Chp 11 - Tamyan : le filidh
Yaelle a découvert Alyz. Tant mieux. C’était pour cela que je lui ai laissé cette clé, pour qu’elle l’utilise et découvre le pot aux roses (littéralement). Le geis m’empêche de parler directement de mon mal : il doit être découvert. Si Faël se rapproche du but, cela ne peut être que positif pour la suite.
Je voulais assister aux tests, mais Rizhen vient me chercher discrètement. Il a commis la bourde d’apparaître à visage découvert, avec sa longue chevelure blonde lâchée sur ses larges épaules, la chemise ouverte sur son torse sculpté comme s’il partait à la guerre ou chanter une ritournelle à une dame. Cette vision m’agace. Je ne veux pas qu’il se montre ainsi devant mes aslith.
— Ard-æl... murmure-t-il dans mon dos.
Je lui jette un regard agacé : Yaelle, assise au chevet de Dasma, a tourné la tête.
— Continue sans moi, lui lancé-je.
Et je quitte la pièce avant qu’elle puisse se rincer les yeux.
— J’ai envoyé un message à Asdruvaal, m’apprend Rizhen sans préambule, ses prunelles dorées braquées sur moi.
Je tente de dissimuler mon agacement en croisant les bras.
— Ah. Et alors ? Il a la fille ?
— Il l’a offerte au prince Lathelennil...
Je me mords la lèvre. Lathelennil... ça ne pouvait pas tomber pire.
— Mhm, fâcheux, tout ça. Bon. Tu sais où il est, actuellement ?
— Il paraît qu’il cherche Rika Srsen...
— Rika quoi ?
— Rika Srsen. L’aslith d’Ar-waën Elaig Silivren.
— Ah tiens. Ça faisait longtemps que je n’en avais pas entendu parler, de celui-là. Et alors ? Pourquoi la cherche-t-il ?
— D’après ton oncle, il aurait développé une sorte de fixette sur elle.
— Grand bien lui fasse. Avec un peu de chance, il n’aura pas touché à la petite rousse. Je la veux pour moi. Contacte Lathelennil et propose lui quelque chose en échange, tout ce qu’il veut. Des informations sur ce Silivren, par exemple.
— Justement. Mon frère de sang, Elshyn, est à bord...
Mon sang se fige dans mes veines. Un filidh de l’Aleanseelith, ici...
— Tu as fait venir l’un de ces tueurs grimés à mon bord ? sussuré-je, mettant un maximum de menace dans mon ton.
Mais Rizhen ne recule pas. Il tient sa place. Et au lieu de faire amende honorable, il fronce les sourcils.
— Tu peux lui faire confiance, ard-æl. C’est mon frère de sang... Et il a des informations sur Silivren. Il dit qu’il est prêt à les partager avec toi.
Silivren. Pour Asdruvaal, en apprendre le plus possible sur ce sidhe revenu d’entre les morts figure en tête de liste des priorités.
Je laisse échapper un soupir.
— Très bien. Mène-le à mes appartements. Mais d’abord, fais-lui jurer son honnêteté sur ta vie, Rizhen. Un véritable serment, sous mon arbre-lige.
Rizhen visse son regard de feu dans le mien. Ces taráni...
— Si telle est ta volonté, ard-æl, s’incline-t-il.
*
Le dénommé Elshyn est blond, lui aussi. Je déteste les blonds. D’après ses yeux turquoise et sa peau dorée, je devine son ascendance d’origine : Cour d’été, peut-être d’Ælda elle-même. Il n’est pas de noble famille. Aucun blason ne figure sur son shynawil, si ce n’est celui, sinistre, de la guilde de tueurs orphelins à laquelle il appartient. Il apparaît devant moi le visage découvert, ce qui est déjà une preuve de bonne volonté. Ou plutôt, il doit se souvenir ce qui est arrivé au dernier qui a osé dissimuler son visage à Fornost-Aran : on lui a cloué son masque sur son visage, avant de le renvoyer chez lui.
Mais je ne suis pas Fornost-Aran. Et cet Elshyn le sait.
— Ard-æl... commence-t-il avec un rapide salut de la tête, que j’estime insolent.
Je suis un prince de sang. Normalement, il devrait s’étaler par terre. Mais je décide de passer outre : il est filidh, et ces gens ont des coutumes différentes des autres.
— On m’a dit que tu avais des informations sur Ar-waën Elaig Silivren.
Le filidh me regarde de trois-quarts. Il est grand, le corps athlétique, comme tous ceux de sa caste. Mieux vaudrait l’avoir assis.
— Prends une chaise, lui proposé-je. Et fais comme chez toi : le flacon de gwidth est là.
Je fais un geste d’invite vers le plateau d’argent où sont étalées les douceurs. Le barde-assassin ne leur jette qu’un regard, avant de revenir vers moi.
— Que désirez-vous savoir, sur Silivren ?
— On dit que son père était un semi-orc. Est-ce vrai ?
— Peut-être.
« Peut-être ». Ça commence bien... Mais cette question n’était pas importante. C’était juste un hameçon, une première prise de contact.
— Pourquoi est-il là ? enchainé-je. N’était-il pas censé être mort ?
— Les adannath l’ont invoqué, répond Elshyn en s’installant comme un roi dans la cathèdre en face de moi. Ce sont eux qui l’ont fait revenir.
Je hausse un sourcil.
— Invoqué ?
— Les humains possèdent des livres de codes très anciens, qui datent de l’époque des légions. Un groupuscule parmi eux les détient. Ils s’en servent à l’occasion. Et Silivren est l’incarnation du Dieu de la Guerre. Son père, Śimrod, était celle d’Arawn. Son nom secret figure dans le livre.
Naeheicnë. Arawn... les vieilles légendes pathétiques qui donnent de l’espoir au peuple. Même à Dorśa, certains murmurent ces noms avec déférence. Naeheicnë est revenu nous redonner notre gloire d’antan... Et l’étoile d’Arawn brille à nouveau dans le firmament.
Des conneries.
En revanche, ce livre de codes est un problème. Comment les adannath peuvent-ils encore en avoir un ?
— Parle-moi de ce groupuscule humain qui l’a fait revenir.
— On les appelle le SVGARD. Ce sont des prêtres-soldats. Ils sont un peu... comme l’Aleanseelith des adannath, sourit Elshyn. Ils savaient, pour nous. Mais ils ont estimé devoir garder le secret.
Son sourire, comme celui de tous ses pairs, est plus inquiétant qu’amical.
Je me lève.
— Anwë soit loué, ces prêtres-soldats sont stupides. S’ils avaient prévenu tous leurs frères, cela aurait fortement compromis nos opérations de reconquête... Combien de vos groupes ont survécu à la Grande Extinction ? demandé-je en saisissant le flacon de gwidth.
— Oh, assez peu. Ma guilde voyageait derrière le Voile, lorsque c’est arrivé. Comme toi, ard-æl, nous avons pris refuge sous les vagues de l’Autremer.
— Combien d’entre nous, crois-tu, ont échappé à la catastrophe ? Ce Silivren, visiblement en mission très loin, vous, en voyage on ne sait où...
— Et vous, complète-t-il, qui aviez quitté Ultar bien avant.
— Nous, oui. Fornost-Aran avait du flair. Paraît-il qu’une filidh lui avait mis la puce à l’oreille... On dit que certains, parmi vous, saviez ce qui allait arriver. Et même, que la disparition des Vingt-et-Uns Royaumes faisait partie des plans de votre fondateur... Peut-être même qu’il y a joué un rôle, murmurent certains.
— Les voies de l’Amadán sont impénétrables, fait Elshyn avec une petite courbette gracieuse.
Je lui jette un regard incisif. L’Amadán. Encore l’une de ces superstitions que j’exècre... mais que l’on peut éventuellement utiliser à notre avantage.
Je le laisse me raconter ce qu’il sait de Silivren. Il me chante ce récit sur le mode épique, à la manière des filidhean, sans instrument, scandant les vers pentatoniques de sa voix forte et vibrante. C’est assez plaisant.
Disparu lors d’une quête ordonnée par la reine Aelunia d’Ælda, le sidhe mythique est réveillé par les humains, qui ont conquis la galaxie. Il apprend que son peuple a disparu, qu’il ne reste plus rien de l’empire pour lequel il a combattu si longtemps. Puis il découvre les intentions hostiles des humains, ces faux-singes arrogants. Comme la Première Légion à l’aube de l’humanité sur Ælba la bleue, il décide de les exterminer. C’est là qu’il rencontre cette humaine, la fameuse Rika Srsen... qui s’offre à lui pour lui faire abandonner son projet, sauvant ainsi ses congénères. Silivren s’enfonce avec elle dans le Grand Vide, à la recherche de Tyrn-ann-nagh. Rideau.
Les dernières notes du chant d’Elshyn résonnent encore dans la pièce : je les savoure comme des bonbons.
Puis le vibrato profond de sa voix s’élève à nouveau.
— Encore une chose... La rumeur dit que Syl-wen Daemana, sa sœur, fut réveillée avec lui.
Je hausse un sourcil. Ça, c’est intéressant.
— Et une autre rumeur dit qu’ils auraient eu des enfants. Trois filles... trois femelles. À vrai dire, moi et ma guilde les recherchons.
Je me permets un sourire.
— Bien sûr. Tous les ældiens mâles qui ont survécu à la Grande Extinction vont les rechercher. Trois jeunes femelles... Combien d’éons avons-nous attendu cela ?
— Justement, répond le jeune filidh d’une voix dure comme le titane. Nous les recherchons pour les mettre à l’abri.
— Pourquoi ? Ne cherchez vous pas à vous échapper aux griffes de la grande dévoreuse, vous aussi ? Vous avez besoin de femelles pour assurer la continuité de la race, comme nous tous.
— Nous avons d’autres plans pour elles. Ordre de l’Amadán. Il a parlé par la bouche de notre prophétesse.
Je grogne. Ainsi, ils ont une prophétesse... Elle ne doit plus être de première jeunesse.
— Une femelle jalouse, votre prophétesse. On dirait que tu ne connais pas les ellith... Elles ont le cœur encore plus retors que ce que tu peux imaginer. Enfin, tu es jeune. Tu n’as plus ton panache, mais je doute que tu saches vraiment ce qu’est une femelle...
Elshyn se lève. Visiblement, il ne goûte guère ma provocation.
— Je suis un filidh : dans les temps anciens, les nôtres étaient accoutumés aux attaques des puissants comme vous, Tamyan As-vyr Niśven. Vous avez souhaité écouter mon chant : comme tous mes frères, j’ai fait le serment de ne jamais le refuser à quiconque, tant qu’il y aura un ædhel dans la Voie.
— Tu vois, ce sont des serments comme celui-là qui ont perdu les nôtres, lui souris-je, moqueur. Ces prophéties idiotes, ces grands récits de bataille... Si, au lieu de chanter sous la lune sans se préoccuper du lendemain, nos ancêtres avaient surveillé les ennemis de l’empire, nous n’en serions pas là.
Elshyn visse son regard de jeune mâle insolent dans le mien.
— C’est vous, les régnants, les chefs des grandes familles, votre cruauté et vos excès, qui ont précipité notre fin. Le système injuste dans lequel nous aviez plongé les nôtres, suscitant la haine partout où vous passiez. Surtout, c’est vous qui nous avez condamné, en décidant de trahir Mannu par appétit pour les humains, en vous adonnant à vos plus viles passions ! Vous avez fait de nos frères des bêtes. Cela, à titre personnel, je ne vous le pardonnerai jamais, à vous les Niśven !
Je plisse les yeux. C’en est trop.
— Nous vous avons libérés, petit imbécile, sifflé-je en me levant à mon tour, menaçant. Sans le sacrifice de la Neuvième Légion, tu serais encore un soldat sans âme ni cœur, obéissant aveuglément aux ordres d’un tyran ! Disparais, maintenant. Avant que je ne change d’avis et ne te fasses donner la chasse !
Elshyn me jette un dernier regard noir. Puis il quitte la pièce, laissant derrière lui sa fureur de mâle outragé.
Je me laisse retomber dans mon fauteuil, mon front sur ma paume.
Encore un nouvel ennemi. Un de plus.
Qu’il attende son tour, comme les autres.
Annotations