Chp 21 - Tamyan : le chaudron de vie
— Allez, l’ylfe ! hurle un orc dans les gradins. Montre un peu ce que t’as dans le ventre !
Rizhen se tourne vers moi. Il porte sur le visage une expression que je pourrais qualifier d’ »urgente ».
— Ils veulent que tu fasses une configuration, Tam, me murmure-t-il rapidement. Ilvar a dit qu’il doublerait notre traitement si tu arrivais à prendre la forme que tu as prise hier… et il a monté le prix des billets en conséquent. Les spectateurs en veulent pour leur argent…
— J’y arrive pas, grinçé-je, le souffle court. Ça fait une heure que j’essaye, figure-toi !
Je n’ai plus de jus. Soit Rizhen m’a drainé à sec hier soir, soit je suis encore incapable de contrôler mes configurations. Sûrement les deux.
C’est notre dixième combat. La difficulté est montée crescendo. Cette fois, c’est une araignée stellaire qu’on nous oppose, une créature sacrée sur Kharë, il y a bien longtemps. Heureusement, je ne suis pas khari. Rien ne m’empêche de pourfendre ce monstre, si ce n’est ses immenses pattes aussi acérées que des lames de lance, ses crocs comme des épées, sa rapidité lumineuse, son intelligence vicieuse, et les attaques psychiques dont elle nous inonde depuis tout à l’heure. J’ai déjà vu Alyz, Fornost-Aran, Nazhrac, et mes deux géniteurs se succéder dans l’arène pour me faire plier. Ne manque plus que Faël.
— Niśven ! Montre-nous un peu tes ailes ! hurle un orcanide en me balançant une morceau de viande à l’origine indéterminée. J’ai payé pour voir une putain de configuration, pas un ylfe maigrelet se faire démonter par une bestiole que je nique en trois coups de massue !
La chair puante rebondit sur ma tête. Je reste stoïque, résistant à l’impulsion qui me dit de bondir dans les gradins pour montrer à cet orc ce que « démonter » veut dire… mais le cœur y est.
Personne ici ne se rend compte du coup énergétique énorme demandé par ces configurations. Et ils me demandent la plus importante, direct… tout ça en me nourrissant de viande faisandée et de gwidth frelaté. Il me faudrait saigner une colonie entière pour pouvoir sortir un truc pareil à chaque fois !
Finalement, Rizhen leva son épée et bondit au combat. C’est de le voir se faire rétamer comme une merde qui me donne la motivation qui me manquait : je sens mes veines picoter et l’énergie se rassembler dans ma poitrine, au centre.
Bien. Je vais leur montrer.
Je visualise mes ailes. Six : deux pour voler, deux pour cacher ma nudité et deux autres pour… je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais il en faut six. C’est le nombre minimal.
L’assemblée retient son souffle. Cette fois, même ces orcs bavards se sont tus. Ils en veulent pour leur argent ? Je vais leur donner ce qu’ils veulent et détruire ces foutus gradins en même temps que l’araignée. De la pâtée d’orc goût khari.
Mes cheveux se soulèvent sous l’afflux phénoménal d’énergie. Je baigne dans une lueur bleutée, je me sens m’élever… la sensation est grisante. C’est mieux que le gwidth, mieux que la baise, ou dévorer une proie. Pas étonnant que l’As Sidhe d’Æriban, qui faisait ça tous les jours, soit capable de se passer de sexe ! Si j’avais été lui, ça aurait sans doute été la même.
L’énergie afflue. Elle ne fait que grandir. La sensation me fait ouvrir la bouche, et même hurler. Pire qu’un orgasme. Sauf que ça ne s’arrête pas. D’habitude, je perds connaissance… pas là. Le plaisir se mue en douleur atroce, comme si mon sang avait été changé par de la lave en fusion. Une telle lumière, une telle chaleur… Ma peau se fissure sous la pression, se craquèle et toutes mes veines se dessinent sur ma peau, dessinant la carte de ma dissolution finale. C’est fini. Je vais exploser ici, me changer en étoile, comme dans les histoires qu’on raconte aux hënnil pour les dissuader de tenter l’expérience sans l’entraînement adapté… N’est pas sidhe qui veut.
C’est ma dernière pensée, alors que mon cœur s’ouvre, et que tout mon corps explose en mille morceaux.
J’ai raté ma configuration. Et une telle erreur ne pardonne pas.
*
— Tamyan ! hurle Rizhen. Tamyan !
À genoux sur le sable, je halète. Le silice est rouge. Rouge de mon sang, qui s’écoule de mon cœur ouvert.
Rizhen me pousse en arrière.
— Tam, je suis là, grogne-t-il en délaçant son plastron, indifférent à la bestiole qui s’agite derrière lui, repoussée par des piqueurs orcanides.
Au moins, on nous a épargné. Les gladiateurs ylfes doivent être trop rares.
D’un coup de griffe, Rizhen s’ouvre la poitrine. Il me soulève délicatement et pressa ma bouche sur sa blessure saignante, au plus près du cœur.
— Bois, vite…
— Je peux pas, murmuré-je.
Si je fais ça, je vais le tuer. Le vider. J’ai plus rien en moi.
— C’est juste provisoire. On t’en trouvera plus tout à l’heure. Allez, bois.
Je fais ce qu’il dit. Son sang n’est pas mauvais. Il est corsé, parfumé par un arôme mâle plutôt agréable. Rizhen me laisse boire en grimaçant, de douleur ou de plaisir, peut-être les deux. Hier, dans le grabat de notre cellule, et dans cette même position, je lui ai empoigné la queue. Je sais que même maintenant, elle sera aussi dure que le pommeau de son épée.
Mais il finit par me repousser. C’est trop dangereux pour lui.
Je retombe sur le sable, éreinté. Je ne suis toujours pas capable de me lever.
Une silhouette vient osculter le soleil rouge qui m’éblouit derrière Rizhen. Je ne distingue pas son visage.
— Transportez-le au temple d’Arawn, ordonne une voix autoritaire.
Une voix féminine. Sûrement Yvarna… Elle veut qu’on dépose au temple du Père de la Mort. Ce nouveau sældar dont j’entends le nom depuis l’apparition de Faël dans ma trame… Amarrigan se joue-t-elle de moi ? Alyz l’avait bien prophétisé. Une fille aux cheveux blancs allait me tuer. Et si on m’emmène là-bas, c’est que je suis déjà mort.
*
J’ouvre les yeux dans le cœur sanglant d’Urdaban. Rouge. Tout est rouge. Et l’eau qui me porte a le goût du sang. Au-dessus de moi, l’ange de la mort me contemple de son visage énigmatique, ailes déployées vers le firmament. Il n’y a pas de toit. Les colonnes s’élancent vers la nuit étoilée, et, enfin délivré de cet astre rouge qui drainait mes forces, je peux respirer. Une légère brise parfumée porte à mes narines le parfum épicé du désert.
Une voix résonne dans les profondeurs marmoréennes.
— Bienvenue, prince Tamyan As-Vyr du clan Niśven, m’accueille-t-elle. Je suis Yvarna. C’est moi qui a demandé à ce qu’on vous sauve.
C’est la même voix que dans les arènes. Une voix sans âge, sans genre. La Haute-Prêtresse d’Arawn… et maîtresse absolue d’Urdaban. Je me redresse, découvrant du même coup l’environnement dans lequel je suis.
Une vaste cuve, surmontée par la statue en marbre noir du sældar. Une cuve remplie de sang.
Yvarna, la nouvelle despote d’Urdaban et sauveuse impromptue, se tient debout devant moi. Je ne suis pas surpris de découvrir une femelle au forts traits orcanides. Elle est pourtant belle, avec ses cuisses musclées et ses chevilles ornées de bracelets. Son visage porte une longue balafre, et son crâne est à moitié rasé, comme un apprenti sidhe. Elle porte une tunique semi-transparente ouverte sur le côté, fermée par une grosse ceinture en argent ornée du glyphe d’Arawn, et qui laisse ses bras nus. Je laisse mon regard deviner ses épais tétons, appréciateur. Cette femelle a déjà eu des petits. Elle me rend la politesse en baissant ostensiblement les yeux sur mon entrejambe. C’est là que je réalise que je suis nu.
— Intéressante réaction, Tamyan As-Vyr Niśven. Je ne pensais pas que la simple vue d’une femelle te ferait un tel effet.
— Je suis pris par les fièvres, belle dame, m’excusai-je en rabattant une mèche de ma chevelure pour cacher ma réaction impudente.
— Je suis vouée à Arawn, l’avatar de la Destruction. Tu le sais ?
J’opinai de la tête. « L’Avatar de la Destruction ». Mieux valait ne pas s’y frotter, alors.
— J’ai entendu parler de ce nouveau culte, en effet, dis-je en sortant de la cuve. Les sældar n’étaient pas assez nombreux comme ça, qu’il a fallu en créer un autre ?
— Nouveau… La prophétie de la Danse Finale a été proférée il y a quatorze milliers d’années, Tamyan Niśven.
Je perdais un titre à chaque fois qu’elle m’adressait la parole. Mieux valait sans doute s’arrêter là.
— Où est mon second ?
— Il attend dans l’antichambre. Une de mes prêtresses est en train de recueillir son don de vie.
Ah bah d’accord… Il y en a qui n’ont pas perdu son temps.
Je m’approchai d’elle.
— Et toi ? Tu ne vas pas « recueillir mon don de vie » ? J’ai décidé d’en faire cadeau au temple.
Yvarna baissa les yeux sur la main sur je venais de poser sur sa joue. Elle me laissa caresser sa balafre du revers de mes doigts aux longues griffes, avant de chasser doucement ma main.
— Je te l’ai dit : seul Arawn peut me revendiquer. Lui, ou son avatar.
— Bon courage, alors. Tu dois avoir le vestibule salement rouillé…
— Détrompe-toi. Le gagnant des jeux inter-arènes, le champion incontesté du darsaman annuel, est sacré avatar chaque année. Je le laisse me saillir, puis il est sacrifié dans le chaudron. Peut-être veux-tu tenter ta chance ?
— Sans façon.
— C’est bien ce qui me semblait, sourit Yvarna.
Elle plongea une aiguière en argent dans la cuve de sang, puis s’en servir pour remplir deux coupes. Elle m’en tendit une, puis l’autre.
— C’est du sang de quoi ?
— Humain, orcanide, et même ædhel. Le mien… le tien, aussi.
— Un sacré mélange, observai-je en portant la coupe à mes lèvres.
Le fumet n’était pas mauvais. Ni le goût, d’ailleurs.
— Donc, tu consommes l’un de ces jeunes mâles avant de le saigner dans ta cuve…
— Nous l’appelons le Chaudron de Vie. Il a le don de ramener les morts à la vie. Comme toi, Tamyan.
Je ne peux m’empêcher de ricaner.
— Je n’étais pas mort.
— Presque.
— Admettons… Pourquoi tuer ces incarnations ? Je pensais que l’Aonaran était l’être le plus puissant au monde, un guerrier à la force inégalée, plus redoutable encore que l’As Sidhe.
— Parce qu’ils ne sont que des incarnations provisoires, des fragments du pouvoir d’Arawn. Alors que le véritable Aonaran, le permanent, l’est constamment. À cause de cela, il ne peut mener une vie normale, et mène son existence loin des autres ædhil. À la fin des temps, l’Aonaran combattra l’Adversaire.
— L’Adversaire ?
— Cellui qui a provoqué la destruction de notre monde, et la fermeture des portails.
Je pose ma coupe.
Là, ça devient intéressant.
— Tu sais ce qui s’est passé ?
Yvarna me sourit.
— Je suis la prêtresse d’Arawn.
J’ignore si cela veut dire oui, ou non.
— Tu as parlé de « cellui »… c’était donc une action délibérée ?
— As-tu entendu parler des Enfants de Mannu ?
Je secoue la tête, un peu excédé. Elle répond à ma question par une autre…
— Non. Et j’ai très peu de patience avec les énigmes.
— C’était un groupe de rebelles fondé par un humain. Un perædhel, pour être tout à fait exacte.
— Un perædhel ?
— Un semi-ældien né de la haine et du mépris que les adannath portaient aux nôtres. Né d’une mère ældienne… Oui, je sais, c’est suffisamment rare pour être souligné. Ce perædhel, abandonné par sa mère furieuse d’avoir été trahie, et maltraité par ceux du sang de son père, ne supportait pas sa condition. Il a fondé cette secte révolutionnaire dans le but de détruire le portail reliant Ælda à Ælba et séparer les mondes. Mais son véritable objectif était la disparition des deux mondes : le monde ældien, et le monde humain.
— Quel projet nihiliste, observé-je en me resservant du sang.
— Le projet d’un être fragmenté, brûlé par la haine. Il y a presque réussi… mais quelqu’un s’est dressé devant lui.
— Qui ça ? demandai-je en sirotant ma boisson, vaguement intéressé.
La petite histoire d’Yvarna m’a endormi. Qu’est-ce que ces légendes ont à voir avec nous ?
— L’Aonaran, assène-t-elle alors. L’avatar permanent d’Arawn. Sous la forme d’un semi-orc appelé Śimrod Surinthiel.
Je fronce les sourcils. Śimrod Surinthiel… Je connais ce nom.
— Le père de l’As Sidhe d’Æriban… Ar-waën Elaig Silivren, murmuré-je.
— Exactement. Sais-tu ce que disait la prophétie ? « L’Aonaran et l’Adversaire sont les deux faces opposées de la même lame. Lorsque l’un d’eux réapparait d’un côté de l’océan, l’étoile de l’autre brille au firmament. »
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que ce perædhel terroriste est toujours vivant ?
— Lui, ou sa réincarnation. La prophétie dit qu’il se réincarnera trois fois… comme l’Aonaran. Il a également le pouvoir d’apparaître sous une forme provisoire, comme l’Aonaran, et peut influer sur les âmes qu’il a dévorées où qu’elles soient, ici ou dans l’Autremer.
— Et alors ? En quoi est-ce un problème ? Le mal est fait. Ça ne sert à rien de le punir.
— Il n’a pas terminé sa mission… Ultar n’a pas complètement disparu, puisque nous sommes là en train de discuter toi et moi. Et les êtres humains non plus.
— Bon. Qu’est-ce qu’il veut, à la fin ?
— Avaler toutes les âmes, et régner seul sur l’univers. Une seule étoile, isolée dans le vide complet. Il ne s’arrêtera que quand il aura tout dévoré. Mais pour cela, il lui faut récupérer toutes les cristaux des ædhil morts ou vivants, pour pouvoir se libérer de son enveloppe mortelle et annihiler tout ce qui est.
Une nouvelle menace. Comme si le monde n’avait pas assez de problèmes… Mais cela ne me concerne pas. Accumuler tous les cristaux ældiens dans l’univers… Je lui souhaite bien du courage. Cela va prendre des millions d’années, si ce n’est plus. Et vu mon état, je sais que je ne serai plus là. Yvarna m’a requinqué avec son chaudron magique, mais pas guéri pour autant. Seule la réunion avec Faël le peut.
— Je ne vois toujours pas ce que je viens faire dans tout ça, lâché-je.
Yvarna me sourit. Son sourire est triste, mais acéré comme une lame.
— L’Adversaire a choisi le ventre de ta femelle pour accueillir sa prochaine incarnation. Sa trame est mêlée à la tienne, Tamyan Niśven, que tu le veuilles ou non.
— Ma femelle ?
— L’humaine que tu appelles Faël. Elle porte ton unique petit… mais si tu ne te dépêches pas, elle donnera également naissance à la nouvelle incarnation de l’Adversaire.
Un bruit sourd perce la déflagration du silence. La coupe d’argent roule sur les dalles de marbre onyx. C’est moi qui l’ai faite tomber.
— Tu veux dire que…
— Faël est enceinte. De toi, Tamyan. C’est pour cela que j’ai demandé à ce qu’Ilvar vous fournisse un vaisseau, et qu’on te soigne dans le Chaudron de Vie. J’ai besoin que tu empêches la catastrophe de se produire une seconde fois… et que tu portes mon message à l’Aonaran. Seule votre alliance peut encore nous sauver. Tout t’a conduit à être ici, devant moi, en ce moment. C’était ta destinée, et elle est amenée à s’accomplir.
*
À la sortie, Rizhen m’attend, fringant comme un poney qui vient de monter une bonne jument.
— Alors ? me demande-t-il, mi soucieux mi taquin. La Haute Prêtresse était-elle à la hauteur de sa réputation ?
Visiblement, le service des prêtresses d’Arawn lui a fait du bien. Un sældar sympathique, finalement.
— La Haute Prêtresse m’a révélé une prophétie, lui apprends-je en marchant d’un pas vif dans les ruelles vides du petit matin.
Rizhen tique d’une oreille, l’air surpris.
— Une prophétie ? Laquelle ?
Je m’arrête et tape sa large poitrine de mon poing.
— Je suis destiné à sauver le monde, Rizhen. Contre un perædhel qui a l’audace incroyable de vouloir engrosser ma Faël. Enceinte de moi, je précise – sur ce point-là encore, tu avais raison. Non, ne dis rien. On décolle. On doit aller chercher l’Aonaran, où qu’il soit.
— L’avatar d’Arawn ? Mais comment ? On ne sait même qui c’est, ni même s’il est vivant !
— Ça aussi, Yvarna me l’a révélé. Il est bien vivant, et il s’appelle Śimrod Surinthiel.
Le tout était de le trouver.
— Et tu veux vraiment décoller avec ce vaisseau rouillé ? Maintenant ?
— On le retapera en route, au hasard des opportunités. Allez, on a assez perdu de temps comme ça !
Je me sens requinqué. L’appel de l’aventure, et un réel objectif…
Je vais reconquérir Faël, comme un ard-æl sauve et protège sa femelle menacée par un autre mâle. Ça s’est toujours passé comme ça, depuis la nuit des temps. En me voyant débarquer pour la sauver, elle ne pourra que me pardonner, et succomber.
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