Chapitre 11
Le lendemain, l’excitation de la ville, les cris et les pleurs nous ramènent à la réalité. Flock part ce matin vers des contrées qui me sont inconnues, combattre des inconnus, voyager durant des semaines juste en compagnie d’autres hommes et rencontrer d’autres femmes. Cette dernière pensée me rend folle de jalousie même si je sais qu’il me restera fidèle et qu’il n’ira pas voir d’autres femmes. Mais ma jalousie reste et assombrit mon humeur. Flock ne comprend pas, ce qui est normal. Il essaye de faire sortir plus de trois mots de ma bouche mais je ne saurais pas. Elle me dévore lentement mais sûrement et ça va empirer dans les quatre prochains mois jusqu’à ce que ça explose ou qu’il rentre.
Les femmes embrassent maris, père et fils, les enfants courent entre leurs parents, sur les ponts des bateaux, grimpant sur les mâts et les célibataires et les veuves qui restent sur le côté, donnant des conseils aux guerriers sur le départ. Quand nous arrivons, Flock et moi, des cris de guerre résonnent tout autour de nous. Les familles s’écartent des marins, formant un cercle autour de nous. Flock me tient par la taille et prend la parole. Il clame haut et fort qu’ils reviendront victorieux, couverts d’or et de soie ainsi que de l’honneur du clan. Puis, plus fort encore pour couvrir les clameurs, il annonce fièrement que je porte notre enfant. Un silence se crée, dure quelques secondes, le temps que tout le monde comprenne. Un cri de joie retentit, immédiatement suivi par un second, un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le monde crie. Mes oreilles le supportent mal, ma tête tourne et une nausée me retourne l’estomac. Je perds l’équilibre et m’accroche à Flock pour rester debout. Il m’adresse un regard du coin de l’œil et resserre son bras sur ma taille. Personne ne semble remarquer mon malaise tout en se ruant sur nous pour nous porter en gloire.
Après un long moment en l’air, mes pieds retouchent enfin le sol. Flock m’embrasse et bat le rassemblement. Il est l’heure de partir. Mon cœur se serre en songeant à la longue séparation qui nous attend. Ce n’est pas comme si c’était la première fois qu’il partait en mer pour un bout de temps mais c’est la première fois où on est officiellement ensemble et qu’on doit se séparer plus de quelques heures. Comme tout chef, il monte en premier et attends que l’équipage soit à bord pour dire un dernier mot. Il me regarde droit dans les yeux, parle mais je n’entends rien, complètement perdue dans l’océan émeraude de ses yeux puis un coup de tambour me ramène au présent.
Non ! C’est trop tôt ! Comme une enfant (et avec eux), je cours le long du quai en faisant des gestes de la main pour dire une dernière fois au revoir aux marins. Une corde passe par-dessus bord et un capitaine effronté descend rapidement à ma hauteur, m’attrape par la taille et me soulève de terre. Je panique deux secondes, le bateau accélère déjà et je n’ai pas envie de finir à l’eau... Flock resserre son bras et je lève le visage vers lui en souriant. Il m’embrasse doucement, me dit qu’il m’aime puis me repose à terre. Malheureusement, il a mal calculé la trajectoire. Je pose un pied sur le quai mais c’est trop court et je tombe à l’eau. Je refais surface en éclatant de rire. Un instant effrayé, Flock rit avec moi et son rire résonne jusqu’à ce que le bateau soit loin et disparaisse à l’horizon.
Je rejoins la rive à la nage, la mort dans l’âme. Sur la petite plage de galets, Tarin m’attend avec un grand drap. Elle me le pose sur les épaules avec douceur. Dans ses yeux, je lis une souffrance qui trouve une résonnance en moi. Elle aussi a laissé partir son futur époux sans savoir s’il reviendra de cette expédition.
Les chaleurs de l’été sont arrivées et avec elles les premières grosses récoltes. Comme Flock l’a demandé, on me choie, on m’évite tout gros travaux et on me laisse la plupart du temps avec les femmes âgées et les enfants. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus gai. Les vieilles tentent de me donner des conseils sur « comment être une bonne mère » et comment gérer la ville alors qu’elles n’ont jamais fait ce genre de choses. Les enfants courent tout le temps partout et il est difficile de les canaliser. Les plus grands qui atteignent l’âge adulte m’aident à m’occuper des plus jeunes mais ils finissent aussi par partir jouer, me laissant en plan avec trois petits braillards sur les bras. En général, les mères ne tardent pas à venir donner un coup de main en riant mais je suis tellement épuisée au soir que je m’effondre de sommeil dès que je touche l’oreiller et ce tous les jours.
L’alarme sonne. Que se passe-t-il ? Nous sommes au milieu de la nuit. Je me lève douloureusement, mon ventre me fait mal et je sens que mon souper ne passe pas. Je me sens lourde et gauche. J’arrive tant bien que mal à sortir de la maison. Devant moi, je vois courir les derniers guerriers qui ne sont pas partis en expédition. J’arrête un Gunter, trop jeune que pour se battre et lui demande ce qu’il se passe. Il m’avertit qu’il s’agit d’une attaque d’un autre Jarl qui était notre allié. Je ne comprends pas le but de cette attaque. Je lui ordonne d’aller chercher les personnes âgées, les enfants et les femmes qui ne se battent pas pour les rassembler dans la grande maison. Je saisis un bouclier et une courte épée et m’insère dans le flot de combattants. Personne ne me remarque jusqu’à ce que je commence à ordonner la défense. Certains voudraient me voir rentrer : « ce n’est pas la place d’une femme enceinte, même si c’est une grande combattante » mais ils conviennent que ça leur donne plus de courage. Au loin, on entend déjà les cris de guerre. Je prends la tête de la contre-attaque, même si ça ne me plait pas plus que ça. Le Jarl est terrifiant. Si ça ne tenait qu’à moi, je me serais déjà réfugiée quelque part en priant pour qu’il ne me trouve pas. Mais je suis la femme du chef alors je me battrais jusqu’au bout pour défendre mon territoire.
- Où est Flock ? Je ne parle pas aux femmes, je ne parle qu’aux vrais hommes !
- Il est loin. Alors soit tu parles avec moi, soit tu t’en vas sans causer de dégâts. Si tu en fais, tu souffriras de sa vengeance.
- Tais-toi, femme ! N’êtes-vous que des couilles molles pour vous cacher derrière une petite femelle?
- Non. Mais elle est la future épouse de notre chef et elle dirige bien. C’est une bonne cheffe.
- C’est ça. Je vais vous croire. Si c’est une si bonne cheffe, elle ne verra pas d’inconvénient à ce que nous vous prenions vos esclaves et réduisons vos maisons en cendres.
- Ou alors, tu me dis ce que tu veux à Flock et tu t’en vas, sans vol ni incendie. Ou mieux. Tu dégages et tu recevras peut-être une invitation à notre mariage.
- Ha ! Ne te moques pas de moi, femme. Tu...
- Premièrement, mon nom, c’est Fraya. Deuxièmement, tu pars en paix ou ce morceau de terre où tu te trouves deviendras ton tombeau.
- Espèce de petite salope ! Je pars maintenant mais tu crèveras. Bientôt.
Sur ces mots, il se retourne et marche vers le port. Trois de mes hommes veulent se ruer sur ce bâtard qui me menace mais je les arrête d’un mot. Je ne veux pas commencer une guerre, surtout en sous-effectifs. Nous suivons de loin le groupe étranger, évitant de les provoquer pour éviter des échauffourées autant que possible. Finalement, tout se passe pour le mieux, malgré le petit feu vite éteint dans le port.
Je sais que Flock ne sera pas content. J’ai volontairement été contre sa volonté de m’éloigner de tout danger et des problèmes mais il fallait que je prenne les choses en main. Cependant, même si le regard des habitants de la ville a changé sur moi depuis le sauvetage d’Ygri, j’y lis maintenant un respect et une amitié qui m’étaient inconnus jusqu’à ce matin. Les femmes m’appréciaient en majorité, même si certaines voulaient mettre la main sur Flock et la position de cheffe ou au moins épouse du chef. Les hommes étaient plus magnanimes et la démonstration de force et de volonté contre cet immense et sauvage Jarl les a obligés à revoir leur copie.
Le soleil se lève quand je rentre à la grande maison pour découvrir que toutes les personnes qui n’étaient pas prêtes au combat se sont réfugiées dans la partie privée et se sont blotties les unes contre les autres en tremblant. En me voyant, ils comprennent que c’est fini et que tout le monde va bien. Ils sautent sur leurs pieds, crient de joie et se précipitent dehors pour retrouver la ville dans le même état que quand l’alarme a sonné. Étonnés, ils se tournent vers moi, me saluent comme ils le font pour Flock et rentrent chez eux. Je ne m’attendais pas à ça et je reste figée dans la même position une bonne dizaine de minutes.
C’est Tarin et Ygri qui m’embrassent chacune sur une joue qui me ramènent à la réalité. Elles rient à mon sursaut, me font rentrer et me donnent un bol de porridge. Je me rends compte que mon estomac crie famine et que je sens un mouvement à l’intérieur de mon ventre. Je pose ma main dessus, légèrement et un coup y répond. Je repars dans mes rêveries mais suis vite ramenée par les deux jeunes femmes qui s’inquiètent de me voir la main sur le ventre et les yeux perdus dans le vide. Je les rassure en trois mots : le bébé bouge. Un sourire enthousiaste éclaircit leur visage. Puis, comme n’importe quelles femmes, nous nous mettons à parler enfants, mariage, entretien de la maison, etc.
Les semaines s’éternisent, semblables à des mois entiers. Je m’impatiente. Le retour de l’expédition est prévu pour dans quinze jours mais j’ai l’impression que quelque chose va mal. Frigg me murmure des inquiétudes mais pas de réponses. Pourtant, les moissons commencent sans problème, mon ventre commence à pointer et l’été ne veut pas en finir. Sans le dire, je m’isole souvent pour prier et observer la vie de la ville. Je remarque que je ne suis pas la seule à m’inquiéter. Les femmes se regroupent souvent en petits groupes, murmurant des mots de réconfort, et les hommes font à peu près tout sauf leur travail, s’arrêtant pour regarder les fleurs ou plonger les pieds dans la mer.
Le stress monte et je ne peux rien faire pour améliorer la situation à part les remettre au travail et leur dire que tout va bien et que nos guerriers reviendront tous sains et saufs dans quelques jours. Cependant, tous remarquent aussi mes gestes un peu brusques, mes sursauts dès que j’entends un bateau arriver, les cernes sous mes yeux et mon manque d’appétit. Ygri et Tarin se sont mis en tête de me gaver si nécessaire, pour mon bien et celui du bébé.
Le Jarl qui était venu a finalement envoyé un émissaire pour discuter avec moi. Il me propose une nouvelle alliance entre nos deux villes et je lui réponds de venir en discuter lui-même au mariage avec un cadeau : un des magnifiques bateaux que le chantier naval vient de terminer. Il a été étonné et m’a répondu par cinq esclaves ainsi qu’un coffre remplis de soie pour ma robe de mariée.
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