Chapitre 6 : A cœur ouvert, à corps perdu
J'ignorais où il était parti. Peut-être soulager un besoin naturel? Ou pas. Un bruit de lutte résonna, puis un cri de douleur inhumain assorti d'un juron bien senti. La créature avait profité de l'obscurité pour tenter de réinvestir, et c'était bien légitime, son domaine. Geralt n'avait eu d'autre choix que de la meurtrir, sous peine qu'elle revienne à la charge, récoltant un jet d'urine puant sur les bottes.
– Par la peste ça empeste, fit-il d'un air dégoûté en revenant dans la lumière du feu.
Effectivement c'était une infection ! J'en avais les larmes aux yeux ! Je fouillai en hâte dans mon sac puis lui lançai un pain de savon et un flacon d'huile parfumée. Il les attrapa au vol, saisit les bottes qu'il venait de déchausser et se hâta d'aller les laver à la source. Il ramena ses bottes trempées, et à peine moins puantes, au bord du feu puis ressorti dans la nuit à la recherche d'herbes sèches pour garnir ses bottes imbibées. J'y ajoutais des plantes odorantes et l'huile parfumée. Je me mis un peu d'huile parfumée sous le nez pour contrer la puanteur puis brûlais une nouvelle brassée de plantes aromatiques. Ce fût malheureusement moins efficace que la première fois étant donné que la source restait présente. Cette odeur nauséabonde allait probablement nous accompagner jusqu'au bout de notre voyage.
Geralt se rassit près du feu et entreprit, avec beaucoup de sérieux, de vider l'outre à lui tout seul, faisant rouler chaque gorgée du liquide dans sa bouche avant de l'avaler. Il avait l'air las, abattu. Je ne l'avais encore jamais vu ainsi, voûté. L'alcool lui délia la langue. Il se mit à me raconter. Tout. Depuis son enfance, sa mère, Vesemir, Kaer Morhen, les épreuves, les souffrances, sa résistance, ses valeurs et ses désillusions… Il me raconta sa vie de lutte contre le Mal et le Chaos. Il me raconta la peur, le dégoût, le rejet qu'il inspirait partout sur son passage. Il me raconta sa solitude, égayée de ci, de là, par de vraies amitiés.
Il me conta les situations rocambolesques au cœur desquelles il se retrouvait, malgré lui, systématiquement alors que tout ce qu'il voulait c'était ne pas prendre parti. Il semblait n'avoir le contrôle sur rien, chacun tentant sans cesse de l'instrumentaliser pour des raisons personnelles ou politiques diverses et variées. Lui ne pouvait que faire au mieux, fidèle à ses valeurs, en essayant d'y laisser le moins de plumes possibles.
Il me raconta aussi et surtout Yennefer. Son parfum de Lilas et Groseilles à maquereau, ses cheveux noirs de jais bouclés aux reflets de plumes de paon, ses grands yeux violets, sa voix, sa peau, sa bouche, tous les détails de son corps, toutes les nuances de son plaisir. Il me raconta sa dévotion à son égard, tout ce qu'il était prêt à faire, ce à quoi il était prêt à renoncer pour elle… Il me raconta enfin la lettre, la douleur, la déchirure, le grand vide, l'envie de se laisser glisser dans le néant… Il me raconta finalement la vie qui continue malgré tout, avec ses peines mais aussi ses bonnes surprises. C'était pour ces dernières et par égard pour ses valeurs qu'il continuait d'avancer coûte que coûte. Parce que le Monde est ce qu'il est et qu'il y aurait toujours besoin d'un sorceleur.
J'écoutais sans rien dire, me contentant de hocher inconsciemment la tête en écho à ses paroles. Je ressentais son récit. J'étais à ce moment-là pleinement connectée à lui, vivant dans mon corps ses émotions, partageant ses espoirs et ses désillusions, ses joies et ses peines, ses volontés et ses impuissances. Alors je compris. Je compris sa philosophie de vie. Je compris l'urgence qu'il y avait à profiter du bon même quand ce n'est pas parfait. J'avais fini de m'autoflageller pour mes manquements. Ma décision était prise : jusqu'à-ce que je rejoigne ma famille je vivrai au jour le jour, profitant de tout ce que la destinée m'offrirait de bon, de doux, de plaisant. Je lui offris la chaleur de mes bras.
Je m'adossai à une paroi et lui offrit de venir poser la tête sur mon giron. Il se lova contre moi comme un enfant. J'entrevis alors le petit garçon qu'il avait été il y a si longtemps, avant toutes les épreuves de la vie. Je le couvris de la couverture et lui caressai longtemps les cheveux. Nous nous endormîmes ainsi, lui sans défenses et moi veillant sur lui.
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