Chapitre 3
Dehors, la neige siffle contre les murs et une grosse voix résonne. Bjorn ne veut pas comprendre qu’on lui a fait une faveur et veut semer la pagaille en ville. Un bruit de casse retentit et une explosion se fait entendre. Affolés, nous courons dehors voir ce qu’il se passe. En sortant, Flock me passe une paire de chaussures de sa mère avant de se précipiter vers la forge toute proche. Celle-ci est dévorée par les flammes. Les habitants arrivent rapidement et crient leur étonnement. Bjorn se tient sur le côté, le visage rayonnant du désastre qu’il a causé. Flock hurle ses ordres et nous formons une chaîne jusqu’au puit et le feu régresse facilement. Le fauteur de troubles n’intervient pas et nous regarde nous débattre avec l’incendie.
Quand nous avons fini, Flock se dirige vers l’insurgé qui continue à sourire comme un idiot et réclame une épée ou une hache. Hans lui donne une des épées de son armurerie. Furieux, le chef clame haut et fort qu’il est un traitre et déclare sa sentence : la mise à mort ou l’exil. Le téméraire Bjorn rit à son nez, choquant tout le monde. Des cris scandalisés retentissent. Ce n’est qu’un soldat, il n’a pas à remettre en question les commandements de son supérieur direct. Cependant, il ne s’arrête pas là. Dans son délire, Bjorn demande au reste de la ville s’ils m’accepteraient comme épouse du chef. Un silence suit sa demande. Puis, courageusement, plusieurs femmes viennent se positionner autour de moi, comme si elles voulaient me protéger. Des murmures partagés me parviennent aux oreilles. Faut-il soutenir Bjorn dans la folie ou vaut-il mieux changer de comportement envers moi ?
Lentement, le clan choisit son camp. Malgré le fait qu’ils ne m’apprécient guère, ils viennent vers moi. Quand la majorité eut choisi sa position, la tête de Bjorn change enfin : son sourire confiant s’est transformé en un masque de rage. Dans un hurlement, il se précipite sur moi, repoussant tout ce qui se met sur son passage. Je le vois arriver aussi vite que l’éclair mais je suis prête : j’esquive son uppercut, protège ma poitrine de mes bras et balance coup pour coup. Gêné par sa carrure bien plus grande que la mienne, il n’arrive pas à m’atteindre comme il le voudrait et n’arrive pas à éviter mes coups. La peau de mes phalanges s’ouvre à nouveau mais je m’en fiche. Il faut que ça s’arrête.
Un cercle se forme autour de nous et s’agrandit de plus en plus quand le guerrier fonce tête baissée comme un bélier sur moi. D’une pirouette, je me retire de sa trajectoire et il finit par rentrer en collision avec une poutre en partie brulée de la forge. Sous la force du coup, elle cède et la toiture carbonisée s’effondre sur le combattant. Interloqué, tout le monde reste un instant figé avant d’essayer de le dégager. Un gémissement se fait entendre. On enlève les morceaux de bois rapidement mais pas assez que pour empêcher Bjorn de surgir et de regarder aux alentours comme un buffle. En me voyant avec une planche entre les mains, il se remet à hurler en courant vers moi. D’instinct, j’abats mon arme sur sa tête qui percute sa tempe. Il s’arrête, hébété, puis s’évanouit.
Furieux, Flock ordonne de l’emmener dans la porcherie et de l’attacher avec les fers à chevaux. Il n’a plus le choix. Bjorn va devoir mourir. Doucement, il s’approche de moi, comme si j’étais un animal sauvage qu’il tenterait d’apprivoiser. Sous le choc de cette deuxième confrontation, je ne me rends pas compte de son approche jusqu’à ce que je sente ses mains se refermer sur la planche que je tiens toujours fermement. Je sursaute et le regarde, perdue. Il me retire mon arme et je me sens mise à nu, à nouveau en danger. Un cri silencieux se forme dans ma gorge mais n’arrive pas à sortir. Avec une tendresse peu commune à un viking, il me prend dans ses bras puis demande à quelques femmes de me raccompagner jusqu’à sa maison.
Je ne me souviens même pas du trajet jusqu’à l’intérieur. Je ne ressens plus rien et pourtant je tremble comme une feuille morte qui se décroche de sa branche. On me glisse un gobelet entre les mains. C’est chaud. Ça fait du bien. Une gorgée m’apprend qu’il s’agit d’hydromel. Au fur et à mesure que le breuvage descend dans mon corps, celui-ci se réveille, comme s’il venait de faire un mauvais cauchemar. J’entends des gens parler autour de moi mais je ne comprends pas ce qu’elles disent. C’est comme si elles parlaient et que j’avais la tête plongée sous l’eau. Je reste là, assise, à regarder le feu dans l’âtre, sans me préoccuper de ce qu’il se passe autour de moi.
Une main se pose sur mon épaule et je sursaute. Je ne sais pas combien de temps je suis restée figée ainsi, cramponnée à ma chope et perdue dans le spectacle des flammes. Je remarque enfin le silence qui règne dans l’habitation. Flock est agenouillé à côté de moi et me regarde comme si j’allais me briser au moindre mot. Il me retire le gobelet des mains, m’aide à me lever et me conduit dans la chambre. Il fait nuit depuis longtemps déjà et je ne m’étais rendue compte de rien.
- Fraya ? Ma douce, parle-moi. Dis-moi ce qu’il se passe dans cette jolie petite tête. Je n’en peux plus de te regarder t’auto-flageller ainsi.
- Je... Je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi j’agis ainsi. Je n’arrive pas à m’enlever des yeux l’image de Bjorn qui court sur moi puis de la planche qui s’abat sur son crâne. Dis-moi que je ne l’ai pas tué !
- Non. Il est vivant mais il a mis en danger toute la ville et remis en question mon autorité. Les autres Böndr sont d’accord avec moi. Soit il accepte de partir et de ne jamais revenir. Soit il faudra le tuer. Cette idée me répugne, ce n’est pas moi, ça ne me ressemble pas de mettre à mort ainsi quelqu’un, même s’il est en tort.
- Alors tu l’aurais laissé détruire cette ville que ton père et ses camarades ont passé trente ans à construire ? Ou tu l’aurais laissé me tuer ? Même si ça ne te plait pas, tu sais que c’est ce qu’il y a de plus sage à faire. Je... Je sais que ce n’est pas une solution facile à prendre mais parfois les dieux nous obligent à prendre des décisions qui ne nous plaisent pas.
- Je le sais. Mais je n’aime toujours pas ça. La seule chose positive que ce fou a apporté, c’est la cohésion de tout le monde autour de toi. De nous.
- Je pense qu’ils l’ont fait non par envie mais par crainte de devoir partir. Beaucoup ne m‘aiment toujours pas et ne m’aimeront sans doute jamais mais jamais aucun ne te voudra du mal. Ils t’apprécient trop pour ça. Tu es un konungr de naissance. Tous te suivraient au bout du monde si tu le leur demandais.
Sur ces mots, je me rapproche de lui et me colle à son dos. Il est presque aussi chaud que l’hydromel que j’ai bu tout en me réchauffant plus encore. Il se retourne et me serre contre lui en plongeant son visage dans mes cheveux. Nous restons ainsi un bon moment, jusqu’à ce que je sente mes paupières papillonner de fatigue. Tout en me gardant dans ses bras, il me porte jusqu’au lit, m’y dépose et remonte les couvertures sur mon corps frigorifié de son absence. Il fait le tour de la couche et enlève sa tunique noircie par la suie de l’incendie de la forge puis se glisse sous les draps avec moi et m’attire à lui. Je pose ma tête sur son torse. J’écoute son cœur battre. Il va fort et vite pendant que ses bras se resserrent à nouveau sur moi. Bercée par sa chaleur et son cœur palpitant, je m’endors rapidement.
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