XLVI
Ce soir-là, les yeux de Jakab tombèrent sur le Livre de la Tristesse que Cassandre avait laissé sur son bureau. Seul le titre figurait sur la première page. Les lettres singulières se détachaient majestueusement, suscitant le mystère, la splendeur et la crainte.
Ayant baigné dans la culture hongroise depuis son plus jeune âge et malgré les quelques recueils que possédait sa mère, Jakab connaissait mal les règles de la poésie française. Il les découvrait à présent sur le tard, par le biais de Cassandre. Ému à cette idée, il sourit. Elle était son Hugo, son grand auteur à lui.
Cassandre lui jeta un regard inquisiteur lorsqu’elle revint de la salle de bains. Jakab interrompit sa lecture et ne put empêcher ses yeux de s’égarer sur les jolies courbes de son corps alors qu’elle se glissait dans le lit. Il se dévêtit à son tour et vint s’installer à son côté, le Livre à la main. Comme elle prenait son casque et posait son ordinateur sur ses genoux, il poursuivit son exploration des lignes étranges. Il se sentait tellement reconnaissant envers elle qu’elle eût permis de le partager avec lui. Le Livre était un trésor ; il renfermait son âme.
L’immobilité de Cassandre dut inconsciemment attirer son attention. Elle rayonnait d’une extase froide, un sourire déconcertant figé sur les lèvres. Lorsqu’il vit ses yeux, Jakab sut qu’elle était partie.
*
Ce qu’elle entendait était d’une singularité prodigieuse et résonnait en elle avec l’étrangeté intense qu’elle chérissait tant. Comme si un soupçon de perfection et de symbiose excitait la face cachée de son âme, comme s’il ne servait à rien de résister dans de si envoûtants abysses. C’était en de pareils moments qu’elle rendait grâce pour cette clarté mystique.
Elle venait tout juste de découvrir le morceau dans une radio Spotify, lancée dans un hasard total. Le nom du groupe grec lui était totalement inconnu. De curieuses paroles en français à la diction renversante avaient alors subtilement capté son attention, comme s’il s’agissait d’un poème. Le style ne lui paraissait pas tout à fait étranger, la plume était trop magistrale pour qu’il pût avoir été écrit par une personne quelconque. Ses yeux se posèrent un instant sur le titre et ses doigts s’activèrent d’eux-mêmes pour taper « Les Litanies de Satan » dans la barre de recherche du navigateur. La surprise la gagna lorsqu’elle vit que de telles paroles avaient été écrites par non moins que Charles Baudelaire. Il était allé loin. Elle ne savait pas qu’il était allé si loin.
Elle s’aperçut enfin que Jakab la fixait. Elle retira le casque et le lui tendit.
— Écoute.
Il écouta le morceau les yeux fermés, dans un état d’intense concentration. La lueur dont ils s’imprégnèrent lorsqu’il les rouvrit lui fit savoir qu’il n’y avait pas été insensible.
— Où as-tu trouvé ça ? demanda-t-il, un sourire éclatant enfin sur son visage passionné.
— Le hasard fait bien les choses…
— Le hasard ?
Ils ne se quittèrent pas du regard pendant de longues secondes. Puis elle revint sur la page où le poème audacieux resplendissait. Elle le relut avec lui et ne cessait d’être frappée par la puissance et la justesse du style. Là transparaissait un génie absolu.
— Je ne connais pas bien Baudelaire, confessa Jakab. Mais je dois dire qu’il m’impressionne.
— Les poètes maudits du XIXe siècle, chuchota-t-elle. Le désespoir les a transformés en génies.
Leurs écrits étaient âgés de près de deux siècles et hantaient toujours l’humanité. Ils avaient réalisé des coups de maître. Si tout s’avérait exact, le cri blasphématoire serait présent dans l’édition des Fleurs du Mal qu’elle possédait.
Elle ressentit un curieux sentiment d’accomplissement après avoir recopié le texte dans son intégralité, les mots soigneusement articulés la berçant tard dans la nuit. Fascinée, elle caressa la couverture du carnet sacré. Que de trésors renfermait-il.
*
Jakab se réveilla aux aurores. Les rideaux n’étaient pas tirés, ce qui lui permit d’admirer le ciel rose aux teintes orangées. Il contempla d’autant plus le spectacle qu’il en était rarement témoin. La luminosité chaleureuse projetait d’intéressants reflets dans les cheveux de Nocturnal, allongée sur le ventre à sa gauche. La couette en damiers recouvrait son corps et Jakab rencontra ses yeux ouverts. L’ambre chaud se mariait joliment à l’aube. Il fut fugacement ébloui par le fragment de plénitude dans lequel elle semblait se trouver. Ils ne se rendormiraient pas.
*
Ils déjeunèrent en silence dans la petite cuisine. Il lui tendit les derniers fruits secs qui restaient puis se retourna pour prendre religieusement la longue et fine bouteille de pálinka à la cerise qui trônait sur l’étagère.
— Ça te dit ? proposa-t-il en la servant avant même attendre son autorisation.
Comme ils trinquaient à leurs lignes en prononçant le traditionnel « egészségedre », Cassandre se dit que c’était peut-être la dernière fois qu’elle pourrait en goûter avant son retour en Europe occidentale.
Alors Jakab lui prit la main et une étincelle brilla dans ses yeux.
— J’ai quelque chose à te montrer.
Il fut facile de deviner qu’il l’emmenait à l’extérieur en le voyant enfiler ses grosses chaussures. Ils s’habillèrent chaudement et quittèrent la maison, téléphones derrière eux. Déconnectés du monde. Ils passèrent le portail de la vieille propriété et au grand étonnement de Cassandre, tournèrent à gauche pour suivre le ruisseau, s’engageant sur le chemin qu’ils n’avaient jamais emprunté plus loin. Elle jeta un coup d’œil à Jakab qui avançait d’un pas nonchalant, les mains dans les poches de son blouson rembourré. Le sentier continuait dans la forêt clairsemée mais DaMihiMortem l’évita, préférant la direction opposée.
Cassandre sentit une main chercher la sienne et ils s’enfoncèrent parmi les arbres. Le sol se composait de fines racines rongées par le givre et d’herbe d’un vert misérablement appauvri que la neige dissimulait astucieusement. La blancheur semblait s’être déposée sur tout le vivant. Le seul son qui lui parvenait était l’inquiétant craquement de leurs pas sur la terre gelée. Le ciel irradiait une clarté étonnante, le vent soufflait discrètement et elle laissa son guide l’entraîner parmi l’isolement hivernal.
— Nous verrons peut-être des mouflons ou des lynx, prévint Jakab.
Cassandre ne savait s’il blaguait ou pas.
— Ça ne m’est encore jamais arrivé, précisa-t-il. Pour les lynx.
Ils marchaient depuis un certain temps sans se regarder lorsque Cassandre crut entrevoir une espèce de mur s’ériger à quelques mètres d’eux. La construction se dessina peu à peu et elle l’estima bien s’étendre sur une dizaine de mètres. Les ruines de pierre grise, bien que surprenantes, paraissaient étrangement à leur place. Une arche en laissait deviner le seuil mais la lumière du jour ne semblait filtrer que très faiblement à l’intérieur. Cassandre leva les yeux ; il y avait deux étages. Elle fit quelques pas en direction de l’entrée qu’aucune porte ne scellait et posa le plat de la main sur la pierre rugueuse. Jakab la frôla et passa du côté obscur, un léger sourire aux lèvres. Elle entra à son tour et fut happée par un froid pénétrant.
L’obscurité s’avérait finalement bien moindre qu’elle ne l’avait cru au premier abord et ses yeux n’eurent aucune difficulté à s’habituer au changement de luminosité. Ils arpentèrent attentivement la pièce – si l’espace pouvait être considéré comme tel –, s’imprégnant de l’atmosphère singulière.
— J’aime m’isoler ici.
La voix de Jakab semblait plus caverneuse, une impression renforcée par le léger écho renvoyé par les murs. L’endroit exhalait une part de mystère.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.
— Je ne connais pas l’origine de ces ruines, admit-il. Les gens parlent d’un bâtiment en construction que les Russes avaient commencé à bâtir. Personne ne connait leur véritable finalité, mais… il y a des sigils sataniques à l’intérieur.
Elle s’interrogea un instant sur ce qu’il voulait dire, puis vit son compagnon d’expédition aviser un coin de la pièce d’où l’on pouvait discerner un escalier. C’est ainsi qu’ils partirent explorer le niveau supérieur. Le vaste couloir sur lequel ils débouchèrent était bordé de petites pièces attenantes, ressemblant davantage à de sombres alcôves foncièrement vacantes. Jakab sortit une modeste lampe torche d’une des poches de son blouson et éclaira la paroi. De curieuses marques ornaient le mur. Tantôt plus clairs, tantôt plus sombres, les dessins inconnus formaient des lignes, des symboles et des cercles sans cohérence apparente. Bien qu’éparses et peu nombreuses, les inscriptions continuaient à intervalles grossièrement réguliers le long de la galerie. Rien ne justifiait l’effet angoissant que supposaient les petits serpentins, et pourtant ils semblaient exercer une attraction gênante sur les esprits. Ils contemplèrent les signes en silence, n’étant aucunement sûrs de leur signification.
Ils revinrent sur leurs pas et tentèrent d’accéder au palier supérieur, mais le dernier étage était indiscutablement condamné. Alors qu’ils redescendaient les marches inégales, entourés de marques gravées dans la pierre, Cassandre sentit une chaleur paradoxale couler dans ses veines. Ils se postèrent à l’entrée des ruines et s’assirent sur la pierre nue, les pieds reposant sur le sol glacé. Le bras de Jakab vint entourer ses épaules et elle reposa sa tête contre lui.
Le voile de la nuit commençait à tomber sur eux. Alors ils laissèrent le silence aveugler leurs sens et les fantômes du passé voler paisiblement devant leurs yeux.
Aucune faute n’était imputable à deux âmes tourmentées venant chercher refuge.
Cassandre frissonna dans cette nuit sans brise. Le faisceau de la lampe de Jakab apparut alors quelques mètres à l’écart des ruines. Le point de lumière dansa un instant sur l’herbe gelée puis Jakab se leva et se dirigea vers la zone éclairée, sa silhouette sombre se détachant sur les arbres. Un craquement sec retentit dans l’obscurité épaisse. Le gémissement des branches parvint de nouveau aux oreilles de Cassandre, qui rejoignit Jakab afin de l’aider à allumer un feu. Tandis qu’ils s’activaient à rassembler les combustibles, elle leva la tête vers les étoiles. Le ciel était d’un bleu si profond qu’elle doutait d’avoir un jour vu couleur pareille.
Lorsque le tas de bois fut acceptable, Jakab craqua une allumette et avec la désinvolture des habitués, donna vie au bûcher. Ils se pétrifièrent devant la puissance intimidante avec laquelle les flammes prospérèrent sitôt après être nées. Ils s’assirent sans bruit devant le spectacle qu’ils avaient créé, témoins d’une nature merveilleusement esseulée, loin des sabres, en complète sécurité. Leurs doigts se nouèrent alors qu’ils écoutaient passionnément les flammes rougeoyantes lécher le bois. Ils les regardèrent danser, baignant les alentours d’une lueur chaude, faisant trembler les arbres.
Ici, c’était différent. Ici, les flammes étaient libres ; ils pouvaient toucher les flammes. Le brasier engloutit les heures et avec elles, tout soupçon de raison.
Ils n’avaient pas froid. La chaleur qui les possédait leur aurait fait endurer le roulement des siècles.
*
Ils étaient partis avant que l’aube ne congédiât la nuit. Ils avaient soigneusement étouffé les flammes et n’étaient restés que le bois mort et les cendres. Jakab regarda Cassandre suivre le chemin, la démarche un peu trop raide. Sentant la fatigue prendre possession de ses muscles, il sourit pour lui-même, heureux de l’avoir emmenée dans cet endroit qu’il gardait caché.
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