Chp 2 - Tamyan : la victoire
L’assaut est un succès total. Une fois la cargaison dispatchée, je fête la victoire avec mes chasseurs dans un grand banquet arrosé de gwidth et de sang frais. Le premier sang humain pur depuis de nombreux millénaires... le goût est inimitable, inoubliable.
Mes chasseurs me félicitent, boivent à ma gloire. Je leur rends l’honneur. Ils se sont bien battus.
— Ard-æl ! m’interpelle le plus jeune de mes guerriers, sa peau pâle légèrement colorée par l’excitation. Je suis prêt à te prêter allégeance ! J’ai tué six ard-ælim ennemis ce soir !
Uhryn, le dernier ædhel né du ventre d’une de nos femelles, il y plusieurs siècles déjà... Encore un hënnel, mais c’est vrai qu’il s’est distingué : il a pris des risques immenses pour collecter des trophées et s’est même battu sans armure, à moitié nu pour prouver sa valeur et son mépris de la douleur. J’accepte et le laisse venir. Il me tend sa coupe, un genou à terre, son torse sculptural découvert en signe d’allégeance. Son panache, sa queue de mâle, forme une corolle de fourrure spectaculaire sur ses épaules. Un beau morceau, vraiment.
Et ce n’est que le début. Bientôt, on verra ces jeunes mâles affamés partout dans l’univers, à nouveau.
— On ne voyait que toi, sur le champ de bataille, le félicité-je.
Il baisse la tête, tentant de cacher son sourire dentu. J’accroche le regard de son frère aîné non loin, brillant de fierté.
— Donne ton couteau, Uhryn. C’est aujourd’hui que tu deviens un mâle, un vrai !
Les mauvaises langues disent que ce rite est une mauvaise parodie de celui d’accession au statut de sidhe. Mais il existait bien avant dans notre tribu, déjà, à l’époque de Naryl, avant que les æribani ne le remettent au goût du jour.
D’un geste solennel, et le plus lentement possible, j’entaille les deux joues d’Uhryn. Il faut qu’il ait mal : c’est la tradition. Il reste stoïque, ses yeux rubis fermement plantés dans les miens.
— C’est bien, souris-je en passant ma lame souillée sur ma paume. Tu n’as pas cillé.
Je serre le poing pour laisser nos deux sangs s’écouler dans la coupe d’argent que me tend Rizhen.
— Bois, Uhryn, et tu deviendras mon frère pour toujours.
Il prend la coupe, et solennel, trempe ses lèvres dedans, sans me quitter des yeux. Je la finis et conclus le rite en posant mes crocs sur sa nuque.
— Tu es un ædhellon, maintenant, lui dis-je. Pour que chacun se souvienne de ta bravoure, je te renomme Azhrag-na Tan Ar-Uhryn, le Faucheur qui se Donne au Feu de l’Ennemi !
Ce nouveau nom est accueilli dans les acclamations.
— Ard-æl, fais entendre le chant de ton clairséach ! m’interpelle Nazrhac, déjà saoul.
Je me contente de sourire.
— Mon instrument est une Ban Sidhe qui ne chante que lorsque des vies sont prises, lui dis-je pour me défausser.
— Laisse-moi sacrifier un captif, alors !
— Non. J’ai déjà joué tout à l’heure : si tu as envie d’entendre une femelle ululer, va saillir une aslith.
C’était le signal que tout le monde attendait. Après m’avoir acclamé bruyamment, mes
guerriers se dirigent vers la soute où sont parqués nos nouveaux aslith. Je sais qu’ils ont mis de côté quelques femelles et jeunes mâles pour leur usage personnel, et comme ce rustre de Nazhrac — que j’ai dû tempérer tout à l’heure, au moment où il s’apprêtait à éventrer une adannath avant de la baiser —, ils ont hâte de fourrer leurs queues dedans. Pour Uhryn qui a encore son panache, ça va être une première.
— Dites au jeune qu’il n’abime pas trop les captives. Je voudrais en ramener quelques-unes à Dorśa en bon état.
Vierges, c’était trop demander. Mais de préférence encore un peu fraîches, et pas trop dépendantes du luith. Ce qui allait être dur avec cette harde de mâles en rut.
— Tu ne viens pas, ard-æl ? me propose Rizhen en me voyant rester dans la salle de banquet, les pieds sur la table.
— Nan. Les adannath me dégoûtent.
Rizhen hausse un sourcil prudent.
— Ah ? Mais... Tu es encore avec Dame Alys ?
Quel idiot...
— Non plus, lui réponds-je en regardant l’état de mes griffes.
Il faudra les faire laquer.
Rizhen se rapproche.
— J’ai regardé les aslith tout à l’heure. Il y en a de très belles... Pas aussi belles qu’une elleth de sang pur, c’est certain, mais tout de même... On pourrait en trouver une digne de toi, ard-ael.
Je lui jette un regard las, et peut-être un poil menaçant.
— Si tu veux tremper ton skryll dans un petit cul bien serré, c’est ton droit, Rizhen. Je sais que vous en mourrez tous d’envie. Alors, fais-toi plaisir, mais ne viens pas me casser les burnes pour que je te tienne la bite, d’accord ?
Il file sans demander son reste.
Je soupire et vide ma coupe de gwidth. Peu de mes chasseurs connaissent la vérité, pour Alys. Ils ne savent pas que cette salope m’a laissé un maudit geis en guise de cadeau d’adieu, et que je ne peux plus toucher une femelle depuis. Encore moins une humaine.
Ou alors, ils font semblant d’avoir oublié. C’est plutôt ça, d’ailleurs. Un ard-ael ne doit jamais apparaître diminué. Et ne pas pouvoir saillir des femelles, c’est être diminué.
Les premiers cris et gémissements ne tardent pas à me monter aux oreilles. Mes chasseurs se la mettent bien. Et ces chiennes d’adannath n’ont pas l’air de détester, comme d’habitude. Il en faut bien peu à ces humains. Une petite saillie rapide sur un pont de vaisseau par un ædhellon encore puceau, et les voilà montés au septième ciel.
Je fixe le soleil rougeoyant sur la baie, qui éclaire les derniers incendies. Il y a encore des colonnes de captifs en train d’être chargés. Cette fois, on en a vraiment ramené beaucoup.
Je sens une présence dans mon dos. Je garde la même position, les yeux fixés sur la vue extérieure.
— Ard-æl... C’est votre oncle, Asdruvaal. Son cair vient d’atterrir, et il demande à vous voir.
Je sens ma chevelure se hérisser sur ma nuque. Asdruvaal, huitième dans l’ordre de succession au Trône d’obsidienne... Qu’est-ce qu’il vient faire ici, aussi loin de Dorśa ?
*
— C’était une belle bataille, neveu, me félicite mon oncle dès qu’il me voit arriver.
Je mets un genou à terre et lui présente ma nuque, le masque sous mon bras et les cheveux dénoués. Il la touche brièvement du bout des griffes.
— Merci, mon oncle. Ces adannath étaient faibles, ils n’ont présenté qu’un amusement modéré.
— J’imagine... soupire-t-il. Tu peux te relever.
Asdruvaal, si on met de côté son curieux embonpoint — qui trahit sûrement une ascendance non-pure du côté de son père —, possède la chevelure de jais caractéristique des Niśven, les yeux aussi noirs que le fleuve Yethe, la peau pâle et les traits aristocratiques qui font la fierté de notre clan. C’est le frère aîné de mon père, avec qui il partage la même mère, ce qui me met dans la liste des prétendants possibles au trône de Dorśa, la Neuvième Cour d’Ombre — et, comme on aime le rappeler, la plus noble et prestigieuse des Cours ædhel. La seule encore debout, surtout, puisque toutes les autres ont disparu avec le reste de l’empire.
Mais Asdruvaal est surtout le cousin de Fornost-Aran, le régnant indétrôné d’Ymmaril. Mon grand-oncle issu de germain. Je suis donc sensé m’aplatir devant lui dès qu’il débarque, alors que c’est un sang blanc qui ne pense qu’à manger, guerrier exécrable doublé d’un piètre pilote. En revanche, c’est un politicien hors-pair.
— Tu sais, neveu, je ne suis pas ici par gaîté de cœur, confirme-t-il en posant un regard fatigué sur moi. Mais j’avais besoin de te voir seul à seul, loin de notre belle cité noire... et des oreilles indiscrètes qui y trainent. Tu es bien venu seul ?
— Mes chasseurs sont occupés avec leurs nouvelles proies, mon oncle. Et Rizhen, qui attend à la porte, est digne de confiance.
— Hum... Rizhen, de la maison Nylaz ? Je connais sa mère... « Digne de confiance » n’est pas le mot que j’utiliserais pour la qualifier !
— Mais vous comprenez que je ne peux pas vous recevoir sans avoir au moins un guerrier sûr avec moi, répliqué-je. Le Seigneur Suprême aurait pu vous avoir ordonné de m’assassiner...
Asdruvaal se permet un demi-rictus, dévoilant un croc manquant.
— Si mon cousin avait donné un tel ordre, cela fait longtemps que tu aurais rejoint les bras glacés d’Arawn, neveu. Et ce n’est pas un vieil ellon en bout de course comme moi qu’il aurait envoyé, mais un assassin de l’Aleanseelith, qui aurait fait le boulot tout à l’heure, sur le champ de bataille, après avoir emprunté le visage de ton cher Rizhen, ou tout autre chasseur réceptacle de ta confiance aveugle et naïve.
Je réprime un frisson. L’Aleanseelith. Je ne les ai jamais aimés, justement à cause de ces méthodes déloyales.
— Vous... pensez vraiment que Sa Grandeur veut ma mort ?
Asdruvaal émet un ricanement bref.
— Non, pas encore. Il a bien d’autres serviteurs à fouetter... À commencer par le prince Lathelennil, qui lui donne bien du souci. Tu n’es que dixième — ou onzième, je ne sais plus — dans l’ordre de succession. Très peu de chances de monter sur le trône, donc.
Autant dire aucune, avec dix prétendants à l’espérance de vie quasi-illimitée devant moi. Lathelennil, lui, est troisième. Sa lignée d’une pureté absolue, entachée sur des milliers de générations, remonte à l’époque de la première légion Niśven, à la Terre Originelle. Et sa folie notoire, ainsi que la dévotion incroyable des bataillons sous ses ordres, le rend bien capable d’arriver au pouvoir. À Dorśa, tous les princes de sang sont de fins calculateurs, capables d’élaborer des plans complexes sur des échelles de plusieurs dizaines de milliers de millénaires. Lathelennil, lui, est un chien fou qui vit dans l’instant présent, une tête brûlée. Cela le rend totalement imprévisible.
Asdruvaal s’est rapproché de la baie.
— Que sais-tu de la prophétie de l’Aonaran, neveu ? demande-t-il, les bras croisés derrière son dos replet.
Drôle de question...
— L’Aonaran ? Je sais que c’est une croyance en vogue parmi les assassins de l’Aleanseelith, justement... Une incarnation d’Arawn. Qui annoncerait et précipiterait la fin du monde, ou quelque chose comme ça.
— Ce n’est pas une « croyance », me corrige Asdruvaal. L’Aonaran existe vraiment : c’est un titre obligatoire qui doit être porté à chaque âge, par le meilleur guerrier de notre race.
Je lève les yeux au ciel, discrètement. Le meilleur guerrier... si tant est qu’un tel personnage existe.
— Être le « meilleur guerrier » dépend des circonstances, mon oncle, souris-je. Même un sidhe du niveau d’Ar-waën Elaig Silivren pourrait être vaincu si on le frappait dans le dos, par surprise, ou en utilisant sa plus grande faiblesse !
— Tu te trompes, encore une fois. L’Aonaran ne peut pas être vaincu. Pas par nous, en tout cas. Et si mes informations sont justes, le dernier à avoir porté ce titre était Śimrod Surinthiel, le géniteur de Silivren, justement. Silivren qui a réapparu dans ce monde, comme le premier ældien à avoir franchi le Voile de l’Exil. Avant lui, on n’avait aucun moyen d’atteindre les humains.
— Hum... et alors ? Que faut-il faire ?
Asdruvaal me fait face.
— Retrouve ce Silivren, murmure-t-il. Discrètement. Et prend contact avec lui.
Je fronce les sourcils.
— Pour quoi faire ?
— Fais ce que je te dis, c’est tout. Il arrivera peut-être un moment où tu auras besoin de lui... Où nous en aurons tous besoin.
*
Prendre contact avec un sidhe stupide, moraliste et bas du front, une machine élevée pour couper des têtes et engrosser des femelles nobles...Ce que ce Silivren n’avait jamais fait, du reste, pour une raison obscure... Asdruvaal abusait.
Je convoque Nazrhac dans ma cabine à peine le cair de mon oncle reparti. Il accourt mollement, les oreilles couchées sur le crâne, la bouche encore rouge de sang et puant la sueur d’humaine.
— Qu’est-ce que tu sais d’Ar-waën Elaig Silivren, Celui Qui A Franchi le Voile ?
— Silivren ? C’était un sidhe de légende. Qui a gagné quatre fois le darsaman.
— Oui, on sait tous ça. Mais encore ?
— C’était un semi-khari à la peau noire. La légende dit que sa mère était une Niśven, et son père un semi-orc, mercenaire de l’Aleanseelith...
La plus grande honte de notre clan. Une princesse de sang — l’une des dernières ! — qui se laisse souiller par un orc, ça marque la mémoire familiale. Mais j’étais déjà au courant.
— Encore des infos frelatées. T’as rien d’autre ?
— Je veux retourner me coucher, ard-æl... la nuit a été longue.
— Tu veux surtout aller remettre ta queue dans la petite chatte mouillée d’une pute adannath. Alors ? Où est-ce qu’il est, maintenant ? Est-ce que tu sais où le trouver ?
— Non...
— Alors, cherche-le, par les couilles d’airain de Naeheicnë ! Et garde un peu de jus pour ta mission. Ce n’est pas bon pour un mâle, de trop dépenser son luith !
Nazrhac repart en maugréant.
Il est à peine sorti que la crise me prend. Le maudit cadeau d’Alys... Ça commence comme une brûlure, qui gagne lentement tous mes membres. Lorsque ce sera fait, je resterai paralysé, comme un cadavre raide, pendant un petit moment. Vite. Gagner le fauteuil.
Je m’écroule sur la cathèdre, réfrénant mon envie de hurler. Heureusement, aucun de mes chasseurs n’est là pour assister à ça. Un ard-æl faible est un ard-æl mort. Le jour où Rizhen, Nazrhac ou qui que ce soit d’autre parmi les guerriers aux dents longues et aux yeux affamés qui me suivent me verra flancher, ce sera la fin. Même Asdruvaal me collerait un coup de lame libérateur s’il savait que j’étais dans cet état-là.
J’attends que la crise passe. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? Des siècles que cette malédiction empoisonne mon sang. La colère d’une elleth est chose terrible, dit le dicton... Ah, si cette pouffiasse d’Alys se trouvait en face de moi !
Finalement, le poison reflue. Je le vois sur mes mains, crispées sur les accoudoirs de la haute cathèdre sur laquelle je me suis laissé tomber. Ma peau reprend sa couleur normale, alors que la toxine reflue vers la blessure.
Je pousse un long soupir.
Un apothicaire. Il me faut un apothicaire. Pour atténuer les effets de ces crises, au moins.
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