sincère. Elle se rendit compte soudain que la pression qui pesait sur elle s’était envolée. Amalia avait-elle agi ainsi pour la rassurer ?

• Heureusement que je peux compter sur Triss ! ajouta cette dernière. Tu lui as fait mordre la poussière hier, alors il réfléchira à deux fois avant de n’en faire qu’à sa tête maintenant.
• Ça ne s’est pas passé comme ça, lâcha Sheamon. Elle ne m’a pas battu.
• Ce n’est pas ce que tu disais hier ! ironisa Triss avant de se tourner vers Amalia. Ne vous inquiétez pas, je prendrai soin de Sheamon.

Ce dernier poussa un soupir exaspéré. Triss sentit qu’Amalia avait quelque chose à dire au renégat. Mais la présence de la jeune fille la gênait. Elle se dirigea donc vers la porte.

• Je vais vous attendre près du carrosse, annonça-t-elle en inventant un prétexte. Il faut que j’aille dire au revoir à Mérissa et Noémie.

Elle sortit et se retrouva alors nez à nez avec Mérissa, qui s’apprêtait à frapper à la porte.

• Oh, Mademoiselle Aleyran ! s’exclama la servante avec surprise.
• Comment as-tu pu me reconnaitre ? s’étonna Triss en refermant la porte derrière elle.
• Hum, je ne sais pas exactement, mais… Pour quelqu’un qui vous connait, on arrive à vous remarquer sous le déguisement. Je m’apprêtais à dire à Madame que le carrosse est prêt.
• Elle descendra probablement dans quelques minutes, assura Triss en réalisant soudain qu’elle ne savait pas où aller. Peux-tu me guider jusque là-bas ?
• Bien sûr !

Les deux jeunes filles empruntèrent l’ascenseur circulaire.

• Premier niveau, ordonna Mérissa.

La plateforme descendait lentement. Triss était plongée dans ses pensées. Elle jeta un coup d’œil songeur à la servante. Comment cette dernière avait-elle pu reconnaître aussitôt qui se cachait sous cette apparence magique ? Seuls Dast, Amalia et Sheamon l’avaient vue ainsi ! Mérissa devait avoir une perception remarquablement aiguisée pour l’avoir démasquée aussi facilement… Ou peut-être son déguisement n’était-il pas assez efficace. Devait-elle en changer pendant qu’il était encore temps ?

• Vous partez ce soir ? demanda soudain celle-ci.

Surprise, Triss releva brusquement la tête.

• Euh… Oui. Nous avons trouvé un moyen de franchir les portes discrètement. Nous allons faire une partie du chemin avec le carrosse d’Amalia, et nous nous séparerons ensuite.
• Oh... Alors Je suppose que vous ne reviendrez plus au Primera…

Triss fut étonnée d’entendre poindre une réelle tristesse dans la voix de la servante. Elle se rendit alors compte qu’elle-même était affectée à l’idée de quitter le Primera, le seul endroit qui lui avait paru un véritable foyer depuis Umbrella. Et Mérissa… Chaque jour après son entrainement, celle-ci venait la voir avec un plateau chargé de deux tasses de thé fumant, et les deux jeunes filles bavardaient en se racontant les anecdotes de leurs vies passées.

• Je reviendrai un jour, Mérissa, lui promit Triss. Quand les choses seront plus… calmes pour moi, je repasserai par Lutécia. Je t’ai promis de venir visiter ta boulangerie, non ?

La jeune servante retrouva très vite le sourire.

• Bien sûr, miss Aleyran ! lui répondit-t-elle, enchantée. Je serais ravie de vous revoir ! Et si, un jour, vous désirez que je vous maquille comme une princesse, je…

Triss déglutit.

• Ce ne sera pas nécessaire, je pense, marmonna-t-elle, son expression faisant pouffer de rire Mérissa.

La jeune vampire hésita quelques instants, avant de rire à son tour. Tandis que l’ascenseur descendait les étages, elles s’amusèrent en se rappelant les tortures infligées par Mérissa et Noémie lorsque ces dernières l’avaient préparée pour le diner avec Sheamon et Amalia.

• Vous allez me manquer, miss Aleyran… déclara soudain Mérissa en lui lançant regard peiné. Je sais que vous n’avez pas d’autre choix, mais…
• Il y a une chose que tu pourrais faire pour moi, répondit celle-ci avec douceur. Je préférerais que tu m’appelles Triss. Miss Aleyran est trop solennel, je trouve.
• Avec plaisir, miss Triss ! s’enthousiasma la servante.
• Euh… Triss suffit amplement… rectifia la jeune fille, avant d’ajouter avec une pointe d’hésitation ; je suis contente d’avoir fait ta connaissance, Mérissa. Peut-être même que lors de notre prochaine rencontre, je te laisserai me maquiller de nouveau…
• Ce serait génial ! s’émerveilla la servante en tapant dans ses mains avec ravissement. Et vous me raconterez aussi vos aventures autour d’un thé entre amies ?

Triss haussa les sourcils. Amie ? Pouvait-elle vraiment se déclarer amie avec Mérissa qu’elle ne connaissait que depuis une semaine tout au plus ? Elle aimait pourtant bien cette jeune démone toujours vive et optimiste qui ne la traitait pas en monstre sanguinaire et terrifiant. Avait-elle besoin de davantage ?

La jeune fille prit sa décision.

• Oui, assura Triss en hochant la tête. Comme des amies.

A suivre...