Chp 15 - Rika : rébellion

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Les baies avaient toutes été occultées, y compris celle du dessus. Je m’assis sur une large banquette garnie de coussins avec Dea, laissant échapper un soupir sonore. Maintenant que j’étais la future mère de ses gosses, au moindre signe de grabuge, Ren m’enfermait à l’intérieur de son palais avec Dea, qui jouait un peu le rôle, platonique bien sûr, de sa deuxième femme, pendant qu’il planifiait la guerre avec Elbereth. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait.

— Qu’est-ce qu’il peut m’énerver, quand il est comme ça ! pestai-je. Qu’est-ce qu’il s’imagine, que je vais rester bien sagement là à l’attendre, pendant qu’il reçoit l’ambassadeur ældien ?

Dea se permit un pauvre sourire.

— Ædhelharn essaie juste de nous protéger, fit-elle gentiment.

— Ah non ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi !

Ædhelharn par ci, Alfirin par là… En plus de ces deux noms, il y avait évidemment Bronwë et d’innombrables autres : Arædhel (« Le plus noble des ædhil »), Arcælën (« Argent Royal ») ou encore Ar-an-aldir (« Héros caché »). Récemment, une eyslyn obséquieuse était venue avec le nom à la prononciation improbable de Arth-an-aslan eylnyiel (« Victorieux du rayon de mort », c’est-à-dire du CERG ) : un nom que personne n’utilisait tant il était long, sauf quand on voulait vraiment obtenir quelque chose de Ren.

Jamais personne dans ce vaisseau ne l’appelait juste « Ren ». J’étais la seule.

Et aussi la seule à contester son autorité. N’y tenant plus, je longeai les murs de l’immense pièce comme un hybride en cage. Si je passais par la salle d’eau, en prenant le grand noir et froid, je pouvais retourner sur le pont... Ce que je fis immédiatement.

Je fus poursuivie par une eyslyn dans ma course décidée vers le pont, mais je m’appliquai à l’ignorer. En dépit de ses tentatives pour m’arrêter, de ses piaillements et de ses battements d’ailes dans mes yeux, j’arrivai sans encombre dans la salle de commandement. Ren, bras croisés et capuche baissée sur le visage, traits parfaitement indistincts, était en train d’écouter la voix doucereuse d’un émissaire caché à ma vue, accompagné d’Elbereth, négligemment assise sur la console derrière lui.

Ren tourna le visage vers moi. Mais je n’avais d’yeux que pour l’émissaire, une étrange créature filiforme qui portait un masque inquiétant et bizarre sous une grande capuche moirée. J’étais incapable de dire s’il était ældien, nekomate, robotique ou même humain.

Cet émissaire tourna sa face inquiétante dans ma direction. Il me fixa en silence pendant de longues minutes, jusqu’à ce que Ren émette un claquement de langue agacé.

— Ne la regarde pas, gronda-t-il dans un murmure de gorge rauque.

La violence de sa réplique m’étonna. Pourquoi Ren tenait-il absolument à me garder loin de son peuple ?

L’émissaire s’étala de tout son long dans une posture de soumission équivoque.

— Mille excuses, Alfirin. Je ne voulais pas vous offenser... Cette aslith porte votre glorieuse progéniture !

Je compris alors ce que Ren avait voulu éviter. Cet ultari me prenait pour une esclave engrossée par son maître... La norme, chez les ældiens.

— Ce ne sont pas tes affaires, grogna Ren en montrant un bout de crocs, suscitant un nouveau signe de soumission de l’émissaire. Bon… Tu dis qu’il s’agit de Crépuscule ?

— Tout à fait. La Cour de la reine Anor marche en Crépuscule. Son consort, le noble Arawn, me fait demander en quelle luminosité vous vous situez… ?

Ren sembla réfléchir. Il échangea un regard silencieux avec Elbereth, puis se tourna vers l’ambassadeur.

— Je ne marche ni en Lumière, ni en Ombre. Je ne fais partie d’aucune Cour, et, n’ayant aucune attache, je me déplace constamment.

— Exil, alors, fit l’émissaire en posant un doigt pointu sur l’espèce de masque étrange qui lui servait de visage. Une cour des plus rares, et des plus difficiles à cerner ! La seule qui n’ait ni reine, ni roi...

Je jetais une œillade discrète à Dea. Lumière, Ombre ? J’aurais voulu qu’elle m’éclaire sur ces histoires de « luminosité », mais ce n’était pas le moment.

— Tu peux dire à tes maîtres que rien chez moi n’est difficile à cerner, répondit Ren à l’émissaire. Je ne dissimule aucune intention belliqueuse, et encore moins ma lame lorsqu’on m’attaque.

— Vous pourrez le lui dire vous-même, seigneur, fit l’émissaire d'un ton sirupeux. Le seigneur Arawn me fait savoir à l’instant que vous êtes conviés, vous, votre aslith et tous vos gens, au banquet et au bal qu’il donne ce soir à bord du Mirhendelas.

Je compris, en voyant la façon dont il croisait les bras autour de lui, que Ren allait refuser cette plaisante invitation. Mais j’étais plus que curieuse de voir les ældiens de plus près, et la façon dont ils vivaient. Aussi le devançai-je et répondis-je à sa place :

— Dites à votre capitaine que nous acceptons volontiers.

De nouveau, l’émissaire tourna vers moi un visage insondable. Cette manie des masques chez les ultari...

— Je viendrai seul, coupa Ren sans me regarder.

L’émissaire s’inclina encore.

— Cela va de soi. Vous êtes impatiemment attendus. Demain, à la même heure, lorsque le petit soleil aura annoncé le début de la nuit…

Ren hocha la tête à ce rendez-vous mystérieux.

— Vous pouvez vous retirer, annonça-t-il avant de tourner le dos. Une eyslyn va vous raccompagner.

Je m’attendais à me faire réprimander sévèrement par Ren sitôt l’émissaire parti. Mais au lieu de cela, il repoussa la capuche de son shynawil en arrière et bavarda aimablement avec moi, Elbereth et Dea, qui nous avaient rejoints une fois l’émissaire reparti sur son vaisseau, bien obéissante. Puis il souhaita à tout le monde bonne nuit et repartit avec moi dans nos appartements, donnant l’impression d’un mari aimant qui s’apprêtait à passer une tendre nuit avec son épouse. Une fois au lit, à ma grande surprise, il m’attrapa les poignets et me fit l’amour sauvagement. Alors que je gisais sur les draps trempés, pantelante, les bras en croix, il se pencha sur moi et me glissa, en promenant ses crocs sur mon cou :

Ne refais jamais ça. Tu es à moi, et je n’accepterai pas qu’un autre mâle pose les yeux sur toi.

C’était donc ça. Ren n’avait pas supporté l’idée que cet Arawn me connaisse. Il était jaloux... Ou inquiet. Peut-être les deux.

Pourquoi ? Il y avait peut-être quelque chose à redouter...


*


— Qu’est-ce qu’on fait, Alfirin ?

Réunion de crise. Les yeux sur la réplique holographique du vaisseau ældien — qui continuait à flotter à côté du nôtre comme un mirage —, Ren tapota sa lèvre inférieure de son doigt effilé.

— Arawn... c’est la première fois que j’entends parler d’un sidhe qui répondrait à ce nom, observa-t-il en se tournant vers Elbereth. Tu as réussi à regarder dans les archives ?

— Certaines ont été détruites pendant le long sommeil du cair, Alfirin. Et il n’y a rien concernant un wyrm du nom de Mirhendelas, ou d’un sidhe répondant au nom interdit. Cela doit remonter à une époque postérieure à la tienne.

Ren gardait le visage baissé, pensif.

Je me rapprochai d’eux.

— Interdit ? Pourquoi ce serait interdit ?

— Ar-awn est la personnification de la mort chez les ældiens, répondit Dea à sa place. Il représente le néant, la fin ultime, et l’impossibilité de se réincarner.

— Ah... J’imagine que ce n’est pas un très bon signe que ce sidhe se nomme ainsi, alors ?

Ren me jeta un coup d’œil rapide.

— Non, en effet.

— Il y avait des ældiens consacrés à Ar-awn, autrefois, continua Dea. On les appelait les Aonaranim. Mais les autres les craignaient pour le principe qu’ils incarnaient, et ils ne devenaient pas chefs de clan ou maîtres de guerre.

Elbereth interrompit son amie en lui posant la main sur le bras.

— C’est tabou de prononcer ce mot chez nous, tout comme le fait de dire à haute voix le nom du Destructeur, murmura-t-elle gentiment.

— Sauf que là, c’est un commandant de navire qui se nomme ainsi, objectai-je. Il faut bien pouvoir en parler... Qu’est-ce qu’on fait ?

Ren releva la tête, comme s’il émergeait d’une sorte d’absence.

— Je vais répondre à cette invitation, déclara-t-il.

— Je viens avec toi.

— Non. C’est trop dangereux.

— Mais...

— Tu te souviens de ta réaction lorsque tu as vu ces ældiens ? coupa Ren, à court d’arguments. Tu t’es sentie mal, et tu as paniqué.

— Syndrome de la rencontre du 3° type, diagnostiqua doctement Dea. Mieux vaut que tu restes à bord, Rika.

De nouveau, tout le monde se liguait pour m’infantiliser. Mais je ne comptais pas me laisser faire.

— Je suis le capitaine, Ren, me défendis-je. Et je suis tout à fait capable d’accomplir une mission d’exploration !

— Ce n’est pas une mission d’exploration. C’est peut-être un piège. C’est à moi d’y aller.

— Mais Ren... l’émissaire nous a invité tous les deux.

De nouveau, Ren sembla ruminer quelque chose.

— Il a cru que tu étais mon aslith. Et je ne veux pas que tu sois traitée comme telle. De plus, tu es enceinte. Hors de question que la portée courre le moindre risque.

— Ren...

— Fin de la discussion. C’est comme ça. Ne conteste pas ma décision ! claqua-t-il dans un flash de canines.

Je sentis que j’étais face à un choix crucial, un de ces moments tournants dans la vie. Soit je cédais maintenant, soit je tenais ma position et me dressais contre lui. Un choix plutôt impressionnant, quand vous êtes devant une masse de 300 kg de muscles qui darde des crocs aussi longs et effilés que des poinçons dans votre direction.

Ne crains rien, Rika. Si tu lui cèdes maintenant...

Je choisis la deuxième option.

— Justement, Ren, je ne suis pas ton aslith. Mais ta compagne, la mère de tes enfants à naître, et ton capitaine. Je viens avec toi, que tu le veuilles ou non !

Ren me fixa en silence, les yeux scintillant de colère silencieuse. Puis, enfin, il tourna la tête.

— Comme tu veux, grinça-t-il. Mais tu fais tout ce que je te dis !

J’avais gagné cette manche. Je devinai qu’il y en aurait d’autres... Finalement, était-ce une si bonne chose d’avoir trouvé d’autres ældiens ?


*


Ren me gratifia d’une liste d’instructions longue comme le bras pour aller affronter le vaisseau ældien et leurs habitants. Toujours rester en vue, ou, mieux, encore près de lui. Le laisser expliquer et nous présenter. Ne pas parler. Ne pas évoquer l’existence de nos enfants à venir, surtout pas. Me couvrir d’un shynawil informe qui dissimulerait mon état. Cacher une arme sous mes vêtements. Être prête à fuir à tout moment. Courir vers l’Elbereth au moindre danger et le laisser derrière s’il le fallait. Ne pas manger ni boire. Ne pas regarder les gens dans les yeux. Ne pas aller les voir, et d’ailleurs, ne pas leur parler. Je disais oui à tout, mais je n’en pensais pas moins : si c’était si dangereux, pourquoi répondre à cette « invitation » ?


*


Elbereth et Dea gardaient le vaisseau. Vêtue d’un shynawil fermé couvrant mon corps entier, la capuche rabattue sur le visage, je suivis Ren puis dans l’antichambre qui servait de sas au vaisseau. De l’autre-côté, l’émissaire de la Cour de Crépuscule nous attendait.

Il fit une courbette servile en nous voyant apparaître derrière la porte. Puis, sur un geste d’invite, il nous précéda dans l’espèce de tunnel ouvragé qui reliait désormais nos deux vaisseaux : le Mirhendelas, et le nôtre, qui ressemblait à un poisson pilote collé au ventre d’un gros porteur. Lorsque la porte de l’Elbereth se referma derrière nous, j’eus un frisson involontaire. La main de Ren, au bras duquel j’étais accrochée, pressa la mienne.

Tout va bien se passer, murmurai-je dans ma tête.

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