Prologue

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Tamyan parle...

Pourquoi avoir attaqué les humains, après tout ce temps ?

Pourquoi pas, ai-je envie de dire. Ils nous ont toujours été inférieurs. Leur accession à un tel niveau de développement n’aurait jamais dû se faire, et pour être honnête, sans nous, ils auraient disparu comme tant d’espèces balbutiantes sur cet Eden qu’ils nous ont volé. Ils méritent ce qui leur arrive, ce qui est en train de leur tomber dessus. Car nous récupèrerons la Voie, et rebâtirons notre empire. De la façon dont il aurait dû resplendir, si nous, les Niśven, n’avions pas été trahis par nos propres frères, ces parjures infâmes, maudits soient leur nom !

Voilà ce que j’ai envie de vous dire aujourd’hui, à l’aube du premier raid que notre peuple glorieux s’apprête à mener contre la vermine adannath.

Mais la vérité est plus prosaïque. Si mon bataillon a reçu l’ordre de quitter — enfin ! — les brumes noires de Dorśa et son sommeil opiacé, ses cieux violets immuables où nous rêvions aux guerres anciennes et aux âges révolus, ses tombeaux glacés balayés par les feuilles mortes et la fumée de l’eysh, c’est parce qu’il y avait une chance pour nous de sortir des ténèbres. Le Signe que nous attendions tous. L’étoile de glace d’Arawn brille à nouveau dans le firmament. L’appel qui nous disait : « Fils de Mannu, il est temps d’ouvrir vos ailes à nouveau. »

Je n’invoquerai pas Amarrigan pour favoriser le sort des armes : il nous sera favorable, car ces humains, sous leurs carapaces de métal et de poison, sont plus faibles que des hënnil nouveau-nés. Hënnil dont nous allons bientôt entendre les cris à nouveau, lorsque les ventres de leurs femelles auront livré la nouvelle génération d’êtres supérieurs, première dans la voie depuis plus de dix mille cycles !

Gloire aux Neuf Lunes de Dorśa, et au prince Fornost-Aran, qui nous envoie faire resplendir l’éclat ténébreux de la Neuvième Légion dans toute la galaxie !

*

— Tu as été très bon, me félicite Nazrhac d’une tape dans le dos. Ton oncle aurait été fier de toi. C’est le plus beau discours que j’ai entendu depuis des siècles... des millénaires, même !

Je lui jette un regard noir. Asdruvaal, cette outre obèse qui ne songe qu’à cuver son gwidth... Comme si je me souciais de son avis ! Mais Nazrhac est mon premier vassal. Il ne pense pas à mal.

— Ce discours était de la merde de carcadann, et tu le sais aussi bien que moi, réponds-je en tendant ma coupe pour qu’il la remplisse. La vraie raison de cette expédition, tu la connais, et nos chasseurs aussi. S’il n’y avait eu que le retour dans l’Autremer d’une vieille gloire du darsaman, personne n’aurait bougé une oreille.

Nazrhac n’arrive pas à réfréner son sourire, dévoilant une rangée de crocs nouvellement laquée d’iridium.

— C’est vrai, et je suis le premier à m’en réjouir. Mais c’est la prophétie qui a tout déclenché, non ? Le retour de ce sidhe qu’on disait être l’incarnation d’Arawn...

Je le coupe tout de suite.

— Il n’y a pas de prophétie. Juste une information : les femelles humaines sont là, de nouveau disponibles, et on peut se reproduire avec elles.

— J’ai hâte d’essayer, s’excite Nazrhac. Mon dard est impatient de s’enfon...

Par l’immense grâce de Narda, ses élucubrations sont couvertes par les clameurs qui montent de la salle des cartes. Mes chasseurs ont trouvé leur première proie.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une planète d’humains fondamentalistes, m’apprend mon aide de camp, déjà en armure complète devant la baie. Sur les cartes qu’on a interceptées, ils appellent ce caillou Nouvel Eden...

Nouvel Eden. Pas pour eux, en tout cas. Le satellite était minuscule, perdu dans les vagues violettes et vides de l’Autremer. Une étoile en fin de cycle consumait ses dernières réserves de vie sur la surface maladroitement terraformée, anéantissant au passage tout espoir de voir autre chose que du sable et des serres enterrées pousser dans ces terres arides. Un endroit miteux, où mon bataillon n’allait pas s’attarder.

— J’espère que ce sera plus intéressant que ceux de la dernière fois. Aucune femelle digne de ce nom, que des pseudo-guerriers à la chair rongée par les mutations. Combien de têtes dans le cheptel ?

— Quelques milliers. Parmi eux, une centaine feraient des aslith potentiels. Ces adannath rejettent le joug de la République et le rattachement au Réseau, ils n’ont ni armée ni armes lourdes. Ils vivent comme aux temps bibliques, à cultiver leurs terres arides. Leurs femelles ont sans doute été épargnées par les mutations. Beaucoup de jeunes, aussi.

Là, ça devenait intéressant.

— Tu peux être plus clair, Rizhen ?

Le susnommé me coule un regard oblique.

— En gros, ils ne sont pas modifiés. Pas de fer sur eux, que de la chair propre et pure, du sang frais, des matrices vierges et des ventres fertiles.

— Parfait. Tu peux lancer l’assaut.

La curée peut commencer.

Faith parle...

Le jour où tout a basculé, je n’étais pas d’astreinte à l’hôpital. C’est donc moi qui ait préparé à manger, en attendant que Mila revienne de l’école d’agronomie pour la pause de midi. Quand je l’ai vue arriver, avec son fichu sur la tête, j’ai coupé le réchauffeur. La peau hâlée de ma sœur perlait de sueur sous la chaleur. Arrivée dans le sas d’entrée de notre container d’habitation, elle a enlevé ses bottes, secoué le sable de ses vêtements.

— C’est un jour rouge, aujourd’hui ! a-t-elle annoncé d’une voix tonitruante. Tempête de sable signalée pour 18h.

— Faudra pas traîner, alors, lui ai-je répondu, les yeux rivés sur CosmoNews.

Ils annonçaient une hécatombe dans une colonie proche, située à seulement quelques parsecs d’ici.

Tous les signaux d’identification des citoyens porteurs de terminaux génétiques ont été coupés. Aucun communication depuis le début de l’attaque, même si des satellites ont enregistré...

Je me suis emparée de la télécommande, et j’ai éteint. L’écran, en passant sur le mode miroir, m’a renvoyé l’image violente d’une femme sans âge, au teint et aux cheveux de fantôme. Les stigmates de la « maladie de la lune ». J’ai vite baissé les yeux.

— Encore une révolte dans les colonies... Ils sont sacrément cons de croire que les gens ont tous des numéros de citoyen !

Nous, on n’en avait pas.

— Cette fois, ils parlent d’une attaque, a renchérit Mila, la bouche pleine. C’est peut-être les ældiens !

Les ældiens. On ne parlait plus que de ça, sur CosmoNews. Depuis l’attentat contre Arkonna de la terroriste Rika Srsen, et celui à qui elle s’était vendue, le seigneur de la guerre Ar-waën Elaig Silivren... un criminel génocidaire exogène, qui s’était juré d’éliminer tous les humains. Au début, le gouvernement galactique avait tenté d’étouffer l’affaire, mais des infos avaient vite fuité. La destruction totale du satellite Demeria Tri, par exemple. Un bout de rocher infesté par les gangs, mais qui avait été complètement rayé de la carte par ce terroriste alien. On parlait même d’un holofilm, montrant ce monstre massacrer des humains sur Mars... Personnellement, je ne l’avais pas vu, et refusais de le voir. Mila, elle, l’avait regardé, sur un connecteur illégal de la ville.

— Tu crois qu’il y en d’autres ? Ils ont dit qu’il avait été tué, et que Rika Srsen avait quitté l’Holos toute seule.

— Enceinte de lui, a murmuré ma sœur sans cacher son sourire. D’Ar-waën Elaig Silivren. Quant à sa mort, j’y crois pas : Mark dit que c’est de la propagande. Il faut plus que ça pour tuer un ældien.

J’ai grimacé :

— Enceinte d’un non-humain, un exogène ? Arrête tes conneries. C’est pas possible.

Mais Mila ignorait les lois fondamentales de la biologie, comme pas mal de nos compatriotes uniquement biberonnés au savoir religieux. Et elle a continué sur ce registre :

— Tu as juré, grande sœur ! Il faudra faire acte de contrition ce soir et en parler au Frère Confesseur. Pour ta gouverne, Ar-waën Elaig Silivren était très, très beau. Plus beau que n’importe quel homme, même un membre des Galactic Angels !

— Tu écoutes de la musique interdite et t’extasies sur la prétendue beauté d’un monstre hérétique, et après, tu me reproches un petit juron... Mais comment tu sais ça, au fait ? Il paraît qu’on ne voit pas sa tête sur les vidéos. Juste son armure noire, et un masque très effrayant.

Ces films avaient été censurés par le SVGARD, mais au final, un tas de gens les avaient vues. Même des gamines comme Mila, en dépit de la violence graphique de ces massacres.

— J’ai vu des images sur le Réseau, que des hackers ont fait fuiter. Des données censurées... Elles montrent les ældiens.

J’ai repris une fourchetée de grillardines.

— Et alors ? À quoi ils ressemblent ?

— À des vampires, m’a répondu Mila avec un air mystérieux. Des elfes ou des faes, dans les mythes anciens. D’ailleurs, c’est comme ça qu’on les appelle, en argot spatial, il paraît. Les ylfes.

Des vampires. Des elfes ou des faes... Je ne savais pas à quoi ça ressemblait. Mais rien que la sonorité de ces mots avait suffi à déclencher un déplaisant frisson dans mon dos. Vam-pire. Ça sonnait d’abord comme la brise sur le désert, douce et prometteuse... puis ça tombait comme une pierre. Lourde, coupante. Un hurlement.

J’ai dissimulé mon trouble sous une boutade.

— Attention, ou tu vas te rendre coupable de superstition et de paganisme. Je crois que ces termes désignent des êtres surnaturels qui étaient idolâtrés par les païens, il y a très longtemps.

— Pas du tout. Puisqu’en fait, c’était la réalité... Ce n’était pas des monstres. Ils existaient vraiment !

Les monstres, ça existe. J’avais déjà entendu cette phrase sinistre, quelque part... J’ai reposé ma fourchette et repoussé mon assiette. Toute sensation de faim m’était passée.

— De toute façon, les ældiens ne viendront jamais ici, ai-je conclu en me levant. Il n’y a rien d’intéressant pour eux.

J’avais tort.

Ils sont venus ici, et ils nous ont tout pris.

Rika parle...

On m’appelle la « traîtresse » : c’est la dernière chose que j’ai entendue sur moi avant de quitter le monde humain. Traîtresse, parce que j’ai renoncé à tout, paraît-il, par amour pour un être d’une autre espèce. « Tout » ? Mais rien ne peut être comparé à Ren. À ce que je ressens dans ses bras, au vertige qui se saisit lorsque je me perds dans son regard miroitant, alors qu’il ondule lentement entre mes cuisses, précautionneux et aimant. À l’univers et ses promesses qui s’offrent à moi, alors que nous contemplons les étoiles depuis la baie de l’Elbereth, notre vaisseau, notre maison. Mon foyer : le seul qui m’a été donnée. Je m’estime chanceuse, pas victime. Et encore moins coupable. Je ne suis pas celle qu’ils décrivent, même s’il est vrai que j’ai tout laissé derrière moi. Même s’il est vrai que je me suis donnée corps et âme, sans aucun retour en arrière possible.

L’univers est silencieux depuis que nous avons franchi les limites de l’espace connu. Ici, plus de réseau humain sur lequel se reposer, plus rien. Que la nuit, la respiration suspendue du vide. Et la mienne, qui résonne dans la pièce glacée.

La sueur coule sur ma peau. J’ai chaud. Mes deux mains sont posées à plat sur une peau froide et noire comme la nuit dehors, constellée de lignes blanches qui scintillent comme autant d’étoiles. Ren transpire aussi, même s’il ne dit rien. C’est moi qui gémis, connectée à lui. J’attrape sa longue tresse blanche, dénouée pour l’occasion. Les ældiens sont des êtres pleins de rituels, et parmi ceux-ci, garder sa chevelure attachée pendant l’amour est un interdit.

— Tes cheveux ont vachement poussé.

Ren me regarde. Ses yeux ont cette patience féline, infiniment mystérieuse, des statues antiques.

— Je peux les couper, si tu veux, me dit-il.

— Non... J’aime beaucoup cette chevelure longue. Ça remplace ton panache.

Je passe mes doigts dans cette manne froide et liquide. Ceux de Ren, jusque-là posés sur mes cuisses, viennent se croiser derrière mes reins.

— Tu es fatiguée, décrète-t-il. On arrête.

— Mais le bébé...

— On arrête.

Ren tend la main, et la luminosité augmente dans la pièce, comme mille diamants brasillant. J’attrape un des quartz émetteurs flottant autour du lit et le pose sur le ventre de Ren, qui est déjà en train de me soulever par la taille. Je grimace en le sentant coulisser dans mes chairs. Même si mes sens se sont habitués, son gabarit reste extrême pour mon corps d’humaine.

— Tant que les inséminations se font régulièrement, les embryons se développent sans problème, m’explique Ren en utilisant l’horrible vocabulaire médical qu’il affectionne en ce moment. T’as vu Dea hier ?

Je pousse un soupir douloureux.

— Ren, j’ai pas besoin d’être examinée tous les jours...

— Si. C’est nécessaire. Pour la portée, et pour toi.

— J’irais demain, alors.

Je me laisse tomber à côté de lui. Un coup d’œil rapide, avant qu’il ne remonte le drap de soie fine sur ses hanches, m’apprend que son sexe est toujours érigé. Il scintille de semence, qu’il n’a cessé de déverser dans mon ventre ces dernières heures.

— Je peux te soulager, si tu veux, lui dis-je en glissant une main le long de son abdomen sculptural.

— Ce n’est pas la peine. De toute façon, ça continuera à couler.

— Les fièvres pourpres ?

Il acquiesce d’un bref clignement d’œil.

— Ça devait être horrible, d’avoir ces fièvres sans pouvoir te soulager, avant, sur Æriban...

— On utilisait une pharmacopée spéciale. Des poudres et des fumées, et des décoctions de Nona Mordica.

— Nona Mordica ?

— Une fleur qui calme les fièvres.

— Où est-ce qu’on peut trouver ça ?

— Nulle part. Ça a disparu, comme le reste de l’empire d’Ultar.

Je laisse retomber ma tête contre son épaule. Pauvre Ren... Comme moi, il est apatride. Mais sa situation est peut-être pire encore. Si on met de côté sa sœur Mana et ses trois filles qui ont disparu, il est le dernier de son espèce. C’est surtout le dernier mâle, le seul capable de transmettre ses gènes. Il n’y a pas d’autres ældiens, et bien peu de chances qu’on en trouve.

Parfois, j’espère que cela reste comme ça. Que Ren — qui a dompté sa nature féroce et cruelle pour l’amour d’une humaine — soit vraiment le dernier de son espèce, le seul mâle ældien dans l’univers.

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