Chapitre 15 : Sentiments ambivalents
Cette fois nous arrivâmes sans encombres à l'auberge dite du "Coq ébouriffé", qui affichait l'image haute en couleurs d'un coq aux longues plumes chatoyantes, dressé sur ses ergots et prenant de haut les passants de ses yeux rouges et agressifs.
Nous poussâmes la porte. Comme souvent le brouhaha joyeux laissa place au silence curieux à notre entrée. Je jetai un oeil à mes compagnons pour constater leur allure déplorable. Jaskier, qui portait des vêtements de qualité à la coupe élégante, avait le pourpoint tâché de son sang et ses braies apparaissaient poussiéreuses et passablement froissées. Il tenait toujours le mouchoir rouge de sang frais contre sa plaie au crâne, indiquant par là l'origine des marques qu'il avait sur le visage. De sa main libre, il tenait ce qu'il restait de son chapeau. Geralt quant à lui avait un air absolument féroce avec son blouson de cuir clouté et ses bottes assorties, mouchetés de sang sur lequel la poussière s'était collée. Il avait reçu des projections au visage en distribuant ses coups et, comme il s'était essuyé le front de son avant-bras, cela lui faisait une traînée rouge sombre semblable à une peinture de guerre.
L'aubergiste blanc comme un linge, les mains tremblantes alors qu'il frottait son comptoir, nous indiqua d'une voix qu'il voulait sûre mais qui était presque inaudible :
– Notre établissement est complet. Toutes les chambres sont prises et les tables aussi. Merci de sortir. Nous ne voulons pas de bagarre ici.
Il me sembla approprié de prendre moi-même la parole pour rassurer l'homme et parlementer avec lui :
– Bonsoir Monsieur. Excusez l'allure peu engageante de mes compagnons mais ils ont eut… un malencontreux accident. Le Sieur Jaskier ici présent a déjà une chambre chez-vous. Nous la partagerons si vous n'y voyez pas d'inconvénients. Quant au repas, je vous propose de nous amener un assortiment de vos mets directement dans la chambre, ainsi nous n'importunerons pas vos autres clients.
Je déposai quelques orins sur le comptoir puis reculai d'un pas tandis que l'homme hochait la tête, indiquant d'un geste empressé de la main la direction de la chambre en question. J'allais m'y diriger à la suite de mes compagnons quand je me ravisai, interpellant de nouveau le patron des lieux :
– Ah oui, j'allais oublier : faites nous également préparer un bain, une bassine d'eau claire et des chiffons propres s'il vous plaît.
Un bain. Depuis que j'étais sur les routes c'était vraiment le luxe qui me manquait le plus et qui me manquerait certainement plus encore en forêt de Brokilone. Je saisissais donc chaque occasion qui se présentait, me délectant par avance de la sensation de l'eau chaude qui m'envelopperait.
Je suivis les hommes jusqu'à la chambre qui s'avéra spatieuse et certainement lumineuse au vue de la taille des fenêtres. Des lampes à huiles et des bougies avaient été disposées. La célébrité du barde avait du bon. Le lit a baldaquin était grand, les draps rendus doux par un usage et un lavage répétés étaient clairs et propres. Un paravent permettait de dissimuler aux regards l'espace dédié à l'hygiène. Une table et deux chaises nous permettraient de manger au calme. Il nous faudrait juste une chaise supplémentaire. Je la demandai justement à la femme qui apporta la cuvette d'eau claire, qu'elle posa sur le meuble près du lit.
Pendant qu'elle et sa collègue faisaient des allers-retours pour nous apporter tout ce dont nous avions besoin et remplir la baignoire, j'invitai Jaskier à s'asseoir pour prendre soin de sa blessure au crâne. Il n'en menait pas large, visiblement plus angoissé que douloureux. Je pris le temps de nettoyer à l'eau claire et au savon avant de désinfecter la zone et mes instruments pour faire les quelques points nécessaires. Je le voyais prendre sur lui, gérant son souffle pour ne pas gêner l'opération.
Je me concentrai sur le mouvement de l'aiguille incurvée, faisant abstraction du reste, pour une suture la plus discrète possible puis farfouillai dans mon sac à la recherche de mon baume contenant de la consoude, que j'appliquai sur la blessure. Je l'invitai alors à ôter sa chemise pour vérifier l'état de son épaule. Un bel hématome était déjà en train de sortir. Je palpai du bout des doigts, lui arrachant un gémissement étouffé, mais heureusement rien ne semblait cassé. J'appliquai un autre baume contenant de l'extrait d'écorce de saule, massant délicatement jusqu'à pénétration complète du produit.
Quand tout fut fini, Jaskier sembla retrouver un peu de couleur. Il émit même l'idée d'écrire une ballade héroïque sur cette mésaventure, puis se mit à manger avec appétit tandis que j'insistai auprès de Geralt pour vérifier également son intégrité physique. Ce dernier m'envoya bouler sans ménagement, estimant que ce n'étaient pas quelques coups de gourdins qui allaient avoir raison de lui.
Un poil vexée, je décidai d'aller profiter de l'eau chaude pendant qu'ils engloutissaient de concert la nourriture présente. Je pris tout de même le soin de me préparer une assiette pour éviter la mauvaise surprise de rester l'estomac dans les talons.
Dissimulée derrière le paravent, je me dévêtis en écoutant les bavardages incessants de Jaskier, entrecoupés de bruits de couverts et de mastication ainsi que de grognements de Geralt en guise de réponse. C'était vraiment un drôle de numéro ces deux là ensemble : Jaskier était aussi bavard que Geralt taciturne, aussi expansif et émotionnel que Geralt dans l'impassibilité et le contrôle. Tout semblait les opposer et pourtant je sentais entre eux une connexion comme on en trouve rarement. Ils semblaient liés par une profonde amitié dont Geralt se défendait bien mais que Jaskier alimentait pour deux. Je me sentais presque de trop face à leur duo.
Ces pensées me ramenèrent à Rodric et Mélusine. Je réalisai avec une certaine honte que je n'avais que trop peu pensé à eux ces derniers temps. Nous aussi avions une complicité toute particulière même si Rodric s'avérait souvent très absorbé par ses occupations. Bientôt je serai de retour auprès d'eux. Bientôt je laisserai cette expérience de ma vie derrière moi. Je m'étais fait la promesse de n'avoir ni regrets ni de remords. J'espérai pouvoir la tenir même si anticiper mon retour auprès de mes proches était à la fois doux et douloureux car cela impliquait de dire définitivement adieux à Geralt et de retrouver ma place d'épouse et de mère "modèle".
Tout en analysant l'ambivalence mes sentiments, je laissais mon corps se détendre dans l'eau chaude et savonneuse. Les yeux fermés je me laissai somnoler, bercée par la voix de Jaskier qui s'était mis à chanter, cherchant les paroles de sa ballade du jour.
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