Chapitre 26 : La Montagne Décapitée, Partie 1

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Durant les trois jours que dura le voyage, Triss aida Sheamon dans les manœuvres requises par la conduite du vaisseau. Ils passaient des heures à parler : Sheamon lui racontait ses aventures d’exorciste, et elle ses journées passées au Quartier Umbrella. Ces moments partagés renforcèrent ses liens avec le renégat. Leur conversation sur le pont de l’aéronef leur avait permis de franchir un cap dans leur relation, passant ainsi de compagnons d’infortunes à quelque chose de plus… proche, que Triss ne parvenait pas vraiment à définir. Le soir, elle jouait aux cartes avec Jonas et Naru sous l’œil vaguement intéressé d’un Ryku à moitié endormi. Et si elle s’entendait bien avec cette dernière, c’était plus difficile avec le devin (sans compter le fait qu’il les écrasait systématiquement à chaque partie)… Cependant, d’un accord tacite, ils avaient décidé de se comporter comme si rien ne s’était passé. C’était plus facile pour Triss qui ne tenait pas à reparler des visions concernant son avenir si sombre…

L’après-midi du troisième jour touchait à son terme quand Sheamon leur annonça qu’ils arrivaient en vue de leur destination. Triss était alors en position favorable pour remporter une partie de poker avec la complicité de Naru, afin d’empêcher Jonas de remporter sa quarante-septième victoire d’affilée. Les deux jeunes filles le soupçonnaient d’utiliser ses pouvoirs pour gagner, pourtant ses yeux ne s’étaient pas illuminés une seule seconde. Le devin, paraissant saisir leur pensée, leur avait alors révélé qu’il était tout simplement un maitre dans la plupart des jeux de cartes.

  • C’est le meilleur moyen de plumer des notables riches et arrogants, leur avait-il expliqué avec un sourire en coin. J’ai appris avec les meilleurs comment contourner efficacement les règles sans avoir besoin d’utiliser la magie… même s’il m’arrive de l’utiliser.
  • Mais donc vous trichez ! s’était alors exclamée Triss, ulcérée.
  • Absolument, princesse. Si tu avais plus d’expérience que moi, tu saurais que gagner aux cartes n’est rien de plus que tricher sans être démasqué ! Mais tant que tu ne sais pas comment je procède, tu ne pourras pas y mettre un terme… En somme, je ne triche pas tant que tu n’as pas découvert comment je m’y prends !

Triss avait serré les dents, puis s’était entendue avec Naru pour agir de concert afin de le battre à plate couture, histoire de lui donner une leçon. Mais à l’idée qu’ils approchaient enfin du terme de leur voyage, la jeune fille oublia totalement l’enjeu de cette partie et se précipita sur le pont, aussitôt suivie de ses compagnons de jeu. Le paysage typique des Enfers, jusque-là désertique mais parsemé d’oasis, avait cédé la place à un environnement plus rocheux et aride, avec plusieurs massifs de pierre et des gorges étroites. Mais le plus impressionnant était à venir. Devant eux, dominant ce paysage archaïque, se dressait une impressionnante montagne dont le sommet paraissait avoir été tranché par une immense lame.

  • La Montagne Décapitée, leur présenta Sheamon. Il s’est produit un affrontement historique ici. C’est là que le prince Raziel et l’Archiduc Seth se sont battus il y a plus de trois-mille ans lorsque le Phénix a tenté d’usurper le trône de son père. Leur combat a complètement changé le paysage, dont cette montagne. On raconte que depuis cet endroit est maudit, et même qu’un monstre hante le coin, pour dévorer ceux qui par mégarde s’y aventureraient…
  • Charmant… Commenta Jonas. Tu es sûr que c’est la bonne adresse ?
  • Oui, les coordonnées indiquent bien cet emplacement. Si j’en crois les indications de la lettre, le refuge de Varenn est situé à l’intérieur de la montagne. Ce sont peut-être les vampires qui ont propagé ces rumeurs pour assurer leur tranquillité. Il y a une ville, Lagoba, à quatre heures d’ici. Mais personne ne vient plus dans les parages depuis des siècles. Les voyageurs suivent un autre itinéraire à une cinquantaine de kilomètres au nord-est. C’est dire à quel point personne n’aime s’aventurer par ici.
  • Espérons que ce ne soient que des rumeurs… marmonna Naru. Je perçois pourtant quelque chose d’ancien et de sombre dans le coin…

Ses paroles laissèrent planer un silence glacial sur le pont du vaisseau. Jonas émit un sifflement admiratif.

  • Eh bien dis donc petite sorcière, tu es sacrément optimiste ! s’exclama-t-il.

Naru ouvrit la bouche pour répliquer, mais Triss aperçut alors quelque chose qui la fit frémir d’effroi.

  • Et ça ? demanda-t-elle en pointant le doigt vers l’est. C’est quoi ?

Ses compagnons suivirent la direction qu’elle montrait. S’ensuivit un silence évocateur. Un vaisseau de guerre presque aussi grand que celui du Harakaï et bien plus long que leur aéronef, gisait au milieu des rochers escarpés. La carcasse qui avait presque été coupée en deux, était couverte de sable et de poussière, témoins du temps qu’elle avait passé là.

  • Waouh, finit par dire Jonas. Sûrement l’un des vestiges de la bataille entre Raziel et Seth. Ils n’ont pas pris de gants, on dirait…
  • Je ne pense pas… le contredit Naru en désignant le flanc du bâtiment. Ça, c’est la trace d’une bête. Et elle est probablement énorme…

Triss remarqua alors les profondes entailles parallèles qui avaient déchiré le métal comme du papier. De nouveau, elle ressentit un frisson d’effroi. Naru avait raison. Seule une bête géante pouvait infliger une telle marque.

  • Pour détruire un vaisseau de guerre pareil, elle doit être vraiment puissante, en déduisit Jonas, déglutissant avec peine. J’espère qu’elle ne traine plus dans le coin… En fait, je m’en moque. Je veux juste qu’elle évite de se montrer pendant qu’on est là.
  • Raison de plus pour ne pas trainer, l’interrompit Sheamon en se dirigeant vers le gouvernail du vaisseau. On amorce l’atterrissage, préparez-vous.

L’aéronef commença lentement à perdre de l’altitude tout en se dirigeant vers le flanc de la Montagne Décapitée. Une dizaine de minutes plus tard, ils avaient posé le pied à terre, dans une clairière suffisamment dégagée pour accueillir leur vaisseau à l’ombre des massifs rocheux. Sheamon, en effleurant simplement ce dernier, le réduisit de nouveau en miniature pour le ranger dans sa poche. Puis, il consulta du regard la boussole avant de lever la tête. A travers les pics rocailleux qui les entouraient, ils arrivaient tout de même à voir l’ombre menaçante de la montagne au-dessus d’eux.

  • Par-là, leur annonça-t-il en désignant l’est. En contournant la montagne, on devrait atteindre une crevasse. C’est là que se trouve l’entrée.
  • Les crevasses, ce n’est pas ce qui manque, ici, fit remarquer Naru.
  • Exactement. Faites attention où vous mettez les pieds et ne vous éloignez pas. On a un long chemin devant nous.
  • Parfait ! s’exclama Jonas en redressant son chapeau. Un peu de marche, ça ne peut pas faire de mal… Mais dis-moi… il n’aurait pas été plus facile de s’y rendre directement avec le vaisseau ? Ou juste en… volant ? Je veux dire, je respecte ceux qui n’ont pas les moyens de voler, mais nous le pouvons tous, non ? Alors pourquoi donc s’infliger une telle marche, par la barbe de Satan ?
  • Le vaisseau ne peut pas atterrir en sécurité parmi tous ces rochers. Et puis, selon la lettre de Sirius, il vaut mieux rester discrets une fois dans les parages. D’après lui, le gardien n’est vraiment, vraiment pas commode.
  • Laisse-moi deviner, lança Triss entre ses dents. C’est lui le monstre qui hante cet endroit ?
  • Avec notre chance, c’est fort probable.
  • Mais nous sommes attendus, non ? Objecta Naru. Le gardien doit savoir que nous arrivons, alors il ne devrait pas nous poser de problème.
  • Logiquement oui, mais Sirius a bien insisté dans ses indications sur le fait qu’il valait mieux éviter de se frotter à lui, et s’assurer de rejoindre la colonie le plus vite et le plus discrètement possible. Quant à s’envoler…

Sheamon se contenta de lever le doigt vers le ciel, où planait un dinosaure ailé, que Triss identifia comme un immense ptérodactyle, sûrement à la recherche d’une proie. Il parut amorcer sa descente, comme s’il était prêt à atterrir. Soudain des dizaines d’autres reptiles volants, bien plus petits mais à l’allure tout aussi redoutable, s’envolèrent des rochers aux alentours pour se jeter sur le grand prédateur en poussant des croassements affamés. En un instant leur cible fut recouverte de ces monstres miniatures qui dévoraient la créature rugissant de douleur, incapable de se débarrasser de ses assaillants. Son vol se transforma alors en chute, dans un nuage de crocs et de serres qui la déchiquetaient.

Triss déglutit et retint à grand peine son envie de vomir.

  • Ces choses sont des Piranhodons, leur expliqua Sheamon. Voilà ce qu’il se passe quand elles ressentent des créatures vivantes qui volent à leur portée. Mais, en général, elles ne s’attaquent pas aux prédateurs trop gros et aux vaisseaux. Trop de métal, j’imagine. La lettre de Sirius m’a prévenu que cet endroit en est infesté.
  • Convaincant, reconnut Jonas en hochant la tête. De toute manière, j’ai toujours pensé que la marche était la meilleure façon d’entretenir sa santé…

Le groupe se mit alors en route, Ryku en tête, n’hésitant pas à monter sur les rochers pour jeter des regards vigilants aux alentours, sentinelle silencieuse. Personne n’osait rompre la concentration qui régnait. Triss observait cet environnement de désolation en se demandant avec consternation comment des personnes pouvaient vivre dans un pareil endroit. Cependant pour d’anciens esclaves traqués, se cacher dans une telle région à l’apparence apocalyptique n’était pas si dénué de sens.

Il leur fallut environ deux heures pour parvenir face à une immense crevasse qui semblait s’enfoncer dans les profondeurs de la montagne, telle une veine souterraine. Des éclats de cristal incrustés dans la roche éclairaient sommairement la faille, permettant à Triss de constater que le fond était très… profond. Sheamon repéra alors un escalier creusé naturellement à même la pierre qui descendait dans les profondeurs de la crevasse. Mais celui-ci était si étroit qu’ils furent obligés de le suivre en file indienne et de progresser avec précaution pour éviter de glisser. Seul Ryku, avec son agilité féline et sa petite taille, s’en sortit sans difficultés.

Ils finirent enfin par atteindre le fond de la caverne, le souffle court, autant d’épuisement que de soulagement.

  • Par pitié, dis-nous qu’on est presque arrivé, Sheamon ! l’implora Jonas en s’appuyant contre le rocher avant de s’éventer avec son chapeau.
  • Si j’en crois les notes de Sirius, nous avons parcouru la moitié du chemin, leur apprit le renégat.
  • Je l’aurais parié…

Le groupe d’aventuriers reprit sa marche le long de la crevasse. Ils ne tardèrent cependant pas à aboutir à une impasse.

  • Et maintenant ? demanda Naru. Ne me dites pas qu’il faut remonter…
  • Patience sorcière, répondit Sheamon. La porte est là, dissimulée dans la pierre. Il faut juste la trouver.

Il avait sorti la lettre de Sirius pour relire ses instructions, et effleura ensuite de la main la paroi rocheuse, tâtant les failles. Soudain, l’un des rochers s’effaça, laissant apparaitre un œil rouge étincelant semblable à celui qui décorait l’entrée du Quartier Umbrella. Son oncle lui avait autrefois appris qu’il s’agissait de l’insigne des résistants s’opposant aux Nocturii.

  • Aucun doute, déclara Triss avec conviction. On y est.
  • Enfin ! se réjouit Jonas avec soulagement. Bon, il ne nous reste plus qu’à toquer et attendre qu’ils viennent nous chercher.
  • Ce n’est pas aussi simple que cela, intervint Naru en passant la main sur la porte, le visage soucieux. Cette porte n’est pas qu’une simple entrée, il y a des enchantements derrière sa création… En fait, elle ne s’ouvrira que si les conditions pour l’ouvrir sont réunies.
  • Exact, acquiesça Sheamon en agitant la lettre qu’il tenait toujours. D’après Sirius, seuls les vampires qui font partie du refuge peuvent activer la porte en touchant le signe. Elle reconnait leur empreinte. Mais ton oncle a pensé à tout, gamine.

Il montra la lettre à Triss, qui s’aperçut qu’au bas de celle-ci, tracée de l’écriture fine et élégante de son oncle, se trouvait une empreinte de pouce brunâtre, qu’elle identifia tout de suite comme du sang séché.

  • Attendez, ton oncle habitait ici, princesse ? Intervint Jonas en haussant les sourcils. Je croyais qu’il dirigeait le Quartier Umbrella.
  • Les deux choses sont exactes, répondit Triss. Mon oncle n’aimait pas en parler, mais tout le monde sait que lorsque lui et les premiers évadés du Royaume Submergé ont atteint la Surface il y a deux cent cinquante ans, ils sont allés jusqu’en Enfer pour fuir la colère des Nocturii. C’est à ce moment-là qu’ils auraient fondé Varenn. Plus tard, mon oncle et quelques-uns qui en avaient assez de vivre en ermite, ont décidé de remonter à la Surface pour établir une autre colonie, dans le but de créer des relations stables avec les Seigneurs Primordiaux afin d’offrir un refuge plus abordable à tous ceux qui fuiraient la tyrannie de Némésis. C’est ainsi qu’est né le Quartier Umbrella…

L’image de sa ville natale en flammes qui hantait ses cauchemars surgit brusquement dans son esprit. La jeune fille secoua la tête en fermant les yeux. Ce n’était pas le moment d’y penser.

Sentant son désarroi, Sheamon lui tendit la lettre.

  • A toi l’honneur, gamine… lui dit-il avec un demi-sourire qui se voulait réconfortant. Je suis certain que ton oncle aurait voulu que ce soit toi.

Triss lui rendit son sourire et prit la feuille. Elle inspira à fond, puis plaça l’empreinte contre l’œil rouge.

Pendant quelques secondes, le silence fut total dans la faille. Puis…

Un petit reptile, similaire à ceux qu’ils avaient pu voir en action avant de pénétrer dans la crevasse, émit un ricanement de mauvais augure et s’envola de son perchoir pour quitter la faille.

La porte demeura inerte.

Triss appuya une nouvelle fois l’empreinte contre le signe écarlate. Mais une fois encore, rien ne se produisit. Le désarroi la saisit.

  • Je ne comprend pas… marmonna-t-elle en réessayant sans plus de succès. Cela devrait marcher, pourtant !
  • Inutile de t’acharner, Triss, l’arrêta Naru en secouant la tête. L’enchantement ne réagit pas. Il ne reconnait pas l’empreinte de ton oncle.
  • Ça n’a aucun sens ! réagit vivement Triss en se retournant. Mon oncle est l’un des fondateurs de Varenn ! Il n’aurait pas apposé son empreinte s’il n’était pas certain que cela nous suffirait pour rentrer !
  • Je suis d’accord, répondit posément la sorcière sans se laisser démonter en examinant attentivement la porte avec son sceptre ; des symboles écarlates apparurent alors sur la paroi. Pour être honnête, je ne m’attendais pas à trouver un enchantement aussi complexe ici. Ça, c’est du travail de sorcière et il est ancien…
  • C’est une sorcière qui a créé cette porte ? s’étonna Sheamon.
  • On s’en fiche de savoir qui a fabriqué cette porte ! rétorqua Triss en rendant d’un geste rageur la lettre au renégat. Le plus important est qu’elle ne fonctionne pas !
  • Si, Triss. Parce que même si l’enchantement de la porte a été créé par une sorcière, quelqu’un l’a modifié… C’est du travail assez grossier, mais qui requiert néanmoins une connaissance approfondie des runes. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir altérer ainsi les efforts d’une de mes sœurs. C’est du travail d’amateur, mais d’un amateur talentueux.
  • Tu veux dire que quelqu’un a modifié l’enchantement, et que c’est pour cela que l’empreinte de l’oncle de Triss ne marche plus ?

Naru acquiesça la tête, sombrement. Un silence gêné s’installa entre les quatre compagnons.

  • Alors… Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Triss en tentant de chasser sa frustration. On repart et on laisse un message ?

Pour toute réponse, Sheamon s’adossa à la paroi et consulta le ciel d’un coup d’œil.

  • Eh bien, je suppose que quelqu’un finira forcément par nous remarquer ou sortir d’ici, laissa-t-il tomber d’une voix sombre. La nuit va tomber dans moins de trois heures. On avisera d’ici là s’il n’y a rien de nouveau.

Ses paroles jetèrent un froid glacial parmi ses trois compagnons de route. Jonas brisa soudain le silence en tapant dans ses mains.

  • Bon, on ne va pas se morfondre pendant trois heures, tout de même ! s’exclama-t-il avant de sortir un jeu de cartes de sa poche et de se tourner vers Triss et Naru en arborant un sourire joueur. Dites-moi, les filles… Une petite partie ?

***

Il les battit. Neuf fois d’affilée, avec un insupportable air suffisant qui donnait envie à Triss de le bombarder de rayons incandescents. Agacée, Naru déclara qu’elle avait autre chose à faire et alla s’asseoir plus loin, avant de sortir un imposant grimoire de sa sacoche et de se plonger dans sa lecture. Sheamon, dans un coin, paraissait somnoler, même si l’instinct de Triss lui soufflait que les sens du renégat restaient aux aguets…

Tout en caressant Ryku qui s’était lové entre ses genoux, la jeune fille braqua son regard de défi vers le devin.

  • Encore une ! réclama-t-elle avant de tendre la main. Mais c’est moi qui mélange les cartes, cette fois-ci.
  • Comme tu veux, princesse ! répondit Jonas en haussant les épaules, sourire moqueur aux lèvres.

Triss s’empara du paquet qu’il lui tendait et se mit à distribuer rageusement les cartes sous le regard amusé de Jonas.

  • Je dois avouer que tu m’impressionnes, déclara-t-il tout en l’observant. Rien ne t’arrête, pas vrai ?

Triss interrompit brusquement son geste, avant de reprendre lentement sa distribution, toujours sur ses gardes. Cette discussion penchait manifestement vers un terrain sensible.

  • C’est juste qu’à force d’encaisser, on finit par… s’endurcir, j’imagine… laissa tomber Triss, méfiante.
  • J’imagine. Porter un destin comme le tien doit être…Vraiment dur. Pourtant, tu parviens à vivre avec. Je… je t’admire, princesse.

Incrédule, la jeune fille arrêta son geste et leva les yeux jusqu’à croiser le regard du devin.

  • Vous vous moquez de moi ? rétorqua-t-elle.
  • Pas du tout ! se récria Jonas. Je suis sincère, crois-moi ! Et j’aimerais m’excuser pour ce qui s’est passé l’autre jour… J’ai, hum… manqué de tact, princesse. J’aurais dû éviter de t’en parler, pas tout de suite, en tout cas. Pas comme ça non plus. Tu avais suffisamment à supporter comme ça, et je… je me suis comporté en idiot, voilà ! Ne t’attends pas à ce que je le répète, par contre !
  • C’est Sheamon qui vous a menacé pour que vous me disiez ça ?
  • Il est vrai qu’il m’a jeté quelques regards particulièrement menaçants depuis, mais non, j’agis de mon propre chef. Je sais reconnaitre mes fautes, princesse. C’est juste qu’en ayant le pouvoir de deviner l’avenir et étant, avouons-le, un homme pratiquement parfait, il est difficile pour moi de commettre des erreurs. Même si cela m’arrive.
  • Cela doit vous coûter de me dire ça…
  • Oh que oui, confirma le démon en faisant la grimace.

Triss esquissa un sourire en se retenant de rire.

  • Ne vous inquiétez pas Jonas, lui dit-elle une fois qu’elle eut retrouvé son calme. C’est juste que sur le coup, j’ai été… surprise, choquée et… effrayée par mon destin, oui. Mais maintenant je… je n’en ai plus peur. Pour le moment, l’avenir est trop lointain pour que je m’y intéresse. J’essaye avant tout d’affronter le présent… histoire de ne pas me retrouver débordée.
  • Je l’ai remarqué… tu ne te laisses pas influencer. La façon dont tu es venue spontanément en aide à ces esclaves à Qaltra, ce n’est pas quelque chose qu’on voit souvent… C’était stupide, très stupide, même, mais incroyablement courageux !
  • Euh… Merci du compliment… Enfin je crois.
  • Pas de quoi, princesse, je le pensais sincèrement. Et ce genre d’acte de bravoure et de compassion dont tu as fait preuve est encore plus rare venant d’une personne noble, surtout de sang royal.

Triss haussa les sourcils.

  • Vous parliez comme si… vous aviez été victime d’un noble.

Jonas acquiesça, le visage grave. Mais il demeura silencieux.

  • Vous… voulez en parler ? se risqua la jeune fille.
  • Tu veux en savoir davantage sur moi ? répondit le devin, sourire moqueur et sourcils levés. Je ne savais pas que tu avais un tel intérêt pour ma personne. C’est flatteur !

Triss émit un grondement exaspéré.

  • Ne vous faites surtout pas prier, grommela-t-elle.

Le démon s’esclaffa, puis son visage redevint sérieux, étrangement sérieux… Pour Jonas Perceval en tout cas.

  • Ma grand-mère était une humaine, l’héritière de la lignée de Perceval, lui raconta-t-il. Elle et mon grand-père, qui était un démon, sont tombés amoureux, et il l’a emmenée vivre en Enfer. Ils possédaient une ferme, travaillaient dur, mais ils ne manquaient jamais de rien. C’étaient des gens simples. Cette existence leur suffisait. Ils ont eu une fille, ma mère, qui était… plus rêveuse. Elle souhaitait vivre en ville, tu vois ? Donc elle s’est fait engager comme domestique chez le comte d’Einzad, un sale type arrogant et puissant…. Elle était jeune, belle et ambitieuse et très vite, l’épouse du seigneur qui l’appréciait beaucoup, lui a confié le poste de gouvernante pour ses deux enfants. C’est alors qu’elle a attiré son attention. Ce type a commencé par lui roder autour, cherchant d’abord à la conquérir par des cajoleries et des flatteries, auxquelles ma mère opposait un ferme refus. Mais cela n’a eu d’autre effet que de l’enhardir davantage. Très vite, les menaces ont remplacé les mots mielleux… Il a juré de jeter mes grands-parents à la rue si elle ne se pliait pas à ses désirs. Acculée, ma mère a fini par accepter de devenir sa maitresse. Pendant quelques années il a continué d’exercer son odieux chantage, et puis… Elle est tombée enceinte de moi.
  • Alors vous êtes… murmura Triss. Vous êtes aussi un…
  • …Membre de la noblesse ? Je ne suis rien, princesse. Naitre hors mariage fait de toi un enfant illégitime au regard de la loi démoniaque, rien de plus. Mon père bien entendu, n’avait que faire d’un bâtard. Pour cacher mon identité à sa femme, il a forcé ma mère à épouser son intendant, qui a accepté en échange d’une grosse indemnité… Malheureusement, ce type était peut-être pire que mon père. Il aimait faire souffrir les autres. Et comme il ne pouvait pas s’en prendre à ma mère parce qu’elle était la maitresse du comte, alors il se vengeait sur moi et me battait régulièrement quand elle n’était pas là. J’ai appris à souffrir en silence, à mentir à ma mère, qui à l’époque déjà ne vivait plus que pour moi. Cela l’aurait brisée de me savoir aussi misérable…

Jonas s’interrompit quelques instants les yeux fixés sur la carte qu’il avait dans sa main, perdu dans ses pensées.

  • Quand j’avais cinq ans, reprit-t-il enfin, j’ai eu une petite sœur du nom de Kléa. Mais cette fois, il y a eu des complications ; la santé de ma mère s’est dégradée. C’est à ce moment-là que la dame a fini par découvrir la relation entre le seigneur et ma mère, à cause de servantes qui rêvaient d’obtenir sa position. Elle a exigé que nous soyons jetés dehors. Mon père n’a rien fait pour l’en empêcher ; quant au mari de ma mère, il s’est empressé de divorcer pour éviter de perdre sa place. Nous nous sommes retrouvés à la rue, sans le sou, avec pour seuls biens les habits que nous portions. Ma mère, affaiblie par la maladie, a quand même trouvé la force de nous conduire ma sœur et moi chez nos grands-parents. Mais le voyage lui a été fatal… Elle est morte d’épuisement deux jours plus tard. Nous avons alors vécu onze ans à la ferme. Ce fut… l’époque la plus heureuse de ma vie. J’aidais mon grand-père le jour, et le soir, ma grand-mère me racontait des histoires du passé. Elle m’a parlé de Perceval, de notre lignée, et m’a montré la relique léguée par son père… Et puis le passé est venu nous rattraper. Une maladie mortelle s’est mise à ravager la région. Mon grand-père y a succombé. Mais grâce à la relique de Perceval, ma grand-mère, ma sœur et moi n’avons pas été inquiétés, parce que son pouvoir nous protégeait. C’est le lendemain de sa mort que les hommes du comte sont arrivés. Sa femme et ses deux fils légitimes étaient morts de l’épidémie et le Comté s’écroulait. Plus personne ne payait d’impôt, car tout le monde avait peur de contracter la maladie en sortant de chez soi. La région était paralysée et, de ce fait mon père, n’avait plus d’argent. Mais il s’en est quand même tiré. Il a réussi à obtenir l’aide d’un seigneur voisin à la condition d’un mariage avec le cadet de ce dernier qui lui assurerait un solide soutien… et un moyen de rétablir ses finances. Alors, comme il lui fallait une fille… il a pensé à ma sœur. Ses hommes sont venus la chercher… Ma grand-mère et moi avons bien tenté de résister, mais elle a été arrêtée pour rébellion, et moi… ils m’ont laissé pour mort après m’avoir roué de coups. Puis ils ont mis le feu à la ferme avant d’enlever Kléa.

A suivre...

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