XXX
La nuit tomba une nouvelle fois sur Paris et Cassandre entraîna son allié dehors. Elle lui prit la main et ils parcoururent de nombreuses rues que Jakab ne reconnaissait pas. Il avait oublié depuis combien de temps ils suivaient la route éclairée par les réverbères, ne savourant que le bruit sourd du vent qui tourbillonnait autour d’eux. Cassandre bifurqua soudain dans une ruelle grimpante. Leurs silhouettes se mouvaient au clair de lune ; l’une la moitié du visage dissimulée sous un masque noir, l’autre un bonnet renfoncé sur les yeux. Leur ascension se poursuivit, insoupçonnée du commun des mortels.
*
Cassandre avait lâché prise avec les tracas du monde, dans le silence de cette fin de soirée. Quand elle perçut une lumière dans ses yeux, elle sut que le choix était fait. Ils pivotèrent et se fondirent dans l’obscurité du vestibule. L’escalier de l’immeuble était blafard et exigu. Elle ne sut combien d’étages ils avaient gravi lorsqu’ils atteignirent enfin les toits. Il fallut forcer une porte, mais cela en valait la peine. Elle le regarda, il la regarda, et elle vit un sourire.
C’était une nuit claire et froide, une de ces nuits d’hiver au calme irréel. Après quelques pas vers le vide, ils s’assirent côte à côte sur la surface lisse et grise. Le froid s’oubliait. Ils se perdirent vers l’horizon. Le ciel s’assombrissait vite, révélant ses étoiles timides et frêles. Il était facile d’oublier qu’ils se trouvaient en plein cœur de Paris. De leur poste en hauteur, ils pouvaient distinguer les toits s’étendant à perte de vue. Au loin, une cheminée prenait la silhouette d’un pendu. Ils contemplèrent les lumières mourir chacune à leur tour, plongeant la capitale dans une torpeur difficilement appréciable. Mais c’était leur moment. Celui-là. Celui qu’ils avaient écrit.
C’était un de ces moments où il n’y a rien à dire. Où l’on sait déjà tout.
— Tu n’aurais pas pu mieux choisir, murmura-t-elle.
Ses mots furent happés par le vent avant qu’ils aient pu l’atteindre.
— Merci de m’avoir répondu, l’entendit-elle simplement prononcer.
Cela voulait tout dire. Et eux seuls savaient.
Puis elle vit la gemme qu’il avait reçue, son éclat violacé toujours perdurant. Ces pierres, il n’y en avait que deux, petites, perdues et insignifiantes. Insignifiantes comme eux deux, mais unis dans leur dépendance. Êtres de l’Ombre, ils avaient sauvé leurs âmes.
*
Jakab inséra la clé dans la serrure et une bonne odeur parvint à ses narines dès qu’il poussa la porte. Une bonne odeur de pommes chaudes. Il trouva justement Cassandre dans la cuisine, penchée sur le four. Sitôt débarrassé des achats qu’il venait d’effectuer, il la prit par les épaules et la fit pivoter vers lui, afin de plonger dans ses yeux étonnés.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jakab d’un ton curieux.
— Une Szarlotka.
Le mot ne lui était pas familier, ni en français, ni en hongrois.
— Mais encore ?
— C’est une charlotte aux pommes polonaise, expliqua-t-elle comme si c’était l’évidence même.
— Pourquoi polonaise ?
— Parce que.
Jakab n’insista pas. Il aimait sa réponse. Il lui prit la main, ce qui lui arracha une légère grimace. Il fronça les sourcils puis remarqua une brûlure alors qu’il portait ses mains à ses lèvres.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il encore.
— Je me suis brûlée.
Il observa un instant la petite cloque sur son index et souffla doucement dessus.
— Ça a fait mal ?
Elle haussa les épaules pour toute réponse.
— J’espère qu’elle sera bonne.
Elle l’était. La pâte de l’énorme gâteau était riche, comme Jakab l’aimait. Il s’autorisa à en prendre un peu plus que de raison. Les pommes étaient brûlantes et l’intérieur ressemblait plus à une compote qu’à un gâteau. Le visage de Cassandre était paisible et il ne put s’empêcher de frôler son cou avec ses doigts.
Cassandre consacra son après-midi à écrire. Jakab était resté sur le canapé et arriverait bientôt au bout de Karpathia. Il aurait pu se risquer à jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule de Nocturnal, mais il ne le souhaitait pas. Les mots lui appartenaient.
Leurs derniers jours auraient dû se teinter d’un goût étrange, mais ils tentaient d’oublier. Si Jakab ne savait pas si elle y arrivait, elle semblait plus calme. Plus sereine. Il se demanda si elle ne cachait pas sa peine.
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