Cabinet du Docteur Elizabeth Grant-Delarochelière

Lundi 15 juin 2009

-"Bonjour madame Winogravski, bonjour Thibaud, asseyez vous je vous en prie."

La mère de Thibaud a remercié chaleureusement la doctoresse et il a bredouillé un vague merci.

-"Bien, je vais m'entretenir avec Thibaud pour une première séance et je vous appellerai dès que nous aurons terminé." reprend-elle en s'adressant à sa mère.

-"Ca va durer longtemps, Docteur ?

-"Une heure maximum, c'est parfois beaucoup plus court, cela dépend des patients. C'est une première prise de contact.

-"D'accord, j'attends à côté ?

-"Oui, c'est ça, je viendrai vous chercher quand nous aurons terminé".

Sa mère s'est levée, lui a souri et a lancé un regard qui se voulait plein d'encouragement mais où il lisait plus l'angoisse et le doute.

...

-"Ca va Thibaud ? Tu veux quelque chose à boire ?

-"Heu non merci.

-"Alors on va commencer mais tout d'abord je voudrais te dire que tout ce qui va être dit dans ce cabinet, restera entre ces murs. Personne ne le saura, même pas tes parents. Cela s'appelle le secret médical, d'accord ?

-"Oui d'accord.

-"Je vais te poser des questions et je vais te demander d'essayer d'y répondre le plus sincèrement possible. C'est important que tu me dises ce que tu ressens, ce que tu penses réellement et pas que tu essayes de me donner des réponses pour me faire plaisir. Il n'y a pas de mauvaises réponses sauf si elles sont inventées parce qu'alors je ne pourrai pas te comprendre. Tu as douze ans donc je te parle comme à un grand, à un adolescent mais si tu ne comprends pas quelque chose, il faut me le dire. Là encore, il n'y a pas de mauvaise question. C'est clair pour toi ?

-"Oui madame.

-"Parfait, alors on va vraiment commencer cette fois-ci. Est-ce que tu sais ce que fait un psychiatre ?

-"Heu il s'occupe des personnes qui ont des problèmes mentaux...

-"Tout à fait mais pas seulement. Est-ce que tu penses avoir des problèmes mentaux ?

-"Non, je suis pas fou mais... mais j'ai fait quelque chose qu'une personne ne fait pas normalement...

-"C'est vrai, une tentative de suicide, c'est quelque chose de grave mais ça ne fait pas de toi un malade mental. Qu'est-ce que tu penses du fait d'être ici ?

-"Heu comment ça ?

-"Quel était ton état d'esprit quand tu es monté dans la voiture pour venir ce matin ?

-"Heu j'étais pas très rassuré...

-"D'accord et bien j'espère qu'à la fin de notre séance, tu te sentiras complètement rassuré. On va parler de ton homosexualité d'abord et on reviendra mais plus tard sur ce qui s'est passé. Homosexualité c'est un mot que tu comprends ?

-"Oui, c'est quand deux personnes heu...deux garçons ou deux filles font l'amour ensemble.

-"Exactement. Est-ce que tu pourrais me dire quel mot toi, tu utilises quand tu penses à des personnes du même sexe qui font l'amour ensemble ?

-"Heu homosexuels ou gays...

-"D'accord. Moi, j'entends parfois des mots comme pédé, tapette, je pense que tu les connais aussi ? Oui, je vois que tu hoches la tête. Je vais te donner une liste de personnes et tu vas me dire quel mot ils utilisent ou que tu penses qu'ils utiliseraient si tu ne les as pas entendus le dire. Prêt ?

-"Oui...

-"Quel mot utilise ou utiliserait un professeur pour parler d'une personne qui est attirée par une personne du même sexe ?

-"Homosexuel.

-"Un copain d'école ?

-" Pédé ou pédale des fois.

-"Ton père ?

-"Heu homosexuel quand il est calme et pédé quand il est énervé ...

-"Ta mère ?

-"Homosexuel.

-"Ton frère ? Alexis, le plus grand.

-"Pédé !

-"Ta grand-mère ?

-"Heu je sais pas..."

-"D'accord et maintenant j'aimerais que tu me dises ce que tu penses de l'homosexualité.

-"Ben je comprends pas trop pourquoi je suis homosexuel, je préfèrerai être normal...

-"D'accord. En fait il y a des personnes qui sont hétérosexuelles, c'est à dire qui aiment une personne de l'autre sexe et puis ils y a des homosexuels. Les hétérosexuels sont plus nombreux mais ce cela ne les rend pas plus normaux. L'homosexualité est tout à fait aussi normale que l'hétérosexualité. Tu es droitier ou gaucher ?

-"Droitier

-"Est-ce que tu dirais que les gauchers ne sont pas normaux ?

-"Non !

-"Et bien c'est la même chose pour les gays.

...

-"Bon, je crois qu'on va s'arrêter là, il est déjà presque 15h. Ca va ?

-"Oui.

-"Ce n'était pas trop long ?

-"Non, j'me suis pas rendu compte que ça passait si vite !

-"Tant mieux ! Alors est-ce que tu es rassuré sur l'idée de venir voir un médecin psychiatre ?

-"Oui, c'est pas du tout comme je croyais !

-"Tu t'attendais à quoi ?

-"Je croyais que j'allais m'allonger sur un canapé, fermer les yeux et ensuite raconter mes rêves.

-"Tiens, viens, suis moi." répond-elle en souriant.

Elle s'est levée, est passée derrière Thibaud et a ouvert une porte qu'il n'avais pas remarquée.

-"Tiens, regarde !"

Il s'est approché et a passé la tête par la porte. Devant lui, se trouvait une grande pièce dans laquelle se trouvait plusieurs fauteuils et un canapé de cuir marron.

-"Tu vois, tu n'avais pas tort ! Si tu veux, la prochaine fois on viendra ici et tu me diras où tu préfères t'installer !

-"D'accord !"

-"La prochaine fois on parlera de ce qui s'est passé au football et de tout ce qui a suivi avant ta tentative de suicide.

-"D'accord.

-"Ah si, une dernière chose et pour ça je vais te demander de fermer les yeux, voilà comme ça. Imagine qu'on soit dans une semaine et que tu montes dans la voiture pour venir au cabinet. Tu y es ?

-"Heu oui...

-"Dis-moi ce que tu ressens ?

-"Heu comme ça ?

-"Oui, pense que tu es la semaine prochaine, que tu viens pour le rendez-vous, dans quel état d'esprit es-tu ? Prends ton temps, visualise la scène...

-"Nerveux.

-"Très bien, merci ! Je vais maintenant aller chercher ta mère et tu vas aller l'attendre à côté ; je vais discuter avec elle quelques minutes mais je ne vais pas lui raconter ce qu'on s'est dit. Je vais lui expliquer comment je t'ai trouvé, si la séance s'est bien passée mais sans rentrer dans aucun détail, d'accord ?

-"D'accord.

-"Merci Thibaud, à la semaine prochaine.

-"Merci Docteur, au revoir.

https://www.youtube.com/watch?v=-3-MA9hVVQ8

....

Journal de Thibaud

J'ai décidé de commencer un journal un peu comme François Seurel dans le Grand Meaulnes. J'ai lu que lorsqu'on a des secrets qu'on ne peut partager avec personne, il faut écrire pour qu'ils ne nous rongent pas de l'intérieur alors comme je n'ai personne avec qui parler de moi, je vais essayer d'écrire. J'aime bien faire les rédactions en français, mais là bien sûr c'est différent, c'est sur moi et ce ne sera pas aussi facile...

Je suis gay.

J'ai toujours su que j'étais gay, ou plutôt j'ai toujours su que je n'étais pas comme les autres garçons ; enfin quand je dis toujours, je veux dire depuis le primaire avant d'avoir dix ans. Je ne savais pas en quoi j'étais différent mais je ressentais qu'il y avait quelque chose.

C'est un peu plus tard, au collège, que j'ai compris que j'étais attiré par les garçons et pas par les filles comme tous les autres. Ca m'a plongé dans une forme de dépression quand j'y pense maintenant, j'ai sombré mais personne ne s'en est rendu compte.

Mon père, je le voyais peu à cette époque là, il était souvent en mer. Ma mère était débordée, elle venait juste de recommencer à travailler et passait la majorité de son temps à s'occuper de mon petit frère Hugo. C'est plus mon frère Alexis avec qui je partageais ma chambre qui a senti quelque chose. Jusque là on s'entendait bien mais ça a changé et depuis qu'il sait que je suis gay, c'est pire. Heureusement qu'il y a Hugo. Lui, c'est tout le contraire, c'est le petit frère le plus génial de la Terre ! Il est gentil, toujours de bonne humeur, il adore les câlins mais il sait aussi me consoler quand il voit que je ne vais pas bien et puis il est drôle ; il est tellement naïf qu'on peut lui faire croire n'importe quoi mais mes parents nous ont prévenus qu'il ne fallait pas le faire sinon il n'aurait plus confiance en nous. C'est mon rayon de soleil à la maison et finalement, c'est celui qui me connait le mieux.

Dimanche 10 mai

Ca y est, tout le monde connait mon secret, les gars du foot, mes parents...

J'ai l'impression d'être nu devant des personnes qui me jugent, mes copains de foot ou d'école et pire ma famille. Les premiers se moquent de moi et mes proches compatissent. J'ai honte de moi, de ce que je suis et je voudrai tant que tout ça ne soit jamais arrivé.

J'ai peur d'aller au collège demain. J'ai peur que tout le monde soit au courant.

J'ai peur...

Lundi 11 mai

C'était pire que ce que j'imaginais. Tout le collège est au courant. Les gars du foot ont tout raconté et dès la récré de 10h, ils étaient une dizaine autour de moi à se moquer, à m'injurier.

Je ne sais pas comment je vais pouvoir supporter ça. Je ne sais pas quoi faire, je pourrai en parler à mes parents mais j'ai tellement honte...

Mardi 12 mai

Plus personne ne me parle dans la classe. Je n'ai plus de copains sauf Kylian.

Qu'est-ce que je vais faire ?

Je veux pas aller au foot demain et mon père veut que j'y aille...

Mercredi 13 mai

Je ne suis pas retourné au foot et je n'y retournerai jamais ! Mon père disait que ce serait bien d'y aller, de faire face. Il ne comprend pas, il ne sait pas que tous les jours c'est l'enfer !

J'ai refusé d'y aller et ma mère a cédé.

J'ai peur de ce que mon père va dire ce soir...

Mercredi 20 mai

Je me suis battu avec Alexis. Il s'est fait traiter de pédé au foot et il est furieux après moi, il dit que c'est de ma faute. Il ne me parle plus lui non plus.

Qu'est-ce que je peux faire ?

Je ne peux pas disparaitre ou tout gommer pour que la vie redevienne comme avant ..

Demain, c'est le weekend de l'Ascension, je vais enfin être tranquille pendant quatre jours.

Dimanche 24 mai

Je n'ai plus de force. Rien que de penser à demain au collège, je pleure.

Je ne vais jamais pouvoir tenir jusqu'à la fin de l'année.

Je devrai en parler à mes parents mais je sais que mon père va encore me dire qu'il faut que je sois fort et que je ne me laisse pas faire. Il ne comprend pas que je n'ai plus la force de lutter...

Lundi 25 mai

Je suis tellement épuisé quand je rentre de l'école que je me demande si ce ne serait pas mieux d'arrêter tout ça. Ca sert à quoi de se battre si c'est pour vivre l'enfer tous les jours.

J'ai l'impression d'être tombé dans un trou très profond et que tous les jours on me lance de la terre dessus comme pour m'y ensevelir.

Je crois que je n'ai plus assez de force pouvoir me dégager.

Mercredi 27 mai

Je ne vois plus personne.

Je ne parle plus à personne.

Le soir quand je suis dans mon lit, je me dis que ce serait peut-être mieux si j'étais mort...

...