Dans leur palais non loin de l'Olympe, les trois sœurs vaquent à leurs occupations. Clotho, douce et généreuse, file patiemment, penchée sur son rouet. Lachésis, stratège et réfléchie, écrit et constitue régulièrement des bobines entières. Atropos, quant à elle, impétueuse et inflexible, coupe ce fil, armée de son ciseau. La nuit tombe, et les déesses ne relâchent pas leurs efforts.

- Il y a bien longtemps que je n'ai pas tissé de fil délicat et précieux.

- C'est là un sort destiné aux êtres innocents et purs, ma sœur, lui répond Lachésis. Il y en a de moins en moins, ici.

- Nous sommes les grandes Créatrices de la Vie, pourtant. Nous avons ce pouvoir de décision. Je pense donc commencer de ce pas à tisser le fil le plus délicat qui soit, pour quelqu'un d'aussi sensible.

- Qu'il en soit ainsi, rétorque alors Atropos, juste après avoir décidé de la fin d'un guerrier au combat en rompant un fil solide et épais entre ses longs doigts agiles.

Concentrée sur son ouvrage, Clotho s'enferme donc dans sa bulle et donne la vie à un enfant d'une candeur et d'une bonté inégalée. Le fil qui apparaît entre ses mains est d'une finesse rare, d'un blanc immaculé, rehaussé de légers reflets argentés. Même Lachésis en est admirative et le manipule avec force précaution.

- Tu sais, Atropos, je me suis toujours demandé quelle sensation te procurait le pouvoir d'ôter la vie à tout un chacun, demande Lachésis, songeuse.

- C'est notre devoir, répond alors la Coupeuse. Nous créons la vie, nous la déroulons, et nous en choisissons la fin. Nous façonnons l'histoire de chaque personne et, à plus grande échelle, celle de l'Humanité toute entière. Nous inspirons même de la crainte à Zeus, ce pédant misogyne. Là se trouve notre puissance, vois-tu ?

- Mais, n'as-tu jamais désiré savoir tisser ou répartir le fil de l'existence ?

Soudain méfiante, envahie d'un mauvais pressentiment, Atropos pose un regard placide sur sa sœur.

- Aurais-tu quelque chose à me révéler ? questionne-t-elle, d'un calme apparent présageant, pour son entourage, une colère sans limite.

Lachésis, nerveuse, tente en vain de reprendre contenance devant Atropos qui, elle le sait, est animée d'une tempête intérieure grandissante, aussi implacable que son geste de Coupeuse.

- Non, vraiment ! Vois-tu, j'enroule depuis toujours ces fils sur des bobines attitrées, et je voulais savoir quelle sensation je pouvais ressentir si moi, la Répartitrice, je devenais la Coupeuse une seule et unique fois...

Ramenée à la réalité par l'agitation grandissante, Clotho lève alors le nez de son travail, mais demeure muette à la vue de ce duel. Atropos, de plus en plus guerrière à mesure que les secondes passent, s'approche de Lachésis jusqu'à pouvoir distinguer la moindre nuance de couleur dans ses iris.

- As-tu coupé du fil à mon insu ? articule-t-elle, féroce.

- Atropos, ma sœur, j'ai juste admiré ton ciseau !

- L'as-tu touché ou seulement caressé avec les yeux ?!

- ... Je l'ai pris entre mes mains... mais je l'ai vite reposé sur son support... je n'ai pas eu la force d'endosser une telle responsabilité... toi seule en est de taille...

- C'est évident ! Quelle idée t'a donc traversé l'esprit pour oser outrepasser ta fonction ?!

- Je n'ai rien commis de répréhensible... j'ai simplement été curieuse...

- Ah, la curiosité t'a donc poussée à n'en faire qu'à ta tête ?! Prête donc attention à ce que je m'apprête à causer ! siffle-t-elle, l'éclat de lumière traversant son ciseau brandi, et le rendant d'autant plus menaçant.

- Atropos, non ! crie Clotho. C'est un des plus beaux fils que j'aie jamais créés !

- Il est d'une telle pureté ! renchérit Lachésis. Laisse-nous lui offrir une existence plus longue encore !

- Qu'il en soit ainsi ! rugit alors La Coupeuse, dans son geste habituel prompt, brutal et impitoyable...