Chapitre 23 : Dernière étape
J'aspirais à une nuit tranquille et je fus exaucée au-delà de mes espérances : quand Wellan posa la main sur mon épaule pour que je le relaie, je m'éveillai comme une fleur, paisible et reposée. Karvill attendait hors du chariot. Je m'assis près de lui et il vint se blottir contre moi, m'offrant une chaleur bienvenue. Tout en observant autour de moi, je caressais distraitement sa fourrure douce et fournie ; lui battait discrètement de la queue.
Je pris le temps de humer l'air de la nuit : les effluves de terre et d'herbe, mêlées au parfum des fleurs printanières m'enchantèrent. Au-dessus de moi, la voûte céleste était magnifique. Le croissant d’argent de la lune brillait, une étoile filante traversa le ciel de part en part. Je fis un vœu. Le chant de la source se mêlait aux bruissements des feuillages caressés par la brise et aux craquements du feu juste devant moi. Des chouettes hululaient dans le lointain, les chevaux paissaient : j'entendais leurs pas tranquilles et le son de leurs lèvres et leurs dents happant les herbes hautes. Un rossignol chanta dans la nuit douce. Il régnait là un moment d'éternité et je me sentais bien.
Je m'offris un moment de méditation loin du tumulte des pensées et des émotions qui m'avaient submergée ces derniers temps. Je vins porter toute mon attention sur chacun de mes sens, un à un, ouvrant ainsi mon champ de conscience.
Je commençais par le tactile : d'abord la sensation dure et fraîche du rocher sous mes fesses dont une arrête anguleuse me meurtrissait un peu, le sol sous mes pieds et la sensation des chaussettes et des chaussures les enserrant fermement, me prodiguant un rempart contre la fraîcheur de la nuit, le poids et l’agréable chaleur du chien contre mes jambes, la douceur de son poil, le contact chaud de mes jambes entre elles et entre mes avant-bras et mes cuisses, l'air circulant au creux de mes mains naturellement ouvertes et la délicate brulure du feu qui irradiait la face externe de mes doigts et mon visage, la sensation de mon carquois et de mon arc dans mon dos, celle plus ou moins légère de mes différents vêtements dont le serrage des bandes soutenant ma lourde poitrine sous ma tunique, enfin, la caresse du vent sur ma peau nue et la chatouille de mes cheveux blonds sur mon visage et mon cou… Certains de mes muscles se rappelaient à moi par des douleurs diffuses de courbatures mais cela m'était juste égal. Je sentais tout mon corps ancré, solide et détendu à la fois. J'en percevais chaque contour, chaque limite, le solide et le moelleux, les creux et les pleins, les immobilités et les mouvements internes.
Partant de cet ancrage profond, je portais alors de nouveau mon attention sur les fragrances présentes dans l'air. Je les accueillais sans les juger. Odeurs de mon propre corps mêlée à celle du chien, odeur de terre, de verdure, de fleurs, odeurs âcre des chevaux que je portais sur mes vêtements et que m'amenait le vent, mêlée à celle du feu qui brillait devant moi. Toute une synergie de parfum pour un moment unique.
Je me concentrai alors sur ma respiration, le glissement de l'air frais dans mon nez et ma gorge, le déploiement de mon ventre et de ma poitrine tandis que l'air venait gonfler mes poumons, la chaleur et l'humidité de cet air quand mon corps le laissait repartir dans un mouvement de reflux… Je me laissais bercer par le rythme, consciente que chacune de mes cellules respirait en moi.
Je perçus alors avec une grande netteté le battement calme et régulier de mon cœur et la circulation de l'air à chaque respiration. Tous mes sons internes me paraissaient amplifiés comme une symphonie unique et personnelle à laquelle venait s’ajouter le frôlement de mes vêtements à chaque infime mouvement. J'étendis mon attention aux sons environnants du plus proche au plus lointain : la respiration de Karvill qui soupirait par moment, le crépitement joyeux du feu, la respiration lente et régulière de mes compagnons endormis, les bruits des chevaux et de la source, le vent dans les feuillages, les cris d'oiseaux, le trottinement de petits animaux et autres bruits de la nuit tout autour. Chaque son trouvait sa place dans mon tableau mental, me donnant une cartographie des éléments naturels et des êtres vivants autour de moi.
J’avais fermé les yeux pour ce petit voyage sensoriel. Tout était calme en moi. C’était vraiment confortable cette intime connexion qui me donnait l’impression d’être à ma juste place. A travers mes paupières closes, je percevais la lueur orangée et dansante du feu, jeu d’ombres et de lumières mouvantes. Je flottais dans la plénitude, sur le fil entre veille et sommeil.
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