Chp 17 - Faith : la bonne nouvelle
C’est un champ de roses noires, comme celles qui poussaient sur le cœur mort d’Alyz. Leurs pétales sont doux contre mes jambes nues, et une légère brise, charriant un parfum aux volutes narcotiques, soulève mes cheveux. Sous la lumière spectrale d’une lune rouge, j’aperçois deux silhouettes. Une petite et une plus grande, agenouillée devant elle… Lorsqu’elle se redresse, je reconnais Tamyan. Il pose sur moi un regard calme et opaque comme un lac sans fond. Sa longue chevelure bleu de nuit, dérangée par le vent devenu plus fort, cache partiellement son visage, m’épargnant le coup de couteau si cruel de sa beauté. Pourtant, je recherche cette vision, avidement. Mais, sans cesse, elle se dérobe à moi.
— On dirait qu’une tempête se lève, me dit-il. Il faudra mettre notre enfant à l’abri.
Notre enfant…
La petite silhouette sombre à côté de lui. Elle n’a pas de visage. Juste une ombre, un flou.
— Méfie-toi d’Aran. Ne t’approche pas de la Cité Noire.
Je vais pourtant y aller, Tamyan. Tu le sais. Pour délivrer Mila. Et pour te tuer.
— Ne t’approche pas de la Cité Noire. Cherche-le. Demande sa protection. La protection du…
Je n’entends pas la suite. J’ai les pieds mouillés, et je m’aperçois que je suis dans une immense étendue d’eau noire, une rivière qui nous sépare, Tamyan, l’enfant et moi. J’essaie de marcher pour rejoindre la rive de leur côté, mais ils sont toujours aussi loin. Le niveau monte de plus en plus. L’eau atteint mon visage, s’engouffre dans ma bouche. Je veux crier, et…
Je me réveille en sursaut. Mes pieds, mes mains, tout mon corps est glacé. Je gis sur le métal froid du terminal de connexion, le bioplasma s’écoulant par les trous d’évacuation sous mon dos et mes fesses. Une diode rouge pulse comme dans une matrice.
La voix sépulcrale de l’archiviste Markys résonne dans l’habitacle.
— Je vous ai déconnectée. Je préconise un éloignement temporaire du Crypterium pour le moment. Vous êtes agitée, instable : sûrement l’effet de la consultation du Livre Interdit. Je préfère vous bannir du Réseau à titre préventif.
Merde.
J’arrache le câble de connexion de ma combinaison, et me relève en dissimulant ma fatigue. Le Crypterium. J’avais demandé un accès à la réalité virtuelle pour trouver des infos dématérialisées sur la reproduction humain-ældien. Mais je n’ai pas eu le temps d’arriver à la bibliothèque. Il y a eu ce glitch… Markys – que je n’avais pas prévenu de ma tentative de connexion – est intervenu à temps.
— Franchement, vous avez eu chaud, me dit-il d’un ton concerné lorsque je franchis le sas. On a frôlé la destruction du terminal. Encore un peu, et j’envoyais une unité d’intervention.
Une unité d’intervention. La faction la plus crainte du SVGARD… le double dématérialisé et dépourvu de sentiments de ses agents les plus efficaces, missionné pour éliminer séance tenante tout ce qui menace le Réseau. Tous mes problèmes auraient été balayés… et mon existence également.
— Je vous remercie de ne pas l’avoir fait, lui réponds-je dans un murmure ironique. Je ne peux plus me connecter du tout, c’est ça ?
— Pas pour l’instant. Votre Inquisiteur référent procédera à un examen de conscience quand il le jugera bon, et on refera une demande d’autorisation à ce moment-là. Vu tout ce qui vous est arrivé, je doute qu’elle vous soit accordée, mais bon, on ne sait jamais… Comme je vous l’ai dit, en ce moment le gouvernement est tolérant envers les non-citoyens victimes des attaques ældiennes.
J’étouffe mon soupir de frustration. Il va falloir pêcher les informations autrement… par le biais d’une tierce personne.
Je le remercie du bout des lèvres et pars. C’est bientôt l’heure du premier repas de la journée, juste après les Laudes. Une assemblée sévère à ronger du bout des dents des rations de survie sèches comme de l’hostie, qui inaugure une nouvelle journée dans ce monastère de métal, de chuchotements en langue liturgique et de chair mortifiée, cette forteresse qui flotte au milieu du vide comme une tête torturée qui hurle dans le silence de sa bouche ouverte. Je suis obligée de reconnaître que la présence étrangement lumineuse de Gerald Zrivian était comme un phare dans la nuit, et qu’en son absence, les ténèbres ont repris leurs droits, à la fois dans les couloirs glacés de la station et au sein de mon esprit tourmenté.
À la Salle du Chapitre – le mess où ceux du SVGARD prennent leurs repas —, j’aperçois la chevelure blonde de Zrivian vers la table des Inquisiteurs.
Il est revenu.
Sa silhouette irradie : dans toute cette assemblée de corbeaux, de mines blafardes et sévères, on ne voit que lui. Une main sur son menton fraîchement rasé, il écoute Friedmath qui déblatère à voix basse. Soudain, sans bouger un cil, il tourne son regard vers moi, qui reste immobile, debout à l’autre bout de la salle.
Je me prends le feu de ses iris vert fluo en plein cœur.
Il sait.
C’est une certitude.
*
Je discerne le profil racé et viril de l’agent Zrivian derrière la grille. Je repense à Sœur Yolen, à ses airs extatiques quand le nom de « Frère Gerald » est mentionné. Ça doit être dur d’avoir un Confesseur avec un tel physique… on ne peut pas dire que ce visage d’ange facilite la contrition ou l’ascèse.
— Je t’écoute.
— Je rêve de lui. Toutes les nuits.
— Mmh. Et que ressens-tu pendant ces rêves ?
J’hésite.
— De la peur… de la haine. Mais aussi l’envie de le rejoindre.
— La peur, la haine et l’envie… des poisons. Quoi d’autre ?
Sa voix chaude coule comme du miel. J’ouvre mes narines, par réflexe, cherchant ce parfum sucré sur lui. Le parfum entêtant de Tamyan… celui des ældiens.
— De… de la luxure. Parfois.
— De quel genre ?
— Du même genre que ce que vous subissez tous les six mois… ça fait longtemps qu’ils vous obligent à faire ça ?
Son œil vert fuse derrière la grille.
— Recentre-toi, Faith. Ce n’est pas de moi dont on parle, là.
J’en peux plus. J’accroche mes doigts sur la grille, essaie d’accrocher son regard.
— Arrêtons cette mascarade, Zrivian. Je ne peux plus me conformer à ces trucs, les confessions, les contritions… Pas après avoir vu ce qu’ils vous font.
Cette fois, il prend la balle au bond.
— Et que me font-ils, selon toi ?
Sa voix est grave, son œil dur. Je ne me dérobe pas.
— Ils vous prennent votre sperme… comme une zubronne à lait.
— Ils s’en servent pour sauver des vies. Pour réparer des soldats qui ont perdu leur corps sur le front. Pour aider des gens à trouver leur vocation.
— Abandonner leurs corps soi-disant « impur », tout cela en badigeonnant leurs tissus cicatriciels de semence extraterrestre ? … la belle vocation ! Et ils vous ont empêché de faire de même, tout ça parce que vous avez du sang ældien… ou plutôt, pour mieux pour exploiter.
Sa grande main blanche apparait sur la grille. Il l’ouvre d’un coup sec, et, soudain, je vois son visage sans obstacle, à seulement quelques centimètres du mien.
— C’est moi qui a choisi d’offrir mon corps au SVGARD, susurre-t-il, les yeux brillants. Moi seul. Ce qu’ils en font ne me concerne pas.
— Mais ils se servent de vous…
— Du mieux qu’ils peuvent, oui. C’est une offrande que j’ai faite. Je me sens honoré qu’ils aient trouvé à faire bon usage de ce corps imparfait, rongé par le péché. Tu sais ce que sont les ældiens, Faith. La nature foncièrement mauvaise de leurs désirs.
Pendant un moment, je ne sais pas quoi répondre.
— Oui, mais…
— Tu n’en est pas convaincue.
— Je… Je ne sais pas.
Il me prend la main. Son contact est doux, chaud. Agréable, mais aussi, quelque part, odieux. Il me rappelle trop celui de Tamyan.
— J’ai l’impression que tu me caches quelque chose, murmure-t-il. Et tu sais que je me trompe rarement…
Je me vois fondre en larmes, m’écrouler dans ses bras en disant « je suis enceinte » comme dans l’une de ces séries qui passent sur les chaînes républicaines, quand une femme annonce ça à son partenaire pile au moment où la guerre éclate. Mais je n’ai plus de larmes. Ni de goût pour le drame. J’imagine que lui non plus, avec la vie qu’il a eue.
Alors, je lui tends simplement le papier. Celui de l’examen.
Il le prend entre ses longs doigts, le regarde en silence.
Puis soupire.
— Oui, dit-il simplement. Je crois que c’est ce que j’avais senti sur toi.
— J’ai besoin d’aide, Gerald. Il faut… il faut… que j’élimine ce parasite qu’il a mis en moi.
À travers mes yeux rougis, je croise son regard. Froid et inexpressif, comme celui de tous les agents du SVGARD. Mais il y a tout de même une petite lumière au fond, toute petite. Contrairement aux autres, Gerald n’est pas encore devenu un robot. Et je réalise soudain que ce que je viens de dire le choque peut-être. Qu’il a peut-être des idées sur la question, comme le Père Hatat en avait, ou même, qu’au fond de lui, il regrette que je qualifie des semi-ældiens comme lui de « parasites ». Comment savoir ce qu’il pense ? Cet homme est un ensemble de contradictions vivantes. À la fois parangon de vertu et d’héroïsme, mais également espiègle et sensuel, avec une pointe de dureté. Je n’arrive pas à le cerner. C’est un mystère, plus encore que Tamyan.
Je relève la tête vers lui. En croisant son regard froid – brillant, certes, mais de la même façon de feu glacial qui habite le regard hanté du Supérieur Friedmath – j’amorce un mouvement de recul instinctif. Il y a un léger sourire sur ses lèvres pleines, qui donne à ce regard un éclat différent. Un pli amer et retenu, cachant une férocité secrète. Et alors, je comprends. S’il y en a un qui souhaite plus que tout l’élimination des semi-ældiens ici, c’est lui, Gerald Zrivian.
— Viens, me dit-il en se levant. Je vais te montrer quelque chose aux Archives.
— J’ai été bannie des archives, lui avoué-je piteusement. Markys m’a retiré mon accès au Réseau…
— Je sais, je l’ai vu en te voyant entrer dans la salle du chapitre. N’oublie pas que je suis Inquisiteur, un agent accrédité au niveau 9. J’ai accès à toutes les informations te concernant en temps réel.
Je baisse la tête. Il est certain que c’est facile à oublier, tant Zrivian est différent physiquement des autres agents. Mais ça reste un Inquisiteur fanatique. Si je ne l’avais pas surpris allongé sous cette capsule, à moitié nu, avec un cathéter dans le bas-ventre… Je le verrais sans doute différemment.
*
« Dans les confins de la Voie, au cœur du système trisolaire d’Ultar, les ældiens ont évolué avec un système de reproduction unique et complexe. Ces créatures sexuées possèdent une particularité rare : pour qu'un embryon viable se développe, plusieurs cycles d'inséminations sont nécessaires.
Chez les ældiens, la fécondation ne se fait pas en une seule fois. Après une première insémination, l'ovule fécondé entre dans un état de dormance, où il commence à se développer mais nécessite des apports supplémentaires pour compléter sa maturation. Ce processus, appelé multispermatie séquentielle, se caractérise par la nécessité d'au moins trois inséminations successives sur une période de plusieurs semaines.
Chaque insémination ultérieure apporte de nouveaux éléments génétiques et stimule le développement embryonnaire. La complexité génétique ainsi obtenue permet une adaptation exceptionnelle de l'espèce à des environnements extrêmement variés. Fait remarquable, pendant toute la durée de gestation de la femelle, les mâles ældiens demeurent en rut. Ce phénomène prolongé est essentiel, car il assure que chaque insémination additionnelle se produise au moment optimal pour maximiser les chances de succès de la gestation.
Cette reproduction en plusieurs étapes serait également une stratégie évolutive pour maximiser la diversité génétique, assurant ainsi la survie des ældiens dans des conditions interstellaires imprévisibles. La reproduction ældienne illustre ainsi une forme de sélection naturelle poussée à l'extrême, où la survie et l'évolution de l'espèce sont intrinsèquement liées à la nécessité de plusieurs partenaires et à l'endurance reproductive des mâles pour donner naissance à une nouvelle génération. »
« Les Mystères de la Reproduction ældienne » in Les Mécanismes de la Vie à travers l’univers, par le Dr Lyara Voss.
Le texte flotte une dernière fois sur le projecteur holographique, puis disparait. Une petite lumière se rallume, plutôt intimiste. Gerald se tourne vers moi.
— Si tu ne fais rien, tu vas perdre les embryons, résume-t-il en guide de conclusion, à demi-assis sur le rebord du bureau du terminal de consultation. C’est tout simple. Il n’y a rien à faire.
Rien à faire. Sauf qu’ils resteront dans mon ventre pendant plusieurs semaines, à l’état de « dormance », comme stipulé par cette exobiologiste. Autant de temps pour que l’impensable arrive. Si Tamyan me remet la main dessus, par exemple…
Non. Il t’a abandonné. Et il ne voulait pas de petits. Il les aurait arrachés de ton ventre de ses propres mains.
Je l’entends encore, revoie l’air dégoûté sur son beau visage.
Des petits ? Pour quoi faire ? Comme le dit mon cousin Lathelennil, ça crie, ça pue, ça chie partout…
Mais il y a ce rêve. Ce rêve étrange, que je n’ai pas osé raconter à mon confesseur. Ce rêve où Tamyan me demande de protéger son enfant.
Je relève les yeux vers Zrivian.
— Si je ne fais rien ? Que devrais-je faire, dans le cas contraire ?
— Dans le cas contraire ? répète-t-il en levant un sourcil.
— Si je voulais garder les embryons.
— Pourquoi voudrais-tu les garder ? Les semi-ældiens n’ont aucune place dans ce monde.
Je sais qu’il a raison, mais sa réponse me heurte. Je ne peux pas m’empêcher de lui renvoyer la balle un peu durement.
— Tu en es bien un, toi.
— C’est justement pour cela que je te dis ça, réplique-t-il, un sourire paresseux sur le visage.
— Tu regrettes d’être semi-ældien ?
Il se lève, croise les bras devant un vitrail représentant l’ange Gabriel annonçant la bonne nouvelle à Marie.
— Longtemps, dit-il d’une voix sourde, j’ai regretté d’être né.
Je baisse la tête, maudissant ma maladresse, mon égoïsme. Mais je ne peux pas m’empêcher de le regarder encore, d’observer sa silhouette sombre, la façon dont ses cheveux blonds couvrent son large dos. Il reste posé devant le vitrail, les bras croisés, silencieux. Puis se frotte le nez, brièvement.
— Si tu voulais garder les embryons… il te faudrait avec des rapports fréquents avec un mâle ældien, n’importe lequel. À intervalles réguliers, jusqu’à la naissance.
— Heureusement que je ne compte pas les garder, alors.
Il me jette un regard bref.
— Heureusement, oui.
Il revient près du bureau, se rassoit. Éteint l’écran. Les schémas holographiques des organes reproducteurs humains disparaissent, ne laissant autour de nous qu’un espace vide, qui ne demande qu’à être comblé.
— Car il n’y a aucun ældien à proximité, continué-je à haute voix, perdue dans mes pensées.
— Aucun, non, confirme-t-il.
Cela pourrait être un puissant levier de négociation avec Tamyan. Lui dire que je porte ses descendants… Comment le prendrait-il, lui qui est si sarcastique, si arrogant, si détaché des sentiments, supérieur à tout ? C’était le seul ældien qui n’avait pas pris de concubine humaine. Il couchait avec les aslith que quand elles le suppliaient, tout ça pour mener ses sordides expériences.
Rends-moi ma sœur, et je te rends tes enfants.
Il y a bien un moyen. Et aussi, un mâle portant les précieuses gamètes. Juste là, à proximité.
— Sauf toi, lâché-je d’une voix étouffée, n’osant pas le dire trop fort.
— Moi, quoi ?
La question de Gerald, aussi, est un chuchotement.
— Tu as du sang ældien. Tu produis… le fameux luith.
Cette fameuse substance nécessaire à la croissance des embryons. Celle qui guérit, rajeunit, rend immortel. Celle qui est convoitée par le SVGARD. Celle qui rend les femelles folles de leur émetteur, qui les ensorcelle, les plonge dans un état de chiennes en chaleur.
— C’est vrai, avoue Gerald sans me lâcher des yeux. J’en produis.
Et tu n’ignores pas la valeur que ça a, semble-t-il me dire, l’air presque défiant. Puisque tu m’as vu ainsi, humilié, réduit à l’état de chose.
— Est-ce que tu en as encore ?
Je lui ai posé la question sans oser le regarder. Mais, du coin de l’œil, je le vois se tourner vers la console. Il rappuie sur le bouton, projetant à nouveau les données devant nous. Il fait défiler le texte du doigt, et s’arrête sur un passage. Sa voix grave se répercute sur les immensités froides de la salle d’archives.
— Tout mâle retombe en rut en présence d’une femelle pleine. Même s’il sort de ses fièvres. Et il le restera jusqu’à la mise bas de sa compagne, y compris si au départ, les petits sont le produit d’un autre mâle.
Ayant répondu à ma question, il me fixe en silence.
La décision, je te la laisse, dit-il silencieusement.
Ce n’est pas moi qui la prends. C’est, encore une fois, cette femme sauvage qui vit au fond de moi, sous ma peau, et que Tamyan a libéré en m’écorchant. Cette femelle sans morale, qui hante mes cauchemars, hurle à la lune et se laisse envoûter par le parfum capiteux du luith. C’est cette femme qui écrase sa bouche contre celle, douce et fraîche, de Gerald Zrivian, et qui s’empare de sa chevelure d’or blanc pour s’y accrocher à pleines poignées.
L’Inquisiteur, la gloire du SVGARD, leur martyr et leur sacrifice, se laisse faire. Et lorsque nos bouches se séparent enfin, il pose son front contre le mien, et dit, mêlant nos souffles :
— Dans ma cellule.
Sa voix est rauque, contrôlée mais pleine de désir. Je le laisse refermer sa main sur la mienne. Sans ça, je ne pourrais sans doute pas arriver jusqu’à sa chambre.
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