LXI
Ils se rendirent au concert le mercredi 29 mars. Ils choisirent de faire un bout de chemin à pied, le soleil semblait radieux et graciait la ville de rayons chaleureux. Alors qu’ils attendaient à un passage piéton, Cassandre surprit une petite fille à côté d’elle leur lancer un regard un peu trop appuyé, avant de tirer la manche de son père d’un air effarouché. Cassandre détourna prestement le regard et le signal passa au vert. Mais l’impatience et le sentiment d’excitation qui coulait en elle à l’idée de la soirée bloquaient toutes les flèches extérieures. Pour le coup, Jakab ne s’était pas gêné pour arborer son sweat-shirt à l’effigie de Behemoth, et ils formaient une paire sombre qui tranchait gaiement et sans honte sur la foule de gens anodins et colorés.
Ils finirent par emprunter la ligne 4 du métro et sortirent à la station Château d’Eau. Ils ne tardèrent pas à aviser une courte file de gens à l’apparence curieuse, détonnant du reste de la population locale, le long d’un mur placardé d’affiches déchirées et bordé de poubelles vertes. Il n’y avait pas à s’y tromper, il s’agissait bien du point de ralliement. Il n’y avait pas foule, aussi se rangèrent-ils calmement derrière une petite femme d’une cinquantaine d’années, Polonaise à n’en pas douter. À la vue de sa jupe et de son imperméable bleu ciel, Cassandre sourit avec attendrissement, se demandant ce qui l’avait amenée jusque-là. Peut-être était-elle simplement venue en patriote, une raison bien honorable.
La salle des Étoiles était intimiste. Ils eurent la chance de pouvoir se poster à la barrière, devant le micro central. Les Néerlandais du groupe Dool ouvrirent le bal avec un son rock ambiant, hypnotisant et finirent de manière légèrement abrupte, n’ayant manifestement pas eu la possibilité de terminer leur programme comme ils l’auraient souhaité.
Les quatre musiciens arrivèrent sur Man With a Harmonica[1], Nergal endossant son imposante guitare Gretsch blanche. Ils jouèrent, et avaient l’air heureux. Véritablement. Ils étalèrent devant eux leur passion, leur joie et leur raison de vivre. Of Sirens, Vampires and Lovers[2] fut impeccablement réussie, les notes timides baignées d’une douce lueur orangée, la calme voix de John Porter réussissant à plonger dans le silence une foule habituée à la hargne. Nergal parcourait l’assistance du regard, rencontrant les yeux de chacun, adressant un sourire senti aux personnes qui s’étaient déplacées pour eux. Voir des métalleux « headbanger » sur un riff de blues cassant, plaisamment distordu, constituait un spectacle des plus étranges.
Ce qu’ils entendirent ensuite sortait du fond de l’Ouest américain, et ils furent instantanément transportés par une country calme, qu’ils avaient l’impression d’avoir toujours connue. Ils respiraient la poussière et le sable, ils humèrent le vécu du bois et les simples plaisirs de la vie.
Ils se laissèrent porter par l’épopée qu’ils vivaient, allant jusqu’à taper des mains sur la section de batterie qui scindait en deux Cross My Heart And Hope To Die[3], les uns sermonnant amicalement ceux qui n’avaient pas le sens du rythme. John Porter chanta une admirable Submission[4], puis le registre changea et éclata une chanson si contradictoire, si déplacée que cela en était comique. Il était en effet bien inhabituel de voir le leader de Behemoth entonner un air si léger et loufoque, qui plus est avec des paroles en français.
Alors que venait la chanson finale, Jakab déplaça son regard sur Cassandre. Si menue parmi les autres métalleux, son sourire était resplendissant, la joie se lisait sur son visage. C’était tellement différent, et nécessaire. Ils quittèrent la scène sous les applaudissements, après avoir salué leur public et serré des mains.
Cassandre s’acheta un T-shirt et un album du groupe au stand situé dans un coin de la salle, tandis que Jakab se procurait lui aussi un disque. Il estimait que les bons artistes méritaient d’être récompensés. Ne se sentant pas encore d’humeur à quitter cet endroit coupé du monde, ils s’offrirent une bière au bar non loin de la porte des coulisses, sur le côté de la scène. Ils regardèrent la salle se vider petit à petit, revivant dans leur tête les instants qui venaient de se dérouler devant eux.
C’est alors qu’Adam « Nergal » Darski et John Porter surgirent par la porte et s’avancèrent tranquillement dans la salle. Un petit attroupement commença à se former autour d’eux, mais les gens restaient étonnamment respectueux et ne se montraient pas trop envahissants, ce qui donna l’occasion aux deux hommes d’entamer une discussion et répondre patiemment à chacun, signer des albums et prendre des photos. Ceux qui avaient obtenu ce qu’ils voulaient étant pour la plupart repartis, Nergal eut un moment de liberté et s’en alla bavarder avec le barman ainsi qu’avec quelques Polonais faisant manifestement partie de la tournée.
Comme il ne se tenait qu’à quelques mètres d’eux, Cassandre et Jakab s’assurèrent qu’ils ne le dérangeraient pas et allèrent à sa rencontre. Comme ils s’étaient approchés, Nergal leva les yeux, les salua et accepta volontiers lorsque Jakab se proposa de le prendre en photo avec Cassandre. Quelque expert qu’il fût dans la détestation des selfies, il admettait que l’occasion ne serait pas de sitôt renouvelable. Nergal parut touché qu’elle le remerciât en polonais et lui serra la main, un grand sourire traversant son visage. Voyant que Cassandre semblait vouloir ajouter quelque chose, Jakab resta en retrait et n’écouta pas ce qu’elle avait à lui dire. Il savait simplement que la musique de Behemoth et de Me and That Man occupait une place spéciale dans son cœur, qu’elle avait inspiré de nombreux écrits, et que remercier l’artiste qui en était à l’origine revêtait une grande importance pour elle. Et il était heureux, profondément, qu’elle eût cette chance. La sincérité sur les traits de Nergal le frappa lorsque Cassandre le quitta. Des étoiles honnêtes illuminaient son visage et la gratitude se lisait au fond de ses yeux. Jakab lui était reconnaissant de l’avoir écoutée. Il lui prit la main pour se diriger sans hâte vers la sortie, habités par un sentiment de complétude et de paix qu’ils n’avaient que rarement connu. Ils rentrèrent comme dans un rêve, la tête remplie d’images joyeuses et inoubliables.
Et il se dit que Satan n’était qu’une image, et que le simple fait d’offrir un soutien et de procurer du bonheur aux autres rachetait tous les péchés.
*
Cassandre se rendit chez ses parents le 31 mars, jour de l’anniversaire de Félix. Celui-ci allant avoir dix-neuf ans, ils avaient convenu de fêter l’événement en famille l’après-midi. Cassandre ne se faisait pas de souci pour la trépidante vie sociale de son frère et savait bien qu’il aurait droit à une soirée d’anniversaire digne de ce nom avec ses amis de promotion. Elle passa le trajet à écouter Lies[5], une chanson qui n’avait pas été choisie pour figurer sur l’album « Songs of Love and Death ». Cette découverte l’avait mise de si bonne humeur qu’elle avait envie de faire éclater sa joie autour d’elle, un sentiment loin d’être familier, et il lui sembla que son cœur n’avait jamais été aussi léger alors qu’elle se rendait chez ses parents. La vie était parfois simplement belle.
Leur mère avait préparé un gâteau au chocolat que Félix aurait englouti en entier si on ne l’avait pas arrêté. Vint ensuite le tour des cadeaux, et Cassandre lui tendit un paquet carré emballé d’un papier bariolé de montgolfières colorées.
— Tiens, écoute ça, tu m’en diras des nouvelles.
Félix, intrigué, déballa l’album et fixa la pochette, ne connaissant assurément pas.
— Me and… That Man, énonça-t-il. Merci ?
Sa paume rencontra celle de sa sœur et il passa le disque à ses parents, qui s’enquirent de ce dont il s’agissait.
— C’est un mélange de rock, country et blues anglo-polonais, les informa-t-elle.
— Ça change, railla Félix. Tu ne sacrifies plus de chèvres ?
— Je suis allée à leur concert mercredi, reprit-elle comme si elle n’avait rien entendu. Ça valait vraiment le coup.
— Toute seule ? voulut savoir sa mère.
— Avec un ami.
Félix à ce moment-là haussa les sourcils d’un air fort intéressé, n’ayant apparemment pas du tout oublié la petite confidence qu’elle lui avait faite au début du mois. Cassandre se rendit compte qu’elle souriait et ne chercha pas cette fois à le dissimuler.
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[1] Ennio Morricone – Man with a Harmonica
[2] Me and That Man – Of Sirens, Vampires and Lovers
[3] Me and That Man – Cross My Heart and Hope to Die
[4] Me and That Man – Submission
[5] Me and That Man – Lies
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