Chapitre 14 : Retrouvailles, Partie 3
Forlwey observait les étoiles sur le toit de son manoir, s’imprégnant de la fraîcheur de la nuit. Il appréciait beaucoup contempler le ciel dans l’obscurité. Cela le changeait radicalement du spectacle du fond de l’océan qu’il pouvait observer dans son palais du Royaume Submergé.
La nuit était également le moment où il pouvait enfin sortir de son repaire sans avoir à craindre la brûlure du soleil. Et le nosferatu profitait pleinement de cette liberté. Quelquefois, il volait jusqu’aux première habitations humaines pour prendre l’un d’entre eux dans son sommeil, puis en prévision du jour, il rentrait dans sa tanière avec sa proie. Il disposait ainsi de toutes les heures de lumière à l’extérieur pour torturer sa victime de toutes les façons imaginables dans les sombres sous-sols de son manoir. Et lorsque la lassitude venait, il la tuait pour boire son sang.
Mais même cette activité commençait à l’ennuyer. L’inaction lui pesait. Tuer de simples humains isolés ne l’amusait plus. Il lui fallait un bon massacre. S’il était resté au Royaume Submergé, il lui aurait suffi de claquer des doigts pour faire s’entretuer des dizaines de ses esclaves. Mais là… il était en mission pour la reine, donc pas de temps à consacrer au divertissement.
Soudain, un léger bruit se fit entendre derrière lui. Intrigué, Forlwey haussa les sourcils et se tourna vers l’homme adossé à l’une des cheminées sortant du toit de son manoir qui l’accompagnait. Un corbeau noir à trois yeux était perché sur son épaule en croassant doucement à son oreille.
- Qu’y-a-t ’il, technomancien ? l’interrogea-t-il.
L’homme esquissa un sourire en tournant son regard vers le nosferatu. Il avait tout du génie diabolique avec sa longue blouse dorée et sa crinière de cheveux argentés en bataille. Il portait également des boucles d’oreille en forme de delta, et un tatouage sur le côté du cou, « AN93 ». Mais le plus étrange étaient ses yeux. Ses iris d’un profond bleu turquoise entouraient en effet des pupilles dorées en forme de croix. Fixer son regard s’avérait extrêmement déroutant…
- Notre appât a pris contact avec la cible, mon seigneur, lui apprit l’intéressé. Et elle est apparemment en compagnie de la princesse. L’exorciste et elle semblent s’être séparés. La princesse est donc hautement vulnérable.
Forlwey se redressa en se pourléchant les lèvres avec appétit. Les choses redevenaient intéressantes.
- Moi qui commençait à désespérer de retrouver sa trace ! jubila-t-il. Ordonne aux autres de se préparer à recueillir la princesse… Oh, et… même si elle n’en a pas l’air, c’est une Nocturii. Soit prudent et assure-toi qu’elle ne s’échappe pas cette fois.
- Ne vous inquiétez pas, Monseigneur, répondit le technomancien avec un sourire inquiétant. Tuesday est déjà sur place. Elle veillera à ce que notre petite fugitive reste tranquille.
- Je l’espère… murmura Forlwey. Je ne veux plus d’erreurs. C’est pour cette raison que j’ai requis tes services, mon cher Alexeï.
Car la reine s’impatientait. S’il ne lui présentait pas des résultats très vite… il ferait mieux de partir se cacher en Sibérie pour fuir sa colère. Mais il le savait parfaitement : celle-ci obtenait toujours ce qu’elle voulait… Mieux valait donc pour lui que ça ne soit pas sa tête.
Comme le Harakaï restait silencieux après l’incident de Nice, Forlwey s’était résolu à engager un nouvel allié pour traquer la jeune princesse. Il s’agissait d’Alexeï Serkaan, un véritable génie de la technomagie, dont certains disaient qu’il était le descendant de Dédale lui-même. Mais c’était également un criminel recherché par les trois factions pour ses expériences illégales menées sur les victimes qu’il capturait, peu importe leur race. Toujours à la recherche de financements, il avait accepté sans hésiter la proposition de Forlwey. Le Comte Sanglant était certains d’avoir fait le bon choix cette fois. Cet homme était l’atout parfait pour retrouver rapidement la fille.
- Je n’ose imaginer les découvertes splendides que je pourrai réaliser en étudiant la princesse, susurra le technomancien avec avidité. Un vampire, résistant à la lumière du soleil… cela attise ma curiosité scientifique…
- Je te conseille de laisser ta soif d’apprendre de côté, mon ami, répliqua Forlwey. Sans quoi c’est toi qui risquerait de goûter à mes propres expériences, et très peu y survivent…
Alexeï esquissa une petite révérence à l’attention de Forlwey.
- Bien entendu, Seigneur Forlwey, assura-t-il avec onctuosité. Je n’oserais pas provoquer la colère de la si renommée reine des vampires et de son puissant serviteur…
- C’est l’état d’esprit qui me plaît, apprécia le nosferatu. Donne-moi la fille et je te couvrirai d’or, suffisamment pour que tu puisses continuer tes expériences scientifiques jusqu’à la fin des temps !
- C’est trop de bonté, Monseigneur…
Forlwey se leva de son perchoir et s’approcha du bord du toit.
- Dis à mes serviteurs de préparer notre départ, exigea-t-il. Il faut que je me prépare à accueillir la princesse en personne.
Sur ces mots, il se changea en nuée de chauves-souris et décolla dans la nuit étoilée. Forlwey se dirigeait vers la ville humaine la plus proche.
Il avait subitement une faim de loup…
***
- Dépêche-toi ! ordonna Sheamon en jetant un coup d’œil agacé derrière lui.
- Je n’y peux rien ! protesta Jonas. Contrairement à toi, j’ai passé un mois dans une cellule humide enchaîné à un mur ! Je n’ai pas vraiment eu le temps de faire de l’exercice !
Il rata une marche et faillit glisser en entraînant Sheamon dans sa chute, mais le démon réussit à se retenir in extremis grâce au mur.
- Par la barbe de Satan, ce fichu escalier est mortel ! rumina-t-il. Si ça continue ainsi, on va mourir avant de sortir de la ville !
Sheamon ne répondit pas. Son esprit était concentré sur une seule chose :
Triss était en danger.
Il s’en mordait encore les doigts. Si seulement il avait mené la conversation autrement ! Bien sûr, Triss était contente de retrouver ses amis qui avaient miraculeusement survécu au massacre d’Umbrella ! Imaginer que l’un d’entre eux pût être un espion au service des Nocturii était impensable pour elle ! Malheureusement, cela faisait quinze minutes qu’il essayait en vain de contacter Triss tout en se dirigeant au plus vite vers l’entrée des égouts. Sheamon s’était débarrassé de son armure de milicien qui, en plus de le ralentir, était incroyablement bruyante. Son déguisement ne leur serait plus utile, désormais. Grâce à sa magie, Sheamon avait détruit la serrure de la porte dans la muraille et les deux complices s’étaient enfoncés dans l’escalier sombre et dangereux. Ils débouchèrent enfin dans la petite pièce communiquant avec les égouts où les attendait un serviteur en uniforme, probablement le contact de Dast.
- Vous voilà enfin ! s’exclama ce dernier avec soulagement. Je vais enfin pouvoir me laver les mains de toute cette…
Vif comme l’éclair, Sheamon l’agrippa par sa veste.
- Le groupe qui est parti avant nous… siffla-t-il entre ses dents. Est-ce que vous savez où ils allaient ?
- La… la fille m’a demandé de vous dire qu’ils attendraient près des portes avec Dast ! balbutia le serviteur apeuré.
Sheamon se sentit soulagé. Au moins Triss n’avait pas décidé de s’enfuir dans la ville sur un coup de tête. Elle avait agi avec plus de bon sens qu’il ne l’aurait cru… Contrairement à lui.
- Qui était avec elle ? demanda Sheamon.
- Euh… Quatre gosses… ils avaient le visage caché sous leur manteau, donc je ne les ai pas très bien vus… lui révéla-t-il en déglutissant. Ah, et il y avait aussi la secrétaire du maire, enfin, un déguisement apparemment. C’est ce que la dame m’a dit…
Sheamon haussa les sourcils. Manuela Walls, ou quelle que fût son identité, connaissait Triss ? C’était probablement pour cette raison que cette dernière avait disparu de la fête ! L’espionne qui avait été envoyée pour surveiller Thénardier devait être également la traitresse qui avait provoqué la chute du Quartier Umbrella ! Triss l’avait suivie à l’écart parce qu’elle ne lui était pas inconnue.
Sheamon serra les dents. Ses ennemis avaient été plus malins qu’il ne le pensait. Encore une fois.
- Navré d’avoir été aussi violent, s’excusa-t-il en relâchant le serviteur.
- Peux-tu nous ouvrir, l’ami ? demanda Jonas en affichant un sourire amical. N’en veux pas à mon camarade… il est dans une mauvaise passe.
- Pas de soucis, marmonna son interlocuteur en apposant sa main sur la grille. Mais qu’il ne s’approche plus jamais de moi. Et dîtes à Dast que je ne lui dois plus rien !
La herse se leva d’elle-même. Sur un signe de tête à l’adresse du serviteur, Sheamon s’engouffra dans les égouts d’un pas rapide, Jonas sur ses talons.
Il avait mémorisé l’itinéraire par cœur. C’est donc avec certitude qu’il se dirigea dans les tunnels malodorants, laissant son corps agir de lui-même tandis que son esprit tournait à plein régime.
Si seulement Sheamon avait agi différemment, s’il lui avait simplement demandé de le rejoindre… Si le renégat s’était contenté de lui dire d’attendre sans lui faire part de ses soupçons… S’il avait réussi à convaincre Triss de l’écouter… S’il…
S’il ne lui avait pas menti ?
Cette pensée lui fit plus mal qu’il ne l’aurait cru. Au final, la gamine avait raison. Il n’aurait pas dû lui mentir. L’exorciste aurait dû l’informer dès le début de la rumeur et de ses doutes. Il aurait peut-être pu la convaincre qu’il s’agissait d’un piège et Triss ne serait pas dans une situation aussi dangereuse.
« C’était pour son bien ! » voulut se convaincre Sheamon.
Presque aussitôt, il serra les dents en se traitant de tous les noms. Qui pensait-il tromper ? C’était pour son bien à lui qu’il avait pris une telle décision ! Il avait agi ainsi uniquement pour l’Aurora… par égoïsme, purement et simplement. Mais, à cause de ce mauvais choix, il risquait de tout perdre.
Et Triss allait en payer le prix.
Les égouts, à défaut d’être un passage agréable, constituaient une voie rapide pour quitter facilement un quartier de Lutécia… ou disparaître. Il s’agissait donc d’un réseau parfait pour les criminels en tout genre. Cependant, c’était également un labyrinthe où il était dangereux de s’égarer, la milice y ayant même fait installer plusieurs pièges magiques et autres enchantements pour décourager les criminels de s’y installer. Seuls quelques itinéraires étaient sans danger, et celui qu’empruntaient Sheamon et Jonas était l’un d’eux. Il se terminait cependant sur la Place de la Discorde, près de la gare principale mais bien loin des portes des Enfers.
Il leur fallut une vingtaine de minutes pour atteindre enfin l’échelle menant à la surface. Sheamon avait estimé qu’à cette distance, ils seraient assez loin de la forteresse municipale pour ne pas risquer de croiser trop de patrouilles. Le couvre-feu était de rigueur ce soir-là ; ceux qui n’avaient pas l’autorisation de mettre le nez dehors pouvaient donc être arrêtés et emprisonnés sans sommation. Cela faciliterait néanmoins leur progression jusqu’aux portes.
Sheamon monta le premier. Il dégagea le couvercle qui bloquait la sortie, avant de jeter un simple coup d’œil au ciel… Une patrouille de démons passa rapidement dans le ciel au-dessus des bâtiments sans s’arrêter. L’exorciste risqua ensuite un regard autour de lui.
Personne. La Place de la Discorde était déserte. Seule trônait la fontaine avec la statue d’un démon rebelle élevant le drapeau révolutionnaire au-dessus de lui, le pied sur le cadavre d’un noble mort à ses pieds. Un jet d’eau s’élevait autour de la sculpture. L’exorciste se rappela brièvement que c’était en ce lieu que le dernier comte de Lutécia avait été exécuté.
Mais il n’avait pas le temps pour une leçon d’histoire. Il s’écarta pour laisser Jonas se hisser à son tour. Ce dernier, à peine redressé, écarta les bras et inspira longuement en fermant les yeux.
- Enfin, la liberté, murmura-t-il, surtout pour lui-même.
- Tu te réjouiras plus tard, l’interrompit Sheamon en désignant les portes massives au loin. On doit aller là-bas au plus vite.
- Du calme ! l’incita son acolyte en ouvrant les yeux. Laisse-moi juste le temps de…
Ses yeux s’illuminèrent brusquement pendant quelques secondes. Son sourire disparut aussitôt.
- Tu as raison mon ami, on doit filer, s’écria-t-il soudain en devançant Sheamon.
Ce dernier le retint par le bras.
- Qu’as-tu vu ? l’interrogea le renégat, en songeant avec une pointe de panique à Triss.
- Un danger qui va bientôt arriver si l’on ne se dépêche pas… C’était flou, mais crois-moi, il vaut mieux ne pas traîner…
Soudain, des bruits d’alerte se firent entendre. Une patrouille de démons surgit d’une rue adjacente et se dirigea dans leur direction.
- Vous là-bas ! hurla l’un d’entre eux, sûrement leur chef. Halte ! Vous violez le couvre-feu !
Sheamon les observa tout en prenant son arbalète. Ils n’étaient qu’une vingtaine. Dix secondes suffiraient pour les mettre hors de combat sans leur laisser l’occasion d’alerter des renforts.
- Le danger, c’est eux ? demanda-t-il à Jonas, qui avait empoigné son fusil.
- Non, rétorqua ce dernier. C’était plus…
Soudain la Prescience de Sheamon l’alerta et le renégat sauta en arrière... Juste à temps car le sol éclata à l’endroit précis où il se trouvait deux secondes plus tôt. Sheamon se protégea des éclats de pierre avec son bras en fermant les yeux. Quand il les rouvrit, il put remarquer que de la vapeur suintait entre les pavés brisés.
Les miliciens, stupéfaits, s’étaient arrêtés à une dizaine de mètres. Jonas se redressa en s’époussetant, toussant et crachant la poussière avalée. Heureusement pour lui, il avait simplement été projeté au sol par le souffle de l’explosion.
- Bon sang… grommela-t-il avec mauvaise humeur. Exactement ce que j’avais vu. Les fesses par terre et la bouche pleine de poussière !
Sheamon examina les traces de l’impact. C’étaient les signes d’une arme magique à haute tension… Très difficile à concevoir, donc très chère et rare. Son adversaire n’était donc pas un amateur. Un crépitement étrange l’intrigua. Le renégat s’aperçut soudain que son camouflage magique venait de disparaitre. Il examina le médaillon magique à son cou et il vit que l’artefact avait été gravement endommagé, surement par un éclat de pierre. Il crachait des étincelles de couleur verte et émettait des sifflements inquiétants. Après s’être débarrassé de celui-ci, Sheamon tourna son regard dans la direction d’où provenait le tir.
Un homme portant le manteau des exorcistes se tenait sur le toit d’un immeuble. Il déploya ses ailes de corbeau et sauta de son perchoir avant d’atterrir sur la place. L’homme fit ensuite disparaître ses ailes noires avant de s’avancer calmement vers Jonas et Sheamon.
Ce dernier fut frappé de stupeur.
L’inconnu tenait un magnifique arc en argent, dont la corde paraissait faite d’une pure lumière écarlate. Au premier coup d’œil, Sheamon ressentit la puissante aura émanant de cette arme… Mais ce n’était pas cela qui l’avait étonné. L’homme qui avançait… Sheamon se souvenait de lui, comme de l’immense sentiment de culpabilité ressenti la dernière fois qu’il l’avait vu. Il était encore un jeune garçon à l’époque quand on avait trainé le renégat hors de la salle du procès, tandis que l’enfant criait derrière lui.
« Dis-moi que ce n’est pas toi, Oncle Sheamon ! çA ne peut pas ÊTRE TOI ! »
Il n’avait pas répondu. Les deux gardes qui l’escortaient l’avaient empoigné fermement pour le faire avancer, tandis qu’il continuait à entendre les cris du gamin qu’une femme essayait de calmer à grand renfort de paroles rassurantes. Ces cris l’avaient poursuivi jusqu’à ce qu’il fût sorti de la salle d’audience, sous les regards de déception et même de haine de la foule.
Le jour où tout avait basculé.
L’homme replaça ses lunettes sur son nez, et s’arrêta à dix mètres du renégat et du démon.
- Je suis le capitaine Liam Jeagan, déclara-t-il à l’intention des miliciens derrière Sheamon. En mission pour le compte d’Azaël, et sous la protection de Lady Viviane. Je m’occupe de ces individus.
Ce disant, il se tourna vers Sheamon d’un air indifférent. Mais ce dernier pouvait sentir la haine dans son regard.
- Ça fait un siècle, pas vrai, Sheamon ? lui jeta-t-il, glacial. J’avais hâte de te revoir.
A suivre...
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