Au commencement
J’ai les boules.
Je les palpe depuis quinze jours. J’ai d’abord pensé à une simple infection virale qui aurait laissé derrière elle quelques stigmates. Mais les jours passaient, je les ai repérées, de plus en plus nombreuses. À peine plus grosses qu’une lentille pour les plus petites, de la taille d’une bille pour les plus importantes, je devais accepter cette idée : ils étaient là, ces foutus ganglions !
J’oscille entre la crainte et le refoulement. Combien de fois j’en ai déjà retrouvé sur mes patients ? Combien de fois, à l’aide d’un discours bien rôdé, j’ai pu rassurer la personne en face de moi ? Nécessairement inquiète, je l’assurais que ce n’était pas forcément grave, qu’il suffisait de réaliser quelques bilans, une prise de sang, une échographie si besoin, et puis, on verrait ensuite.
Souvent, ce n’était effectivement rien. Parfois, hélas, le début d’une longue quête, avec son cortège de mots qui font peur, d’angoisses, d’espoirs et de désillusions.
Alors oui, j’ai les boules.
Vingt fois, depuis la dernière heure, ma main droite s’est glissée en douce sur la peau de mon cou. Pour voir. Pour palper. Curiosité malsaine ou volonté de s’assurer qu’elles étaient toujours bien là.
Vingt fois, je l’ai ramenée sur le bureau, d’un geste sec.
Vingt fois, elle est repartie en exploration.
À la moindre inattention, si je me concentrais sur autre chose, si j’expliquais un diagnostic à une jeune femme, ou que je répondais au téléphone. Certains osent prétendre que le cerveau contrôle tout ! Des prunes, oui ! À la vingt et unième, j’en ai eu marre. J’ai attendu d’avoir raccompagné mon patient, me suis levé de mon fauteuil, mis en caleçon, médecin en un instant redevenu simple malade, et j’ai arpenté avec attention chaque centimètre carré de mon anatomie. Aucun fantasme, je vous rassure.
J’ai prié pour que personne ne passe la porte alors que j’étais là, jeans aux pieds des chevilles, en train de me tripoter avec attention. Lent dénombrement, aire par aire. Appliqué. Les aisselles, le cou, les plis inguinaux, l’abdomen enfin, à la recherche d'une grosse rate. Et le constat qui me saute aux yeux : j’en avais partout ! Merde. Le virus récalcitrant s’éloignait du champ de mes espoirs, pour le coup.
Les questions se bousculent dans ma tête, un dialogue intérieur se met en place :
— Ha, bonjour à vous cher confrère.
— Heu... bonjour... je... heu... voilà... il me semble que j’ai palpé... des ganglions et comme je les ai déjà depuis plusieurs jours, alors…
— Oui, vous vous êtes dit qu’il serait prudent de venir consulter pour voir ce qu’il en était.
— C’est ça, mais bon, je ne pense pas que…
— Non non, bien sûr, ça ne doit pas être grave, mais il vaut mieux prévenir que guérir comme on dit, hein ?
Foutue habitude qu’ils ont... que nous avons, d’interrompre nos patients au bout de quelques secondes. Comme si nous étions capables de deviner à l’avance, par je ne sais quelle grâce divine, ce que le commun des mortels venait nous exposer. Vanité ? Impatience ? Manque de temps ? Manque d’attention ? Après tout, il suffit de…
— Donc, ne perdons pas plus de temps que nécessaire, n’est-ce pas, cher confrère ? Allongez-vous sur la table... oui, enfin non, évidemment, ce n’est pas utile, nous venons tout juste de nous examiner, autant ne pas faire durer le plaisir plus longtemps, ne croyez-vous pas ?
— Probablement, à moins qu’un deuxième contrôle ne soit...
— Mais non, mais non, c’est parfaitement inutile.
— Ah ?Alors, si vous le dites, nous...
— Voilà, inutile, et de toute façon, nous savons bien tous les deux ce qu’il convient de faire.
Mais je vais me laisser parler, oui ? Pas possible de se faire couper la chique comme ça à chaque fin de phrase. C’en serait limite humiliant, bon sang ! Tu vas voir, je vais te le/me faire tourner en bourrique moi :
— Non, parce que, je ne pense pas que...
— Vous ayez besoin d’examens complémentaires ?
— Oui, c’est pas que j’ai vraiment envie de faire des examens... parce que...
— Parce que ça ne peut pas vous arriver, et que c’est de toute façon probablement quelque chose de tout à fait bénin ?
Non, mais c’est pas possible ça ! Je vise juste en plus ! Si je me regardais, je suis sûr que je me verrais avec ce petit sourire en coin, mi-condescendant, mi-rassurant, que j’utilise souvent en pareille situation. Je vais me le farcir le toubib… ou me farcir… enfin…
— C’est ça, bénin. Donc, à quoi bon perdre du temps à faire des examens qui…
— Ne montreront rien d’autre qu’une banale infection virale, c’est cela ?
— Hé bien... oui... c’est exactement ça. Et puis, je n’ai pas le temps en ce moment, donc si on pouvait, je ne sais pas...
— Attendre, et se revoir d’ici quelques semaines ?
Mais ce sourire, bon sang ! Je vais me l’ôter du visage si je continue à me l’arborer comme ça.
— Exactement, quelques semaines. Et si ça se trouve…
— Tout aura disparu ?
— Oui, disparu, et je me serais…
— Inquiété pour rien ? C’est sûr ! Ou alors les adénopathies (parce qu’on ne dit pas ganglions, on dit adénopathies, ça claque mieux et ça fait tout de suite genre je sais de quoi je parle, et je gère) seront toujours là, voire plus nombreuses, et nous aurons perdu des semaines précieuses.
Mais c’est que je me foutrais la trouille en plus ? Ce que c’est petit ! Pas digne de moi à moi ça. C’est pourtant en théorie l’ultime solution de facilité à ne réserver qu’aux cas désespérés. Je pourrais me respecter un peu plus, tout de même !
Je reprends :
— Oui, enfin, c’est sûr qu’en imaginant toujours le pire, on…
— Finit par le voir arriver, c’est ce que je dis à chaque fois. Raison de plus pour anticiper et…
— Non. En imaginant toujours le pire, on finit par en faire trop et on risque surtout de se trouver toutes les petites bizarreries possibles et imaginables.
Pan ! Dans les dents ! Je savais qu’arriverait fatalement un moment où je ne parviendrais pas à deviner ce que j’allais rép… oui, bon… disons que j’ai fini par me claquer le beignet, pour une fois.
Je savoure ce silence intérieur enfin revenu. Après cet échange soutenu, un peu de calme me fait le plus grand bien. Je me repasse les propos que je me suis tenus et j’évalue la situation du mieux possible.
Toujours debout, de l’autre côté de mon bureau de consultation, je le vois pour la première fois avec les yeux de mes patients. J’éprouve alors cette désagréable sensation de me trouver dans un endroit connu, sans parvenir à m’y repérer comme d’habitude.
Je pose un œil critique sur l’homme de Vitruve trônant sur le mur, derrière mon fauteuil. Je l’ai installé là des années plus tôt, je pensais qu’il allait apporter ce je-ne-sais-quoi de solennité. Maintenant que je l’ai sous les yeux, je le trouve surtout carrément pompeux. D’autant que, fixé juste derrière ma place habituelle, il semble, depuis mon nouveau champ de vision, comme prêt à me sauter dessus, bras et jambes écartés. Pas vraiment l’image d’empathie et de sécurité que je devrais véhiculer…
Je pousse un soupir mental.
À dégager, donc.
Je continue à observer la pièce depuis ce point de vue, dans l’espoir de repérer d’autres échecs de mes talents de décorateur d’intérieur. Toujours en tenue de Johnny Weissmuller (les muscles et peut-être le cri bestial en moins), je me les caille. Bien sûr, en temps normal, j’aurais trouvé la température parfaitement adaptée. Pas trop chaude, ni trop froide. Mais là, à poil comme je le suis, je me dis que, quand même, le docteur, il pourrait monter un peu le chauffage dans son bureau, là. Et puis, c’est pas comme si il gagnait pas assez sa vie, pour dépenser un peu plus en chauffage, parce que bon, on sait qu’ils sont pas à plaindre, les toubibs. Tiens, c’est pas compliqué, moi, la dernière fois, entre la salle d’attente bondée et son bureau glacé, j’ai attrapé la crève, c’est pour dire. Un comble quand même.
Non, mais oh ! Ça va oui ? Je ne vais pas me refaire toute la journée du dédoublement de personnalité façon Jekyll et Hyde, non plus ! Encore un peu, et je vais commencer à me demander des antibiotiques et un arrêt de travail ! Remonte déjà ton futal, gamin, parce que depuis le temps que t’es planté là dans cet état, ça ne va pas faire un pli, quelqu’un va finir par débarquer et te trouver en tenue d’Adam pas très catholique.
À cet instant précis, le téléphone décide de se mettre à sonner. Je me précipite, réflexe conditionné par des années de pratique, m’élance pour y répondre le plus rapidement possible (plus vite décroché, plus vite tranquille). Mes pieds se prennent dans mon pantalon, mes jambes tricotent sur elles-mêmes et je m’étale de tout mon long, abandonnant équilibre et dignité dans la même seconde. Je peste contre moi-même (je devrais pourtant m’estimer heureux d’avoir raté le contact nez-dossier de la chaise de seulement deux petits centimètres), je me redresse tant bien que mal et, après avoir remonté mon jean, le tenant d’une main pour ne pas reproduire la même scène, je me jette enfin sur le combiné toujours en train de s’adonner à son passe-temps préféré :
— Oui ? Un silence. Madame Tylo ?
C’est notre secrétaire.
— Ha, Docteur Sauvage. Tout va bien ? Vous êtes dans votre bureau depuis au moins une demi-heure, et comme je n’entendais aucun bruit, je me suis inquiétée.
Je reprends avec difficulté souffle et contenance :
— Ne vous en faites pas. Tout va bien. Je… je devais revoir un dossier, et je n’ai pas vu le temps passer.
— Mais, du bout du couloir, j’ai cru entendre quelque chose tomber, pendant que j’attendais que vous répondiez.
Le bruit, oui bien sûr, le bruit.
— Ahoui. Ce n’était que mon… tableau, celui de Léonard, vous savez ? Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais il s’est décroché. D’un seul coup.
— C’est dommage, Docteur. Je l’aime bien, moi, ce dessin. Bien sûr, ce Monsieur Vinci aurait peut-être pu rajouter un peu de couleur, ou même un slip pour… heu… enfin, vous voyez bien quoi.
— Oui, oui, je vois, je vois.
Plus que tout, je veux couper court à cette discussion, que j’ai déjà eue cent fois avec ma secrétaire, au sujet de ce manque de pudeur qui pourrait choquer des âmes bien pensantes. D’une part, si les âmes bien pensantes devaient être choquées par la vue des attributs du Monsieur, elles devraient avant tout s’estimer heureuses qu’avec quatre bras et quatre jambes il ne soit pas plus fourni par la nature, le brave homme. Et d’autre part, les âmes bien pensantes, moi, je les emm…
— Docteur, vous êtes toujours là ?
— Oui, je suis là, je suis là.
Torse nu, tenant mon pantalon dans une main, et je le sens maintenant, une jolie bosse post-chute en train de poindre gentiment son nez. Mais je suis là.
— Je voulais vous dire que votre rendez-vous suivant est en salle d’attente, Docteur. Nouveau silence, réprobateur, cette fois-ci. Et qu’elle patiente depuis déjà quelque temps.
Je sais. Trente minutes, au moins, vous me l’avez dit. Rapide coup d’œil à mon planning du matin. Merde. Madame Gorrhée. Démarrer la consultation de Madame Gorrhée avec trente minutes de retard, c’est l’assurance de voir la pause déjeuner fondre comme crème glacée à un séminaire sur la lutte contre le surpoids.
Soupir.
— Faites-la venir.
— Bien Docteur.
Non. Un instant. Pas si vite. Pourquoi pas si vite ? Adam. Bon sang !
— Madame Tylo ?
— Oui Docteur ?
— Cinq minutes. Donnez-moi juste cinq minutes.
—…
Je raccroche précipitamment, me dépêche de finir de me rhabiller. Je refrène une nouvelle fois ma main droite baladeuse qui essaye de profiter de la situation pour revenir palper en douce les ganglions de mon cou. Mon pantalon bien en place, je reprends la mienne et m’installe derrière mon bureau, fermement campé sur le cuir de mon fauteuil, les deux mains bien à plat.
Il est grand temps que je retrouve mon rôle.
Une nouvelle scène va bientôt commencer, et j’ai toujours soigné mes entrées. Un reste de mon club théâtre du collège. J’y avais appris deux choses : poser ma voix sans surjouer, et éviter de rouler une pelle à Roxanne quand on portait encore l’appendice de Cyrano. La pauvre en avait été quitte pour passer les quinze jours suivants avec une paire de lunettes sur le sien, d’appendice, tant son œil au beurre noir dépassait l’entendement. Autant dire que sur ce coup, la réalité avait écrasé la fiction et que jamais plus le pauvre Cyrano que j’étais n’avait pu approcher à moins de cinq mètres celle qu’il aurait aimé être sa Roxanne.
L’adolescence, parfois, est si compliquée. Et si dure. Surtout si on se la prend en plein dans l’œil.
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