Chapitre 35 : C'est trop tard... Partie 1
- Vous avez le choix cependant. Vous pouvez continuer à suivre aveuglément Evander, et alors là vous n’aurez plus la possibilité de faire marche arrière… Ou bien vous pouvez cesser d’être crédules et de vous en remettre aux autres, pour prendre vous-mêmes votre destin en mains ! C’est à vous décider !
Jonas avait hurlé ses dernières paroles avec colère pour inciter les vampires à réagir. Et certains semblaient de plus en plus indécis. Le devin sentait qu’ils étaient au bord du schisme.
- Et s’il avait raison ?
- Ne sois pas ridicule ! Tu vas croire les mensonges d’un meurtrier ?
- Mais Evander nous cache des choses, tout le monde le sait ! Il s’absente pendant des jours avec les sentinelles et revient comme si de rien n’était sans nous révéler ce qu’il a fait ! Il décide de tout : ce n’est pas un secret, mais personne ne s’y oppose ! Le dernier qui lui a tenu tête est soi-disant parti en expédition pour ne jamais revenir ! Et si l’étranger avait raison ?
- Ce qu’on fait… ce n’est pas bien… Nous n’avons pas le droit d’infliger ça à une enfant.
- C’est une Nocturii, un monstre !
La révolte grondait, sous le regard satisfait de Jonas. Il avait utilisé tous les arguments possibles pour instiller le doute dans leurs esprits. Désormais, eux seuls pouvaient choisir leur destin. Et ils semblaient bien partis pour prendre la direction souhaitée. Les sentinelles inquiètes reculaient lentement devant la foule en colère. Waldo et Opra, consternés, remarquèrent la fureur avec laquelle nombre de leurs camarades regardaient désormais le chef qu’ils acclamaient encore quelques minutes auparavant.
- Explique-nous, Evander ! l’interpella l’un des vampires, furieux. Dis-nous toute la vérité !
Il fut aussitôt approuvé par la foule qui grondait de plus en plus tandis que celui-ci, impassible, ne répondait pas. Il finit pourtant par lever la main et les réfugiés, par habitude autant que par curiosité, cessèrent aussitôt de crier pour l’écouter attentivement.
- Tout ce que raconte cet étranger… est vrai ! révéla Evander, à la stupéfaction générale.
Jonas haussa un sourcil. Avait-il perdu la raison ? La foule semblait partager son état d’esprit, car Waldo, Opra et les gardes avaient l’air totalement stupéfaits : ils regardaient leur chef comme s’il était devenu fou. Quant aux autres, le choc les avait manifestement réduits au silence.
- J’ai commis des actes horribles, camarades, j’en suis conscient… Si je l’ai caché, ce n’était pas pour vous garder sous mon contrôle mais, au contraire, pour vous en préserver. Vous m’avez désigné comme chef il y a déjà plus de deux siècles : or c’est en recevant cette confiance de votre part que j’ai compris ce que le pouvoir impliquait. Cela ne se limite pas simplement à vous diriger de manière juste ou à résoudre vos problèmes, non… Cela signifie aussi vous protéger… de vous-même, parfois. Nous n’avons que trop d’ennemis en ce monde et je n’ai certes pas le pouvoir nécessaire pour les tenir tous à distance… Préserver votre sécurité en tant que chef, camarades, c’est se salir les mains quand il le faut pour que vous n’ayez pas à le faire, pour que vous restiez sains et saufs. Alors oui, je reconnais que j’ai commis des actes horribles… Mais je ne laisserai personne douter que ces crimes aient eu d’autres motivations que votre seul bien ! Et je crois pouvoir affirmer devant vous sans me tromper, que je n’ai jamais failli à mon devoir !
Il avait crié sa dernière phrase avec une passion que Jonas ne lui aurait pas imaginée, se frappant le cœur avec le poing pour ponctuer ses paroles. Le devin sentit qu’à nouveau, la colère des vampires semblait s’apaiser devant cet aveu inattendu de la part de leur chef ; pire encore, certains le regardaient même avec un respect renouvelé…
Jonas ouvrit la bouche pour répliquer mais, à cet instant précis, il repéra un mouvement au coin de la porte et tira discrètement la petite longue vue récupérée sur Ilyann. En collant son œil à la lentille, il aperçut Philippa et Naru qui se tenaient dans l’embrasure, silencieuses et attentives, attendant l’occasion à saisir.
- C’est pourquoi, camarades, je vous demande… je vous supplie de me faire confiance au moins encore une fois ! Nous nous trouvons actuellement au bord du gouffre ! Tout ce que nous avons construit ici est menacé ! Par conséquent, si nous nous divisons comme ce démon l’escompte, nous mourrons ! Alors si vous voulez vivre, combattez à mes côtés, comme nous l’avons toujours fait !
Evander inclina la tête, paraissant remettre son destin entre les mains de ses camarades, ultime geste d’humilité qui fut interprété par la foule comme le symbole même de son sens du sacrifice et de sa loyauté envers sa communauté. Jonas n’aurait pu dire si le vampire était sincère, mais il comprit avec répulsion que sa manœuvre avait eu néanmoins l’effet escompté. L’un des hommes dans la foule se mit alors à frapper son torse par des coups de plus en plus puissants.
- Pour la cause ! lança-t-il.
- Pour Evander ! répondit Opra en reprenant son geste.
Un autre les imita, puis deux, trois, dix, quarante, cent… Bientôt, l’intégralité des vampires martelèrent leur torse à un rythme soutenu, dans un puissant battement semblable à un tambour de guerre, comme si le peuple de Varenn n’était plus qu’un seul être, respirant à l’unisson. Jonas comprit alors que les vampires avaient choisi leur destin… et qu’il avait échoué.
- Si vous vous obstinez dans cette voie, vous n’en sortirez pas vivants ! s’écria le devin d’une voix désespérée mais aussi lourde de colère.
C’était inutile, il le savait. Il avait épuisé tous ses arguments pour pousser les vampires à se retourner contre Evander : hélas, il ne pouvait pas tout contrôler pour assurer le futur qu’il souhaitait. Certaines choses lui échappaient : notamment le libre arbitre des autres…
Toutefois cela ne changeait rien, son plan restait le même. Ils s’enfuiraient avec Triss en limitant les pertes au maximum. Ensuite ils partiraient en abandonnant Varenn loin derrière eux, aux mains de Forlwey qui arriverait avec mort et souffrance dans son sillage. Varenn avait choisi son sort, et tôt où tard, elle finirait par le payer.
- Ils s’agitent, démon… gronda Voldra. Je peux les écraser maintenant ?
- Non… mais tiens-toi prêt à nous couvrir. Il va bientôt falloir passer à l’action.
***
Grâce aux indications de Jonas, Sheamon trouva sans difficulté la seconde trappe dont il lui avait parlé. Il ne rencontra nulle âme qui vive, tous les vampires étant rassemblés sur la grande place. Il progressa d’autant plus rapidement. L’ouverture était fermée par une serrure solide qu’il brisa sans difficulté grâce à ses pouvoirs, avant de s’engouffrer dans l’escalier sombre et étroit.
A peine arrivé dans la cave, l’odeur lourde et cuivrée du sang le saisit à la gorge ; il dut relever le col de son manteau devant sa bouche pour avancer. Il avait l’impression d’avoir pénétré dans un abattoir abandonné depuis des siècles, où l’on aurait laissé pourrir un stock entier de viande avariée.
Des exclamations de surprise et des gémissements terrifiés attirèrent son attention vers des cages, où des dizaines de prisonniers en loques, sales et effrayés, se tassaient au fond de chaque cellule en l’observant avec effroi, pensant probablement qu’il était l’un de leurs tortionnaires.
Sheamon leva aussitôt les bras en l’air dans un geste pacifique.
- Ne craignez rien, les rassura-t-il. Je ne suis pas avec les vampires. Je viens vous délivrer.
Il n’obtint aucune réponse, les prisonniers étant probablement trop méfiants et terrifiés pour s’imaginer que leur torture pouvait prendre fin aussi simplement. En temps normal, le renégat aurait agi avec patience pour gagner la confiance de ces pauvres gens, mais il était pressé. Aussi se dirigea-t-il vers la première cage en ignorant les cris terrifiés et effleura la serrure pour la briser d’un coup avec ses pouvoirs.
Le silence retomba quand il pénétra à l’intérieur, s’efforçant d’ignorer la puanteur qui y régnait pour masquer son dégoût. Les prisonniers se serrèrent au fond comme un troupeau de bétail effrayé conscient du sort funeste qui l’attend.
- C’est votre meilleure chance de quitter cet enfer, leur dit Sheamon d’une voix plus directe qu’il ne l’aurait voulu. Si vous la laissez passer, les vampires finiront par vous tuer ou bien vous vendre comme esclaves…
Ses paroles semblèrent avoir l’effet escompté, car l’un d’eux, un homme amaigri par son emprisonnement forcé, la barbe et les cheveux en bataille, s’avança en trainant ses entraves.
- Êtes-vous vraiment venu nous sauver de ces monstres ? demanda-t-il d’une voix tremblante d’espoir, mais où la peur d’être déçu pointait encore.
Pour toute réponse, Sheamon lui tendit la main et ce dernier, après une seconde d’hésitation, y plaça ses fers. Un flash de lumière blanche plus tard, ses entraves tombèrent, réduites en morceaux. Le prisonnier considéra ses chaines avec stupeur, comme s’il se demandait si tout cela était bien réel.
- Je n’ai pas pour habitude de mentir, répondit Sheamon en pointant sa paume vers le reste du groupe qui se raidit instinctivement.
« Division » ordonna-t-il en concentrant son pouvoir.
Toutes les chaines entravant les jambes et les poignets des esclaves tombèrent subitement, brisées à leur tour. Les prisonniers s’observèrent avec étonnement, puis poussèrent des cris de joie étranglés, des larmes coulant sur leurs visages sales et émaciés tandis qu’ils serraient leurs camarades dans leurs bras. Les occupants des cages voisines s’agitèrent, suppliant Sheamon de les libérer à leur tour.
Le renégat passa alors plusieurs minutes à briser cellules et chaines, libérant les victimes de l’utopie d’Evander, tout en contenant sa rage quand il devait soulever un gamin qui ne devait pas avoir plus de onze ans et dont la pâleur faisait encore plus saillir les os qui pointaient de sa peau sèche et amaigrie, trop faible pour marcher. Dans le coin de la cave étaient entassées des réserves de pain sec et noir, ainsi que de l’eau à l’odeur rance. Mais si Sheamon éprouvait un haut le cœur devant ce repas misérable, les prisonniers se jetèrent dessus avec des grognements affamés… Les plus faibles purent se servir en premier, aidés par les plus vigoureux. Sheamon leur aurait bien donné quelque chose de plus nourrissant, mais il n’avait hélas rien sur lui.
Il les laissa se sustenter au mieux, aussi longtemps qu’il pouvait se le permettre, ignorant les regards de reconnaissance éternelle que lui jetaient les anciens esclaves. Puis, le moment venu, il se leva, réclamant l’attention du groupe.
- Nous devons partir le plus tôt possible, si vous voulez vous mettre en sécurité au cas où les vampires reviennent. Que les plus forts restent à l’arrière pour aider les plus faibles à suivre. Trouvez-vous aussi une arme pour vous protéger : des pierres, des morceaux de chaines, n’importe quoi. Je formerai l’avant-garde, donc normalement aucun d’entre vous n’aura à se battre, mais il vaut mieux être prudent.
Il sentit aussitôt le soulagement des rescapés. Sheamon désigna d’un geste le premier prisonnier à s’être avancé vers lui. Son expérience lui soufflait qu’il était solide et ne flancherait pas.
- Toi, tu viens avec moi.
L’homme accepta d’un signe de tête ; il se saisit d’un scalpel sur une étagère où reposaient des couteaux et masses de tout genre, instruments de torture qui avaient sans aucun doute servi à maitriser ceux-là mêmes qui comptaient désormais s’en emparer pour assurer leur survie. Son exemple fut aussitôt suivit par les autres.
Quand ils se furent équipés, Sheamon les guida hors de la cale répugnante, puis leur fit traverser les couloirs du bâtiment en prêtant une oreille attentive aux bruits sourds qu’il entendait au-dessus de lui. Il écoutait notamment les hurlements de la foule dont il ne comprenait pas le sens, mais son cœur se serrait à chaque exclamation, comme si chacune d’entre elles condamnait la jeune fille à une mort certaine.
Il luttait pour ne pas prêter attention à ces cris et se concentrer sur sa mission… lorsque soudain une immense clameur lui parvint, suffisamment puissante pour qu’il en distinguât une partie :
« Evander ! Evander ! Evander ! »
Le renégat resta figé, tandis que son cœur se mit à battre la chamade. Jonas lui avait assuré que tout serait fini en quelques minutes, et qu’ils se retrouveraient à la sortie du refuge avec Triss en sécurité. Alors pourquoi entendait-il des cris de victoire des vampires ?
Le plan de Jonas avait-il échoué ? Était-il possible que même en connaissant l’avenir, le devin n’eût pas réussi à altérer le destin pour sauver la jeune fille ? Le renégat serra les poings de colère.
- Que se passe-t-il ? l’interrogea le prisonnier barbu avec inquiétude.
Sheamon ne répondit même pas. La peur prenant peu à peu le pas sur sa contenance, il consulta d’un regard l’Horologium à son poignet : l’aiguille restait obstinément fixée sur le crâne, symbole du danger imminent qui menaçait Triss. Son cœur se serra. A chaque fois qu’il l’avait laissée seule et qu’il n’avait pas été là pour elle, la jeune fille avait atrocement souffert.
Et s’il s’était trompé ? Et si en laissant Jonas mener l’action, il avait condamné celle-ci à la mort ?
« Tu dois m’accorder ta confiance, Sheamon… » Lui avait demandé Jonas. « Je t’assure que si tu atteins la place, de nombreuses vies seront perdues… et tu nous mettras tous en danger, Triss la première… »
« Depuis quand t’es-tu mis à faire confiance aux autres ? » rétorqua une voix insidieuse dans sa conscience. « Aurais-tu oublié que la seule personne au monde à ne jamais trahir tes attentes, c’est toi et personne d’autre ? Tu sais très bien ce que t’a coûté cette confiance envers les autres, la dernière fois que tu y as cru… »
Sheamon grimaça et faillit perdre l’équilibre, sentant la rage et la colère s’emparer de lui.
« J’ai donné ma parole à Jonas que je l’écouterai… » gronda-t-il. « Si je ne la respecte pas, Triss risque d’être en danger. »
Sa conscience éclata d’un rire moqueur et hautain.
« Elle est déjà en danger de mort, Sheamon », répliqua cette dernière impitoyablement, lui assénant la vérité comme un coup de marteau. « Jonas n’a pas eu suffisamment confiance en toi pour te confier la vérité sur le futur, non ? Il t’a caché des choses… et s’il avait découvert qu’il valait mieux que Triss meure ici ? Et si tes camarades avaient décidé de te trahir pour sauver leur peau ? Tu ne peux pas nier cette possibilité… Comment peux-tu prendre le risque de leur faire confiance, alors que la vie de Triss est en danger ? Veux-tu revivre cette nuit-là ? »
Le cœur de Sheamon cessa de battre quelques secondes, pendant lesquelles le renégat resta aussi immobile qu’une statue. Le sourire que lui avait adressé la jeune fille lorsqu’ils étaient sur le vaisseau lui revint en mémoire.
A chaque fois qu’il s’était séparé d’elle, que ce soit à Nice ou à Lutécia, la jeune fille avait été confrontée à des dangers et des souffrances inimaginables, parce qu’il n’avait pas été là pour la protéger… Allait-il courir ce risque de nouveau ?
Il prit sa décision.
- Continuez sans moi, annonça-t-il au prisonnier d’un ton sec en s’écartant du chemin. Je vous rejoins après. Tournez à droite, à gauche ensuite, puis prenez la septième porte jusqu’au cellier. Vous trouverez une trappe qui mène à des tunnels sous terre. Suivez le chemin sans jamais vous en écarter et vous atteindrez une grande salle où vous vous cacherez en attendant qu’on vienne vous chercher, compris ? Je vais m’assurer qu’on ne puisse pas vous suivre.
L’homme parut inquiet de ce changement d’avis, mais il s’abstint de poser des questions et hocha la tête, faisant signe à ses compagnons de le suivre. Sheamon les regarda passer quelques secondes, puis rebroussa chemin pour atteindre l’escalier. Il avait certes promis de faire confiance à Jonas.
Mais il refusait d’envisager la perte de Triss.
***
Evander écarta les bras, comme pour s’imprégner de toute la confiance que les vampires de Varenn lui témoignaient, avant d’adresser un regard de défi à Jonas.
- Il semble que mon peuple ait parlé, démon ! déclara-t-il d’une voix puissante. Nous ne plierons pas devant tes imprécations pour nous diviser ! Nous sommes peut-être des centaines, mais nos esprits n’en forment plus qu’un seul !
Des acclamations venues du cœur de ses compatriotes, qui semblaient plus soudés que jamais, firent écho à ce discours. Jonas ne répondit rien car c’était inutile, mais il serra davantage son fusil. L’heure était venue d’agir.
La seconde d’inattention d’Evander, qui avait éloigné son épée de la gorge de Triss pour saler la foule, déclencha aussitôt le chaos.
Soudain, une langue de feu entoura son arme telle un halo démoniaque, forçant le vampire à lâcher celle-ci avec un hurlement de douleur indigné. Avant même que les sentinelles autour de lui eussent l’opportunité de réagir, leurs fusils subirent le même sort ; les gardes n’eurent d’autre choix que de les jeter pour éviter d’être brûlés à leur tour. C’est alors qu’une silhouette jaillit de l’entrée du bâtiment derrière eux, forçant le barrage de sentinelles pour bondir sur la plateforme. D’un revers de lame rapide et expert, Philippa décapita l’un des gardes, puis en embrocha un autre, désarmé et déjà mort avant même de toucher le sol. Des cris de surprise et de colère résonnèrent, tandis que les vampires réalisaient qu’ils étaient pris à revers. Avec un grondement sauvage, Philippa chercha à atteindre Evander, mais deux sentinelles s’interposèrent et moururent à sa place. D’autres accoururent aussitôt pour la repousser…
Un rugissement de fauve enragé glaça alors les vampires jusqu’au sang, tandis que Ryku surgissait aux côté de Philippa pour se jeter sur eux. Ses griffes et ses crocs déchiraient la chair et brisaient les os avec plus d’efficacité que n’importe quelle arme, semant la panique parmi les sentinelles. L’espionne repartit à l’assaut et ensemble, ils semèrent la mort chez leurs opposants, incapables de leur résister. Evander dégaina un couteau à sa ceinture et voulut s’en servir pour menacer Triss de nouveau. Jonas n’allait pas le laisser faire. Il ajusta son fusil et tira, atteignant le vampire au poignet ; celui-ci poussa un juron de douleur et lâcha son arme sous le choc. Trois de ses hommes l’entourèrent aussitôt pour le protéger d’un nouveau tir. Les vampires furent ainsi contraints de reculer, abandonnant leur otage. Philippa et Ryku en profitèrent pour atteindre la jeune fille et l’entourer, menaçant quiconque s’en approchait.
Triss était sécurisée.
C’était le moment d’agir.
- En avant, Voldra ! lança Jonas en déployant ses ailes.
Mais alors que le dragon se redressait et ployait sa gorge, prêt à décoller, il fut soudain frappé en pleine tête par des bombes qui l’entourèrent d’un nuage de flammes. Le devin s’envola juste à temps pour ne pas être pris dans l’explosion.
En poussant un rugissement indigné, Voldra dissipa la fumée d’un battement d’ailes, mais il fut à nouveau la cible d’attaques en provenance de la première rangée de vampires, appuyés par des sentinelles toujours postées sur les bâtiments aux alentours, armées de grenades et d’explosifs divers qu’ils semblaient avoir amassés sciemment à leurs pieds. Jonas, stupéfait par la puissance de feu que possédaient les vampires et la rapidité avec laquelle ils avaient réagi, comprit que la garde d’Evander avait depuis le début prévu de déclencher le conflit plutôt que de négocier avec lui et Voldra. Pendant qu’il discutait, eux s’étaient préparés à riposter.
« Les fous… » marmonna intérieurement le devin.
Ceux qui tenaient des fusils, au mépris du danger, vidaient cartouche sur cartouche sur leur cible, trop imposante pour être manquée. Jonas aperçut même, au milieu de la foule, une ancienne mitrailleuse gatling grossièrement soudée sur un char métallique, vestige probablement arraché au ventre d’un cuirassé pour être réutilisé comme moyen de défense. Waldo s’était hissé aux commandes de ce char d’assaut de fortune, qui crachait des centaines de balles à la minute en déversant ainsi un impressionnant déluge de projectiles sur le dragon. A ses côtés, quatre vampires s’activaient pour recharger l’arme aussi vite qu’elle se vidait.
- Allez-y ! vociférait Opra, hurlant pour se faire entendre au milieu du vacarme. Envoyez tout ce que vous avez sur le dragon et empêchez-le d’avancer !
Jonas obliqua son vol en dessinant un grand virage pour éviter de survoler directement la foule et risquer de devenir leur cible ; il garda les yeux braqués sur la plateforme, passant à côté de la pluie de projectiles s’abattant sur le dragon. Il savait très bien que ce dernier n’était pas en danger. Un grondement sourd montait de la bête, comme s’il se riait de ces attaques qui ne lui occasionnaient pas plus de dégâts que de simples piqures de moustiques. Voldra s’amusait de leurs efforts. Pourtant, si les vampires tremblaient devant l’immensité de leur ennemi, ils n’en tenaient pas moins leur position, conscients que si ce dernier parvenait à bouger, ils étaient tous morts. Des armes à feu circulaient rapidement dans la foule, et chaque résistant se battait donc avec la détermination qu’il n’avaient pas d’autres alternatives entre la victoire ou la mort.
Hélas, ils n’étaient que des fourmis combattant un géant. Le dragon, aveuglé par la fumée, les explosions et les tirs, n’en demeurait pas moins terriblement puissant. D’un coup de patte ou de queue, il détruisait sans effort un bâtiment, projetant brutalement dans les airs les sentinelles postées là. Seule la promesse faite à Jonas l’empêchait pour l’instant de se déchainer totalement. Mais bientôt, quand Triss serait hors de danger, plus rien ne pourrait le retenir…
Jonas continua de voler en direction de l’estrade, où l’espionne et le tigre luttaient avec acharnement contre les vampires qui s’approchaient de Triss, déterminés à regagner leur si précieuse otage. Naru se hissa à son tour pour rejoindre ses partenaires. Alors que d’autres assaillants cherchaient à monter sur la plateforme, elle frappa le sol de son bâton en criant une imprécation, provoquant une onde de choc qui renversa tous les ennemis, les projetant en dehors de la plateforme. Mais ils ne tardèrent pas à se relever, Evander le premier. Ceux qui ne retenaient pas Voldra étaient venus au secours de leurs camarades pour récupérer Triss, et ils étaient de plus en plus nombreux. Il devait bien y avoir une centaine de vampires autour de la plateforme, qui ressemblait désormais à un frêle radeau au beau milieu d’une mer de requins !
- Récupérez la fille ! ordonna Evander en bandant grossièrement son poignet avec un bout de vêtement, avant de s’emparer de l’arme que lui tendait l’un de ses camarades. C’est notre seule chance d’arrêter Voldra !
En poussant des cris de guerre, les vampires se jetèrent à l’assaut de l’estrade, tandis que Philippa et Ryku poursuivaient leur funeste œuvre. Jonas poussa un juron et redoubla d’allure, se servant de son pouvoir pour ajuster la précision de son tir. Chaque balle trouva sa cible, chaque victime s’effondra, le cœur transpercé. Il espérait ainsi ralentir la vague d’ennemis qui déferlaient sur l’estrade. Mais c’était comme affronter l’océan avec une cuillère à café.
Naru s’apprêtait à libérer Triss, cependant elle dû matérialiser un mur devant elle de toute urgence pour éviter d’être renversée par les vampires qui avaient échappé à la vigilance de Philippa et Ryku, débordés. En prononçant une incantation étrange, la sorcière étendit alors la barrière protectrice à toute l’estrade, bloquant à nouveau l’assaut de leurs ennemis. Ces derniers se mirent aussitôt à marteler le bouclier magique de toutes leurs forces, et la frêle barrière ne tarda pas à se couvrir de fissures. Mais cette courte accalmie permit néanmoins à Philippa et Ryku de reprendre leur souffle.
Jonas atterrit à son tour sur l’estrade. Instinctivement, les quatre compagnons se rapprochèrent, formant un cercle défensif autour de Triss.
- Que fait le dragon ? l’apostropha Philippa avec colère. Tu avais dit au renégat qu’il nous couvrirait !
- Il n’attaquera pas tant qu’il n’aura pas le champ libre, sinon il risque de nous brûler aussi ! expliqua le devin en rechargeant son fusil. Dès que nous serons sortis de ce guêpier, il fera son travail.
- Il pourrait aussi nous brûler avec les autres.
- Il ne le fera pas.
- Tu lui fais autant confiance ? A un dragon ?
- Je fais confiance à son honneur. Libère Triss, Naru ! Il faut que nous filions d’ici au plus vite, sinon nous serons bientôt submergés !
- J’aimerais bien ! répliqua la sorcière tremblant sous l’effort qu’exigeait le déploiement de sa magie pour maintenir la barrière. Mais si je mobilise toute ma concentration pour les empêcher de nous attaquer, je ne peux pas briser ses fers !
- Alors laisse tomber la barrière, déclara tout simplement Philippa. On les retiendra pendant que tu libères Triss et que vous vous envolez toutes les deux sur ton balai.
- Mais si je lâche, vous risquez tous de mourir ! Ils sont bien trop nombreux !
- On se débrouillera pour survivre. Et puis cela me donnera déjà une chance de saigner Evander. Je ne pourrais pas rêver mieux…
Naru resta silencieuse un instant, quêtant l’avis de Jonas d’un regard. Ce dernier haussa les épaules et ajusta son fusil après l’avoir rechargé.
- Je suis de l’avis de la gente dame, déclara-t-il. Abaisse ta barrière.
- Appelle-moi encore une fois ainsi et je te tranche la gorge, siffla Philippa.
- Peut-être que nos amis ici présents t’exauceront plus vite que tu ne le crois… réagit le devin, quelque peu fataliste.
- C’est du suicide s’écria Naru, horrifiée. Je ne peux pas…
- On s’en sortira, crois-moi, assura Jonas. A mon signal, Naru. Un… Deux…
Brusquement, un terrible frisson de terreur le traversa de part en part, manquant de le renverser. Il réussit à se rattraper de justesse en posant un genou à terre, pris de vertiges, le souffle court et les oreilles bourdonnantes. Le devin avait l’impression que les bruits du monde autour de lui manquaient de clarté, comme s’ils provenaient d’une radio mal réglée. Jonas remarqua malgré son esprit brouillé qu’il n’était pas le seul à se sentir aussi mal. Ryku et Naru semblaient également sur le point de s’évanouir, tant la pression qu’ils ressentaient sur leur esprit était puissante. Certains vampires hargneux qui tapaient de toutes leurs forces contre la barrière se figèrent aussi brusquement, tremblant d’une peur inconnue. La sensation de malaise se propagea rapidement à leurs camarades. Seule Philippa semblait capable d’y résister, et même elle ne pouvait s'empêcher de serrer les dents.
Autour de l’estrade s’instaura alors un étonnant silence.
Jonas sentit son corps envahi par une peur instinctive, incontrôlable et ancienne… La terreur d’une proie qui se sait traquée par son prédateur naturel, une créature contre laquelle la victime ne peut lutter, tant sa puissance la dépasse : l’angoisse d’être acculée face à la mort elle-même.
Le devin tourna la tête vers la source de cette peur viscérale, cette colère profonde qu’il ressentait. Le désespoir s’empara de lui quand il comprit que sa vision d’horreur était sur le point de se réaliser, car il ne pouvait plus rien pour l’empêcher. Instinctivement, tous les regards se tournèrent à leur tour vers l’ancien aéronef, comme happés par une attirance morbide pour l’objet même de leur effroi.
Sheamon se tenait devant l’entrée face à l’estrade, les yeux fixés sur Triss, avec la promesse d’un sanglant massacre dans le regard.
A suivre...
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