Chapitre 28 : Yoyo émotionnel
J'étais frustrée, j'avais lu son désir en écho à mon excitation et voilà qu'il s'était dérobé au dernier moment, me laissant en émoi. Il avait coupé court avec cet air goguenard qu'il arborait quand il avait décidé de me contrarier. Une vengeance légitime j'imaginais. Ceci étant dit, sa réflexion concernant Geralt était pertinente : il était convalescent et Mélusine infatigable, mieux valait s'assurer qu'elle ne dépasse pas ses limites.
Quand nous arrivâmes au chariot, Geralt était étendu au sol, implorant grâce à l'enfant qui essayait de le relever en le tirant par le poignet et en le suppliant de reprendre le jeu.
– Stop, ça suffit, je n'en peux plus! Tu es aussi coriace que la créature qui porte ton prénom [1] ! Tes parents ont bien choisi!
– Alleeeeeez, s'il te plaaaaaît !!! Je veux encore apprendre à me battre…
– Demain matin si tu veux mais pour aujourd'hui c'est fini.
– Promis?
– Promis.
– Youpiiiiiiiiiii !
Mélusine entreprit une gigue endiablée autour de Geralt. Rodric tendit la main à ce dernier pour l'aider à se relever. Il était anormalement essoufflé. Je l'auscultai rapidement avant de farfouiller dans mes herbes et remèdes à la recherche d'un remontant. Tout en préparant la décoction, j'appelai :
– Mélusine, approche ma chérie.
– Oui maman?
– Tu te souviens ce qu'on a dit sur le stop? Là, tu as été trop loin. Geralt n'est pas encore guéri.
– Tu dois respecter les adultes, renchérit son père fermement.
Elle baissa les yeux honteuse. Je sentis mon cœur se serrer : pas toujours facile d'être mère, j'avais terriblement envie de la réconforter mais il fallait qu'elle apprenne à s'ajuster aux autres et à entendre les limites. La vie pouvait lui apprendre les choses tellement violemment...
Je me détournai un instant de ma fille pour faire la morale, d'un air faussement sévère, à mon patient également :
– Quant à toi on avait dit reprise de l'activité physique en douceur ! Je suis étonnée que tu te sois laissé déborder par une enfant de cinq ans!
– Il n'y a pas de quoi la blâmer. Je me suis laissé prendre au jeu, c'est tout. Allez petite, c'est oublié. On reprend ça demain matin, répondit-il nonchalamment.
Un grand sourire illumina le visage de Mélusine, effaçant l'émotion liée à mes remontrances et celles de son père.
Geralt but sans sourciller ma préparation et sembla reprendre aussitôt meilleure mine. Je tentai de le convaincre de se ménager :
– Essaie de résister à ta nature profonde... Tu as encore besoin de repos pour pouvoir rejoindre Jaskier avant son départ pour Gors Velen. Quelque chose me dit que mieux vaut pour lui que tu l'accompagne… Même si ça peut s'avérer périlleux pour toi.
– Je vais voir ce que je peux faire. Mais n'attends pas de moi que je devienne un patient idéal. Ça n'a jamais été mon fort. D'ailleurs je me sens déjà mieux avec ta boisson et de la viande m'aiderait à reprendre des forces plus vite. Ça te dit une partie de chasse, Rodric?
Je levai les yeux au ciel. L'interpelé s'offrit un instant de réflexion avant d'accepter. Je n'eus, bien-sûr, pas mon mot à dire. C'était vraiment étrange de les voir passer du temps ensemble et, non seulement je me sentais évincée, mais en plus je ne comprenais pas l'absence apparente de ressentiment de Rodric envers Geralt. A croire que pour lui ce n'était pas si important ce qu'il avait vécu avec moi...
Pendant ce temps-là Mélusine avait ramassé un bâton et elle essayait de reproduire des mouvements appris un peu plus tôt. Je la voyais fendre l'air, esquiver, recommencer. Geralt l'interpela sur un mouvement pour le corriger. C'était vraiment perturbant pour moi de voir ma fille jouer les guerrières : depuis qu'elle était née je l'imaginais guérisseuse, suivant la tradition des femmes de notre famille. Lui apprendre à se défendre semblait néanmoins pertinent étant donné le contexte. Son père et moi aurions des choses à lui enseigner en ce sens également. Elle deviendrait ainsi une femme forte, capable d'affronter les dangers qui se profilaient de plus en plus avec l'avancée du Nilfgaard dans le Nord. Mon coeur se serra de nouveau : j'aurais tellement aimé qu'elle puisse grandir dans un monde de paix et de sécurité.
Mon homme me picora de baisers dans le cou avant de m'embrasser langoureusement, me faisant frissonner et attisant l'émoi dans lequel il m'avait laissée. Je les regardai alors s'éloigner ensemble dans la forêt.
Je retrouvais pour la première fois depuis longtemps ma place au foyer. Ce fut l'occasion de reprendre la formation de Mélusine concernant les plantes en faisant l'inventaire de ce que j'avais à disposition en récolté et séché et de ce que nous pouvions trouver dans les abords proches du chariot.
J'en profitai également pour créer du lien avec les dryades : il était temps que je trouve ma place dans cette communauté puisque nous étions destinés à y passer le temps de la guerre. Qui sait si nous aurions un jour l'occasion de rentrer chez nous…
La Reine Ethnei nous accueillit, Mélusine et moi, avec le même visage sévère qu'à mon arrivée. J'avais cru comprendre que cette expression était le seul signe de son grand âge. Sa peau était lisse et tendue, juvénile et lumineuse. Le temps ne semblait en rien l'affecter. Elle accueillit en silence ma proposition de me rendre utile, puis avec un sec hochement de tête m'invita à la suivre. Elle me présenta Elenwëe, une jeune dryade aux cheveux merveilleusement mauves et aux grands yeux améthystes. Cette dernière avait l'air intimidée voire mal à l'aise. Elle s'adressa à moi en langue ancienne. Je ne comprenais pas. Mélusine traduisit spontanément :
– Elle te souhaite la bienvenue et espère faire du bon travail avec toi.
– Merci, répondis-je tandis que Mélusine traduisait pour moi. Parles-tu la langue commune ?
– Elle dit que non, juste quelques mots… traduisit Mélusine. C'est pas grave maman je vais t'aider à apprendre.
Elle traduisit ce qu'elle venait de me dire et la dryade y réagit en indiquant son souhait d'apprendre en retour. Voilà qui promettait des débuts un peu laborieux mais une belle collaboration en perspective. Elle me montra alors le matériel qu'ils utilisaient, leurs préparations et m'invita à revenir le lendemain matin pour partir en cueillette ensemble. Mélusine me regarda indécise, visiblement partagée entre l'engagement qu'elle venait de prendre auprès moi de jouer les traductrices et la promesse de Geralt de lui apprendre à se battre. Je la rassurai :
– Ne t'inquiète pas ma chérie, Elenwëe et moi trouverons bien le moyen de communiquer pendant que tu t'entraîne avec Geralt.
– Merci maman ! me répondit-elle soulagée en me sautant au cou avant d'expliquer joyeusement à la dryade que je serai là mais seule.
Dieux qu'elle grandissait vite! Où était la petite fille que j'avais quitté un matin à peine plus d'un mois auparavant ? J'étais fière des capacités d'adaptation qu'elle montrait et de son avidité de tout apprendre, sans a priori, mais c'était un peu douloureux de constater qu'elle n'aurait vite plus besoin de moi.
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[1] créature ayant une queue de serpent et des ailes de chauve-souris
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