Chapitre 24 : Une Promesse, Partie 3

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Triss jaillit des écoutilles et se précipita vers le bastingage. Elle se pencha pour vomir tout ce que contenait son estomac, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais cela ne soulagea pas sa nausée, bien au contraire. Pendant un instant elle crut qu’elle allait aussi vomir son cœur et ses entrailles. Quelques secondes qui parurent durer une éternité passèrent ainsi, tandis que la jeune fille demeurait le regard fixé sur le paysage qui défilait à des centaines de mètres en-dessous d’elle. Ses jambes tremblaient, comme si elles étaient incapables de la porter plus longtemps ; elle ne put retenir ses larmes. Pendant un instant, le vide l’attira, et elle songea à se jeter par-dessus bord. Cela lui semblait un destin mille fois plus doux.

Soudain, une main se posa sur son épaule. Triss se retourna vivement comme si elle avait été piquée. Elle se trouva alors nez à nez avec le visage inquiet de Sheamon.

  • Doucement gamine, lui conseilla-t-il en la maintenant fermement pour l’empêcher de tomber.

Triss croisa le regard du renégat.

  • Je suis maudite… murmura-t-elle.

Sheamon plissa ses yeux.

  • De quoi est-ce que tu parles, gamine ?
  • Jonas, articula Triss avec difficulté. Il a eu une prophétie sur moi… et elle ne parlait que de sang…

L’exorciste jura en silence. Il aurait deux mots à dire à ce démon de malheur…

  • Tu as peut-être mal interprété la prophétie, voulut-il la rassurer.
  • Mort, souffrance et sacrifices ! Voilà ce qui m’attend ! On ne me laissera pas tranquille, Sheamon. Jamais… Je devrai toujours me battre pour pouvoir… simplement exister.

La jeune fille éclata en sanglots. Elle avait tant enduré depuis la destruction du Quartier Umbrella… Elle n’avait que quatorze ans, et pourtant le poids qu’elle devrait encore porter était immense. Triss avait réussi à le supporter jusque-là…

Mais, elle avait fini par craquer.

Sheamon se sentit furieux. Contre Jonas, contre Némésis, Forlwey, l’Eglise, Philippa, et tous ceux qui voulaient s’emparer de Triss, sans se rendre compte du mal qu’ils lui infligeaient. S’il pouvait être assez puissant pour les faire disparaitre… S’il avait pu la soustraire à ses tourments…

Que n’aurait-il pas donné pour avoir ce pouvoir ?

Alors, l’exorciste serra doucement Triss dans ses bras. Il ne chercha pas à sécher ses larmes ni à la réconforter, car c’était inutile. La jeune fille se laissa aller contre sa poitrine et pleura jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de larmes à verser, laissant libre cours, enfin, à toutes les émotions endurées depuis cette nuit où son monde s’était déchiré…

Ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard qu’elle parut retrouver un semblant de calme. Elle se dégagea doucement de l’étreinte de Sheamon et s’appuya contre le bastingage, le regard perdu dans ses pensées, en évitant celui du renégat.

  • Tu te sens mieux ? lui demanda celui-ci avec sollicitude.
  • Oui… Merci, Sheamon. Je suis désolée d’avoir craqué…
  • Il n’y a rien d’étonnant à ce que tu aies fini par exploser, tu sais. Tu es trop jeune pour porter de telles souffrances.
  • Je n’ai pas le choix, répliqua Triss. Ceux qui ont donné leur vie pour moi méritent que je supporte ce fardeau. Personne d’autre ne le portera à ma place.
  • C’est vrai, reconnut l’exorciste en s’appuyant à son tour sur le bastingage. Je sais très bien ce que tu ressens. Ce poids, cette culpabilité… c’est une blessure qui ne guérira jamais quoi que tu fasses. Cela te torturera, au point que tu ne parviendras plus à dormir pendant des nuits entières. Crois-moi, gamine, c’est une souffrance qui ne s’effacera jamais. Et puis tu finiras par chercher quelqu’un contre qui diriger ta haine, une cible à ta vengeance pour apaiser ta douleur…
  • Maintenant tu vas me dire que la vengeance, c’est mal ? ironisa Triss en esquissant un sourire désabusé.
  • Je ne crois pas vraiment être la personne idéale pour te faire un sermon sur ce sujet, grommela Sheamon. Ce que je veux dire, c’est que… Bon sang, maintenant, je ne sais plus comment m’y prendre !

Le renégat poussa un soupir de découragement et retomba dans le silence. Une minute passa ainsi sans qu’aucun des deux ne prononçât le moindre mot.

  • Le seigneur démon qui a massacré ma famille s’appelle Béhémoth, déclara soudain Sheamon.

Triss tressaillit. Elle avait déjà entendu parler de Béhémoth, le démon Unicorne, l’éternel ennemi de Satan. Auparavant son bras droit, il avait tenté de renverser ce dernier en espérant prendre sa place de Roi des Enfers avec le soutien d’autres démons avides de pouvoir. Mais il avait été vaincu et se cachait désormais dans les profondeurs du royaume souterrain avec ce qu’il lui restait de ses partisans. Il lançait malgré tous des raids réguliers visant à déstabiliser la monarchie démoniaque en attendant son heure. On disait de lui qu’il avait des espions partout, même au cœur de l’Eden. Il avait la réputation d’être insaisissable, un vrai fantôme.

  • C’est donc lui, le démon que vous avez attaqué… murmura-t-elle.
  • Oui. En mettant en commun les renseignements des trois factions, nous avions réussi à mettre la main sur des informations qui nous ont permis de localiser son quartier général, et c’est moi qui ait été choisi pour diriger l’assaut. C’était une première pour un exorciste, surtout en Enfer. Malheureusement Béhémoth n’était pas présent quand nous avons attaqué là-bas. Cela nous a tout de même permis de lui porter un coup terrible et d’éliminer nombre de ses sbires. Seulement… Béhémoth s’est rapidement remis… et il a voulu prendre sa revanche. Avec la complicité d’un espion, il a réussi à s’introduire avec une poignée de soldats jusqu’à mon manoir à Trystania, alors que j’étais encore à Deltaros pour discuter de la stratégie à suivre avec Azaël et mes confrères. Ma femme et ma fille étaient déjà rentrées chez nous… C’est même moi qui les avait incitées à repartir pour leur éviter l’ennui d’une longue attente. Et c’est cette nuit-là que Béhémoth m’a pris ce que j’avais de plus précieux au monde…

Sheamon serra les poings de haine. Il respira profondément pour s’obliger à se calmer. Triss restait silencieuse, et il lui en fut reconnaissant. C’était plus dur qu’il ne l’avait imaginé.

  • Je l’ai haï… Et plus que tout je me suis haï, pour ne pas avoir vu ce qui se profilait sous mes yeux, et pour avoir été inconscient du danger auquel j’ai exposé ma famille. C’est pourquoi je cherche la vengeance, gamine. J’ai choisi volontairement cette vie de paria, parce que je sais que c’est tout ce qu’il me reste à faire : m’assurer de le tuer en le faisant au moins autant souffrir. C’est un chemin taché de sang, sans le moindre honneur. Mais cela n’a pas d’importance. Je ne suis plus quelqu’un de bien, si je l’ai déjà été un jour…

Le renégat se tourna alors vers Triss et esquissa un pâle sourire.

  • Mais toi, tu n’es pas pareille, gamine. Peu importe ce qu’on dit sur toi, tu es différente de ta mère et des autres Nocturii. Tu as une force mentale et des valeurs dont les tiens ne pourraient que rêver. Tu vaux mille fois mieux qu’eux.
  • C’est faux, rétorqua durement la jeune fille. Je ne suis pas quelqu’un de bien. J’ai ce… ce pouvoir en moi qui me dévore de l’intérieur… C’est comme si une bête endormie depuis ma naissance commençait à s’éveiller, et que cette chose était… la véritable Triss. Cette puissance... Je… J’ai peur d’en perdre le contrôle, Sheamon.
  • Tu apprendras à maitriser tes pouvoirs, la rassura ce dernier. Et quand tu les connaitras mieux, tu ne les craindras plus. Tu es forte, gamine. Il faut juste que tu aies confiance en toi.
  • Justement ! C’est parce que j’avais confiance dans mes décisions que Romy et les autres… Tu avais raison, au sujet de Philippa et de mes amis. Mais j’ai refusé de t’écouter, et par ma faute j’ai tout perdu. J’ai provoqué leur mort parce qu’en réalité… je suis un monstre.
  • Un monstre n’aurait pas sauvé plusieurs centaines d’esclaves victimes de la cruauté des sorcières ; il n’aurait pas risqué sa vie pour moi non plus, d’ailleurs. Et puis concernant tes amis… c’est ma faute si tu as douté de moi. Je n’aurais pas dû te cacher ce que j’avais entendu. J’aurais dû être franc avec toi dès le début, et peut-être… aurions-nous pu éviter leur fin tragique. Mais tu n’as rien à te reprocher. Tes amis ont été les victimes des Nocturii, pas de toi.

Sheamon tourna son regard vers l’horizon et le désert qui s’étendait devant eux, immense, infini. Il resta silencieux pendant quelques secondes, puis inspira longuement.

  • Ecoute, reprit-il. Je ne sais pas ce que tu choisiras, gamine. Et peut-être bien que, comme l’a prédit Jonas, ton avenir sera sombre. Mais je sais qu’avec toi, le monde va changer. Vu son état, ce n’est peut-être pas plus mal.

La jeune fille esquissa un demi-sourire fugace, mais Sheamon ne se découragea pas. C’était mieux que rien.

  • On croirait entendre Naru, laissa tomber Triss, avant de s’expliquer devant le regard perplexe de Sheamon. Tu te souviens du journal qui parlait d’un certain Nathan Skydrake, le jeune soupçonné d’avoir enlevé son père et tué sa belle-mère ? Eh bien, une sorcière aurait vu une partie de notre avenir. Ce garçon serait l’Empereur-Dragon Blanc, et apparemment je combattrai un jour à ses côtés lors d’une grande guerre qui approche. C’est… fou, non ?
  • Sacré projet, commenta Sheamon. Tu devrais commencer à recruter tes partisans maintenant.
  • Très drôle… grommela la jeune fille, avant d’ajouter après un léger silence. Tu sais, pour moi l’avenir est… Si je réussis à me venger de Forlwey, je ne sais pas… quoi faire après. Je sais que Némésis sera furieuse, et elle enverra probablement encore plus de personnes après moi. Cela ne m’effraie pas, et pourtant je me demandes maintenant si ma vengeance vaut le prix que je payerai. Je n’ai pas peur de me battre, mais aujourd’hui… et après avoir entendu Jonas, j’ai… j’ai peur des conséquences de mes actes, Sheamon. Je ne veux pas… que d’autres en souffrent. Tant de personnes sont déjà mortes, à cause de m…
  • A cause de Némésis, l’interrompit Sheamon. Ils sont morts à cause d’elle et de Forlwey.
  • Cela ne change rien au fait que si je n’étais pas née, ils ne seraient jamais morts ainsi ! rétorqua Triss avant de s’effondrer. Je… je ne sais plus quoi faire… Tout le monde semble en attendre tellement de moi… Et il y a aussi ce vide dans mon avenir qui me terrifie… Parce que je n’ai aucune idée de ce que je ferai, après tout ça. Au début, je croyais qu’atteindre Varenn, c’était tout ce qui importait, puisque que c’était ce qu’Oncle Sirius souhaitait et je sais qu’il voulait me protéger. Mais je n’arrive tout simplement plus à m’imaginer pour l’éternité dans un refuge à craindre d’être capturée à tout moment…

Elle se tut brusquement, et le renégat ne la pressa pas. Après ce qui s’était passé, Triss ne savait plus où elle en était et avait besoin de faire sortir tout ce qu’elle ressentait pour avancer. Cela faisait trop longtemps qu’elle réprimait ces sentiments qui l’étouffaient. Sheamon était là pour lui prêter une oreille attentive jusqu’à ce qu’elle se soit apaisée. Ce n’était pas son rôle de lui dire ce qu’elle devait faire de son avenir. C’était à Triss de décider, et elle finirait par retrouver d’elle-même son chemin.

La jeune fille poussa soudain un soupir et parut rassembler ses forces. Puis elle se tourna vers Sheamon.

  • Et pourtant malgré ces doutes, cette peur, je ne peux pas m’empêcher d’être en colère ! déclara-t-elle avec force. Je ne veux pas rester une fugitive toute ma vie ! Je veux faire payer ceux qui, comme Némésis, Forlwey ou Alliance Sorcière, croient qu’ils peuvent tout obtenir par la terreur et l’intimidation. Je… je veux me battre, pour que personne d’autre ne connaisse le même destin qu’Oncle Sirius, Romy, Stella, Vanessa, Marco… La liste est bien trop longue !
  • Tu veux devenir une exorciste, c’est ça ? résuma Sheamon avec un demi-sourire.

Il croyait presque se retrouver à nouveau devant Elly. Combien de fois lui avait-elle déclaré qu’elle l’aiderait un jour à combattre le mal en prenant à son tour le manteau noir de leur ordre ? Il se souvint de cette époque plus joyeuse où il lui avait assuré qu’ils partiraient en mission ensemble dès qu’elle serait devenue une exorciste accomplie. C’était il y a déjà un siècle…

Triss rougit et détourna brièvement le regard, avant de se reprendre :

  • Et même si c’était le cas ?! lança-t-elle en fixant Sheamon d’un air de défi. D’ailleurs, on m’a dit que j’en avais les capacités… On m’a même proposé de les rejoindre !

Le renégat haussa les sourcils.

  • C’est Liam qui t’a fait une proposition pareille ? l’interrogea-t-il.

La jeune fille se figea, certaine d’avoir commis une gaffe. Elle ouvrit la bouche, manifestement pour se rattraper… et poussa un soupir de découragement.

  • Oui… c’est bien lui, reconnut-elle avant d’ajouter, soupçonneuse. Comment sais-tu que…
  • La sorcière m’a raconté votre escapade pendant que tu dormais, gamine. Et c’est le seul exorciste que tu aurais pu croiser à Qaltra, alors ça réduit les possibilités.
  • Ah… Eh bien… c’est vrai qu’il a été d’un grand secours, et il s’est même montré étonnamment…
  • Sympathique ?
  • … Oui.
  • Je ne doute pas que vous vous soyez entendus, assura Sheamon. Liam est quelqu’un de bien. En fait, je suis même content qu’il ait été à tes côtés. Tu peux lui faire confiance ; ce n’est pas son genre de mentir. S’il t’a fait cette proposition, c’est parce qu’il y croyait vraiment…

Il laissa planer un léger silence, avant de demander d’un ton curieux et légèrement inquiet :

  • Que lui as-tu répondu ?
  • Non, bien sûr !
  • Pourquoi ? s’étonna le renégat, même s’il en était curieusement soulagé. Tu viens de dire que c’était ce que tu voulais… Chasser le mal, combattre les ténèbres et sauver les innocents… la routine des exorcistes, quoi.

Le visage pâle de Triss rougit si fort que l’exorciste crut qu’elle était malade. Mais la jeune fille détourna brusquement sa tête pour l’empêcher de voir son expression.

  • Ça ne te regarde pas ! lâcha-t-elle d’une voix gênée.

Sheamon se demanda ce qui avait bien pu la mettre dans un état pareil. Mais il préféra ne pas insister.

  • Liam avait raison, laissa-t-il tomber. Tu ferais une très bonne exorciste, gamine. En tout cas, tu en as déjà la carrure.

Triss tourna lentement son visage vers lui, soupçonneuse.

  • Tu te moques de moi, hein ?
  • Je t’assure que non. J’aurais bien trop peur que tu ne me déboîtes l’épaule à nouveau…
  • Hé, je me suis déjà excusée pour ça ! répliqua Triss sans pouvoir retenir un léger rire.

Sheamon s’étonna de rire à son tour en voyant que la jeune fille retrouvait graduellement le sourire. Il se surprit alors à penser qu’il ferait tout pour protéger ce sourire... Le renégat se demanda depuis quand il n’avait pas eu de telles réactions. Et la réponse lui vint aussitôt : précisément un siècle, depuis qu’on lui avait arraché sa femme et sa fille. Depuis lors, sa seule obsession avait été la mort de Béhémoth. Mais depuis qu’il avait ouvert la valise contenant la jeune Nocturii, sa vision du monde avait lentement changé. Soudain il comprit l’évidence qu’il s’était obstiné à ignorer pendant tout ce temps. Sheamon avait trouvé un autre but dans sa vie que celui d’assouvir sa vengeance.

Il voulait vraiment rendre Triss heureuse…

« Et qui te dit que ce n’est pas elle qui te sauvera ? » lui avait déclaré Layla.

Ils cessèrent soudain de rire et de nouveau un silence gêné s’installa, jusqu’à ce que Sheamon se décidât à le rompre. Il s’éclaircit la gorge, un peu trop bruyamment à son goût.

  • Quand ce contrat sera fini, reprit-il d’un ton qui se voulait léger mais qui ne pouvait masquer totalement la tension qu’il éprouvait. Quand j’aurai éliminé Forlwey et que j’aurai récupéré l’Aurora, j’ai pour projet de gagner les Caraïbes.
  • Les Caraïbes ? répéta Triss, étonnée. Pourquoi ?
  • J’aimerais me faire oublier un peu, pour commencer. Tu m’as attiré un peu trop de célébrité, sans vouloir te vexer. Et puis, comme nous sommes en plein été, de nombreux monstres et criminels se dirigent là-bas, attirés par les touristes qui affluent en masse, que ce soit pour les voler, les arnaquer ou bien les… hum… dévorer. Ce qui est une aubaine, pour un mercenaire. Il va y avoir beaucoup de boulot, tu peux me croire. Et je pourrai, disons… avoir besoin d’un coup de main...

Triss croisa son regard, étonnée.

  • Moi ?
  • Tu vois quelqu’un d’autre, ici ? ironisa Sheamon.
  • Non mais… Je veux dire, je dois aller à Varenn ! C’est ce que mon oncle voulait…
  • J’ai promis à ton oncle de t’y emmener, mais rien ne t’empêche d’en repartir si cela ne te plait pas, gamine. Ton oncle t’a sauvée parce qu’il voulait que tu sois libre de pouvoir vivre ta vie comme tu l’entends. Si tu traces ton propre chemin, il ne pourrait qu’être fier de toi. Et si quelqu’un essaye de t’en empêcher, je serai là pour les arrêter, crois-moi. Enfin je ne cherches pas à t’influencer, bien sûr ! Ce que je veux dire, c’est que si tu sens que ta place n’est pas là-bas, eh bien… Il y en a une qui t’attend sur ce vaisseau. Je voyage beaucoup, je ne suis pas très doué en cuisine et, comme tu l’as sans doute déjà remarqué, le ménage n’est pas mon fort. Mais si cela ne te dérange pas… je t’accueillerai volontiers à bord.
  • Mais je… balbutia Triss, estomaquée. Je suis une fugitive recherchée par l’une des familles les plus puissantes du monde !
  • Et moi, je suis un paria dont la tête est mise à prix, répliqua Sheamon. Je n’aurais pas survécu si je n’avais pas été de taille à me défendre. Je n’ai pas peur des Nocturii, et encore moins avec toi. Pour tout te dire, je serais davantage rassuré si tu étais là pour protéger mes arrières. Sans compter que Ryku t’aime bien…

Sheamon marqua une pose avant d’ajouter d’une voix bourrue en détournant le regard :

  • Et moi aussi je t’apprécie, Triss.

Triss resta un moment sans voix, et Sheamon craignit de l’avoir offensée. Il aurait dû s’en douter. Pourquoi choisirait-elle sciemment de partir avec un paria honni par tous, alors qu’elle pouvait rejoindre l’ordre des exorcistes ou vivre une vie tranquille à l’intérieur d’un refuge bien caché. Qu’avait-il à lui offrir, lui ?

  • C’est d’accord.

Le renégat tressaillit et tourna la tête vers la jeune fille, qui esquissa un sourire timide.

  • Tu n’es pas obligé de te décider maintenant, gamine, lui dit le renégat, qui se rendit compte que sa voix tremblait légèrement.
  • J’y tiens, répondit Triss. J’irais à Varenn parce que c’était la dernière volonté de mon oncle, et que je dois bien ça à tous ceux qui sont morts… Et puis comme ça, tu auras remplit ta part du contrat et tu pourras récupérer l’Aurora. Mais je n’y resterais pas. Quel que soit mon destin, je sais qu’il n’est pas là-bas. De cette manière, je ne mettrai pas le refuge en danger en attirant les Nocturii.

Elle se rapprocha de Sheamon et s’appuya contre son épaule, complice. Alors que la nuit commençait à tomber sur les Enfers, le renégat eut soudain l’impression que le soleil venait de se poser près de lui.

  • En plus, les Caraïbes, ça a l’air sympa, ajouta-t-elle. Et puis, la lumière du jour devrait tenir les shinobis à distance, non ?

Sheamon sourit à son tour sans s’en rendre compte. Cette simple réponse le rendait heureux... Bien plus qu’il ne l’avait jamais été en un siècle ! L’exorciste se secoua intérieurement.

« Un peu de tenue, idiot » se reprocha-t-il silencieusement.

  • J’imagine, répondit-il avant de se redresser en adoptant un ton plus jovial. Eh bien c’est décidé. Bienvenue à bord, gamine. Tu peux m’appeler patron, maintenant.
  • Même pas en rêve ! rétorqua Triss d’un ton moqueur.

Soudain, un bruit de verre cassé leur parvint depuis le pont inférieur, suivi d’une tirade de jurons du devin qui semblait maudire ses ancêtres et se lamenter sur le sort funeste réservé à ses vêtements. Sheamon poussa un soupir agacé.

  • Je ferais mieux d’aller voir ce qui se passe, déclara Triss.
  • Ça va aller ? lui demanda le renégat d’un ton soucieux.

La jeune fille hocha la tête puis s’arracha au bastingage et se dirigea vers l’écoutille.

  • Gamine ? la rappela soudain ce dernier.

Triss leva les yeux, surprise.

  • Oui ? répondit-elle.
  • Je n’ai pas eu l’occasion de te remercier pour m’avoir sauvé, alors… Merci.

L’étonnement s’effaça sur le visage de Triss, aussitôt remplacé par un sourire espiègle qui lui rappela celui qu’affichait si souvent Elly.

  • Tout le plaisir est pour moi, patron ! déclara-t-elle, en imitant une révérence qui arracha un demi sourire à l’exorciste, avant de disparaître sous le pont.

A présent seul, Sheamon s’accouda de nouveau au bastingage en contemplant le paysage qui défilait. Il était heureux d’avoir posé cette question, et encore plus heureux de la réponse de la jeune fille. Et pour la première fois depuis un siècle, le renégat oublia complètement sa vengeance pendant quelques instants.

Il était tout simplement heureux.

***

Philippa tira d’un coup sec sur ses rênes pour forcer sa monture, un magnifique raptor noir avec une collerette de plumes rouges, à s’arrêter face à la falaise. Elle se pencha légèrement en avant et scruta l’horizon. Très loin au-dessus d’elle, l’espionne aperçut la petite silhouette noire d’un léger aéronef. Il était bien trop loin pour qu’elle pût le distinguer avec précision, mais elle savait pertinemment qu’il s’agissait du vaisseau de Sheamon Wave. Rien qu’en le regardant, son cœur s’emballa et ses muscles se contractèrent : elle ressentait la présence de sa proie… Triss.

En goûtant le sang de la jeune fille sur la lame de son couteau, Philippa avait établi un lien avec sa cible ; dont elle pouvait désormais percevoir la présence comme un signal ténu au loin. Les vampires traquaient ainsi les proies qu’il avait déjà blessées pour les retrouver et les achever rapidement. Malheureusement, ce sens tendait à s’évaporer au bout d’une journée chez la plupart des vampires.

Cependant Philippa n’était pas comme les autre servilis et les shinobis. Son maitre l’avait façonnée à sa manière pour qu’elle pût déployer tous ses talents. C’était également pour cette raison qu’il lui avait donné la dague maudite, car il savait qu’avec les armes adéquates, elle réussirait à éliminer Sheamon Wave. Mais malgré toutes ses compétences martiales, le principal talent de Philippa était autre : c’était une pisteuse exceptionnelle, dont les capacités de traque et de survie étaient absolument hors-normes. Même Forlwey en avait été surpris. Ainsi contrairement à la majorité de ses pairs, elle pouvait continuer à traquer Triss pendant presque une semaine rien qu’en ayant goûté à son sang une seule fois. Néanmoins, cette capacité était inutile si elle ne pouvait rattrapper sa cible…

Après être arrivée en Enfer avec ses derniers shinobis, Philippa avait réussi à contacter son maitre grâce à son miroir de communication portatif. Contre toute attente, il n’avait pas explosé de colère en apprenant que la jeune fille lui avait une fois de plus filé entre les doigts. Au contraire, il avait paru très satisfait d’apprendre que Sheamon avait été mortellement touché par la dague maudite et que Philippa n’avait pas perdu la trace de Triss. Curieusement, son visage avait même brillé d’une lueur que l’espionne n’avait pas réussi à interpréter quand elle lui avait parlé de la transformation de Triss. Joie, convoitise, ou admiration ? Peut-être même les trois à la fois. Les réactions imprévisible de Forlwey n’étonnaient plus du tout Philippa.

  • Impressionnant… avait-il commenté sobrement. Elle développe sa puissance à une vitesse phénoménale ! La reine en sera enchantée… si elle ne me fait pas exécuter avant que j’aie le temps de le lui dire.

Philippa était restée silencieuse, tandis que son maitre paraissait plongé dans ses pensées pendant de longues minutes.

  • Mais elle ne contrôle pas encore ses pouvoirs… Ce qui est une bonne chose pour nous. Privée de Sheamon Wave, elle sera facile à récupérer, avait-il enfin déclaré avec délectation avant de lui ordonner d’un ton sans réplique ; Continue la traque, suis-la comme son ombre, capture-la et tue ceux qui l’accompagnent. Je te rejoindrai bientôt avec des renforts. Nous anéantirons le refuge de traîtres où elle comptait se cacher, et nous la ramènerons ensuite au Royaume Submergé. Ne me déçois pas cette fois, Philippa. Tu connais le sort de ceux qui me servent mal…

L’espionne ne le savait que trop bien. Mais elle était demeurée de marbre et s’était inclinée profondément en attendant que son maitre coupât la communication. Puis, le groupe de shinobis avait repris la route. A pied.

Philippa au début s’était demandé si son groupe pourrait vraiment réussir à rejoindre la jeune fille avant qu’elle ne perde sa piste. Ils avançaient en effet avec une lenteur rageante, malgré le fait qu’ils traversaient le désert des Enfers au pas de course toute la journée, s’arrêtant à peine pour se reposer. Puis soudainement, la chance leur avait souri. Ils étaient tombés sur une caravane itinérante, équipée de vêtements amples parfaits pour se protéger de la chaleur, et de dizaines de raptors de haute qualité. A peine protégés par des mercenaires de médiocre valeur, ils avaient été rapidement massacrés par les vampires, qui avaient délaissé la cargaison pour s’emparer des raptors dont s’étaient servis les marchands pour tirer leurs chariots. Bien entendu, les shinobis n’avaient fait aucun survivants, s’abreuvant du sang de leurs victimes pour faire leur premier vrai repas depuis des jours, et pillant leurs affaires. Philippa avait accueilli ce repas providentiel qui lui avait permis de refaire ses forces avec délectation. A partir de là, leur voyage s’en était retrouvé grandement simplifié.

L’espionne entendit soudain un grondement mécanique au-dessus d’elle qui la tira de ses rêveries. Tuesday atterrit à ses côtés, aussi souplement que son impressionnant corps de métal le lui permettait. Les dégâts subis à Lutécia étaient encore visibles, même si la cyborg avait ressoudé elle-même ses blessures qui ressemblaient désormais à de vieilles cicatrices de guerre. Mais ce n’étaient que des dégâts minimes. L’autonomie de la créature mécanique lui avait permis de se réparer à l’aide de ferraille provenant de caravanes qu’elle avait dépecées.

  • Des signes de vie à l’horizon ? lui demanda Philippa.

Tuesday secoua lentement sa tête mécanique. Parfait. Leur troupe n’aurait pas manqué de marquer les esprits des groupes qu’ils rencontreraient. Or, si elle devait nourrir ses hommes, Philippa n’avait pas non plus envie de semer derrière elle une longue piste sanglante de témoins gênants qu’ils auraient dû éliminer. Ce qui se passait dans l’ombre devait rester dans l’ombre.

Une dizaine d’autres montures, chevauchées chacune par deux shinobis, la rejoignirent au pas de course. Philippa était contente d’avoir récupéré ces bêtes. C’étaient de puissantes et rapides montures, très résistantes à la fatigue ainsi qu’à la chaleur du désert et ne demandant que peu de nourriture. Les raptors qui n’avaient pas trouvé de cavaliers avaient été abattus puis donnés en pâture à leurs congénères. Les cadavres une fois vidés de leur sang ainsi que le reste des caravanes, avaient été brûlés pour effacer toute trace de ce crime (et surtout toute trace de vampirisme). La milice viendrait tôt ou tard enquêter sur ces disparitions, mais les shinobis seraient déjà loin. Ces nouvelles montures leur permettraient aussi de combler leur retard sur Triss et ses compagnons, guidés par Philippa.

Cette dernière, suivant son instinct comme une boussole et s’orientant à l’aide d’une carte arrachée à l’un des marchands, s’était aperçue que le vaisseau du renégat semblait avoir effectué un détour de plusieurs heures aux environs de Qaltra. Elle n’avait aucune idée de la raison d’un pareil arrêt, mais c’était une coïncidence des plus chanceuses… Les fugitifs sans le savoir s’étaient rapprochés des shinobis en changeant de cap. Et finalement, quelques heures plus tôt, Philippa avait repéré la silhouette du vaisseau au loin dans le ciel. Désormais, ils étaient plus proches que jamais de leur cible. Philippa aurait pu envoyer Tuesday en reconnaissance, mais il était à prévoir que Triss ou l’un de ses alliés l’apercevraient. La cyborg risquait d’engager le combat seule et vu les évènements de Lutécia, Philippa préférait mettre toutes les chances de son côté pour éviter tout imprévu. L’androïde obéissait à ses ordres, mais elle n’était pas certaine de la contrôler totalement en cas de problème. Quant à Triss… si elle se déchainait à nouveau, il vaudrait mieux ne pas disperser ses forces.

Philippa avait bien failli perdre la vie en affrontant la jeune Nocturii déchainée. Il était donc hors de question de la sous-estimer une seconde fois. Mieux valait être prudent et ne pas séparer les maigre forces qui lui restaient.

  • On continue vers le nord, déclara-t-elle en tournant la tête vers le shinobi à sa droite. Ils ont repris leur trajectoire de départ, et à mon avis ils ne sont plus très loin. Dès que nous les aurons rattrapés et qu’ils auront atterrit, nous passerons à l’attaque. On tuera tous ceux qui sont avec la fille.
  • Et concernant la princesse ? lui demanda un autre.
  • Tuesday et moi, nous nous chargerons d’elle.

L’espionne fut soudain prise d’une quinte de toux. Elle mit sa main devant sa bouche en cherchant à réprimer ses hoquets. Elle s’aperçut alors que son gant était à nouveau couvert de sang. Sentant la douleur l’envahir rapidement, Philippa plongea la main dans sa poche et en sortit deux cachets argentés qu’elle avala d’un coup. Elle savait que ses réserves diminuaient et qu’elle devait se rationner, mais si elle ne doublait pas la dose, l’effet s’évanouissait rapidement… Le soulagement se fit aussitôt ressentir, et la douleur reflua lentement. La fatigue aussi. Philippa put à nouveau respirer et le monde cessa de tanguer sous ses yeux.

Heureusement qu’ils avaient trouvé les raptors. Cela lui permettait de se reposer en somnolant à moitié sur sa monture, l’autre moitié restant vigilante. Si l’espionne avait dû continuer le voyage à pied, elle se serait effondrée depuis longtemps. Car même sa résilience exceptionnelle était en train de s’essouffler. Son corps, soumis à un stress croissant depuis Lutécia, commençait lentement à imploser. Et l’effort qu’elle lui imposait au lieu de se reposer contribuait à aggraver son état déjà alarmant... Sans la drogue, Philippa n’aurait pas tenu le coup. Mais elle n’avait pas le choix.

Elle devait continuer. Philippa s’obligea à garder un visage impassible en se redressant sur sa selle. Il ne fallait pas laisser ses subordonnés se douter de son piteux état.

Elle tira sèchement sur les rênes de sa monture pour changer de direction, ponctuant son ordre d’une pique du talon : le raptor partit aussitôt au galop. Les autres bêtes la suivirent docilement tandis que Tuesday décollait de nouveau, les survolant telle une sentinelle aérienne.

A suivre...

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