Monsieur le Temps et Madame la Rumeur sont assis sur un bateau. Non, vraiment ! Mais si, si je vous le dis !

- Mon cher, permettez-moi de vous dire que votre beauté grandissante force l'admiration !

- Je vous remercie, ma tendre amie. C'est la sagesse des jours heureux et tranquilles que je construis pas à pas, laissant une grande place au libre arbitre des tous ces êtres ici-bas. À mon tour de vous complimenter sur le pouvoir que vous exercez sans vergogne sur tout un chacun.

- Oh, j'en rougis presque de honte ! Il ne faut cependant pas négliger votre utilité à mon œuvre. Sans vous, je demeurerais discrète, atone, complaisante et ô combien inutile au plus grand nombre !

- Notre existence manquerait cruellement de saveurs sans notre complicité, il va sans dire.

- Oui ! Votre linéarité me permet d'accroître mon influence sur eux, de les manipuler tout en les laissant se bercer de l'idée illusoire qu'ils sont maîtres de leurs vies ! C'est magnifique ! C'est grisant ! C'est... Oh, j'adore les y consumer !

- Comme je vous retrouve, mon amie ! Impétueuse et sournoise. Je vous aime ainsi.

- Très cher, vous me flattez. Je garde en mémoire que vous m'avez donné la vie. Vous êtes le sel de mes envoûtements !

- Mais vous êtes l'instigatrice de leurs tourments !

- Jamais je ne leur laisse à penser que je mens !

- Je ne peux qu'admettre que vos sorts sont brillants !

Après l'avoir un instant observé fumer sa pipe, notre demoiselle endiablée, sous son ombrelle délicate, teste la température de l'eau du bout de ses doigts.

- Très cher, je dois vous confier un secret qui me ronge.

- Je vous écoute.

- Voyez-vous, ma force de persuasion m'entraîne souvent dans une course effrénée vers un tourbillon de quiproquos et de malentendus que j'espère sans fin. Toutefois, force m'est de constater que je n'ai absolument aucune emprise sur Lui.

- Votre objectif n'est-il pas de stimuler leur imagination ?

- Il est meilleur que moi dans cette tâche...

- Ne souhaitez-vous donc plus les pousser à la colère, la rancoeur, ou encore l'incompréhension générale ?

- Ces sentiments ne sont malheureusement plus que des feux-follets après Son passage...

- Que craignez-vous donc ?

- J'ai peur de n'être pas compatible avec Lui...

- Deviendrait-il votre faiblesse ?

- Il est déjà mon tracassin régulier car, de moi, Il est l'exact opposé...

- Deviendriez-vous romantique, ma chère ?

- Absolument pas ! Seulement, je sens au plus profond de moi-même que notre duel approche...

- Votre duel ?

- Il incarne mon Adversaire le plus tenace... Il représente à mes yeux l'aimant le plus puissant qui soit...

Délaissant son calumet antique, notre Vénérable lève soudain un regard désabusé vers elle.

- Ma chère, ma très chère amie, n'avez-vous pas la sensation d'avoir perdu le feu sacré de vos responsabilités ?

- Non... je ne le pense pas...

- Souffrez donc que je m'approche pour ce que j'ai à vous murmurer.

- Mais... d'accord... mais...

- Regardez-moi fixement.

Le Temps prend alors une longue inspiration sur son instrument, puis souffle un nuage de fumée tel que notre petite s'y retrouve engloutie, et disparaît, comme anéantie.

Adossé sur le bord de la barque, le vieillard, pour son plus grand plaisir et sa distraction personnelle, voit se présenter devant lui sa nouvelle candidate. Sa nouvelle compagne de jeu, à l'expression déjà féroce...

- Mademoiselle, faites-moi montre des pouvoirs que je vous ai confiés.

- Mon aïeul, qui de nous deux tiendra dans la tempête ?