Mardi soir, j'ai parlé à Stéphane et Sébastien des clubs du lycée et de ma volonté de vouloir m'inscrire au club d'échec.

-"Ah oui, c'est une bonne idée, c'est très formateur les échecs !

-"Et puis comme ça tu pourras essayer de te mesurer aux deux grands maitres de la maison, mais il faudra être patient et beaucoup travailler Petit Scarabée..."

Devant mon air interloqué, Sébastien m'expliqua que c'était une allusion à un vieux feuilleton, Kung Fu, qui racontait les aventures d'une moine shaolin dans le far west américain.

-"Ah d'accord et sinon, je ne sais pas encore mais j'ai envie d'aller voir ce qu'ils font au club Arc en Ciel. Avec tout ce qui se passe en ce moment, et l'idée que ce sera bientôt possible pour les gays de se marier et d'adopter, je crois que j'aimerai bien participer à mon niveau...

-"Bonne question et je propose qu'on ouvre un Conseil de famille pour en discuter.

-"D'accord, on débarrasse d'abord la table et on va s'installer au salon."

C'est comme ça chez nous, dès qu'il y a un sujet qui nous concerne tous les trois, qui touche notre famille on en discute ensemble dans le cadre de ce que Stéphane et Sébastien appellent le Conseil de famille. C'est juste un moment un peu plus solennel car c'est là que sont prises les grandes décisions qui vont affecter notre vie.

Ce n'est pas la première fois qu'on parle ensemble de cette révolution qui semble en marche et depuis l'élection en mai dernier de François Hollande, c'est clair qu'il y a une très forte attente des milieux homosexuels et bien sûr à la maison, on suit ça de près.

-"Oui, je te comprends, c'est un moment historique mais..." reprend Stéphane en se grattant la barbe.

-"Mais il y a les Règles de Nantes, c'est ça ?

-"Oui...

-"C'est peut-être le moment de les changer ? glisse Sébastien.

-"Tu crois ? Tu te vois prendre le risque, Didi ? Tu te rappelles comment on a souffert la dernière fois à Chartres ?

-"Oui mais ça a changé depuis...

-"Tu crois, en si peu de temps ? C'était il y a trois ans...

-"Didi, est-ce que tu te sens prêt à expliquer à tes amis que tes parents sont gays et penses-tu que ce serait bien accepté ?

-"Je sais pas... je pense que ce serait bien accepté mais je ne sais pas si ça changerait leur façon de me voir et... en fait je sais pas...

-"Le problème c'est qu'il suffit qu'il y en ait un seul qui n'accepte pas ça bien et la nouvelle se répandra dans tout le lycée, au foot...

-"C'est potentiellement un gros risque mais si tu te sens costaud et prêt à faire face...

-"Je ne sais pas... j'ai du mal à me rendre compte. A Chartres, j'étais petit, c'est surtout vous que ça a touché...

-"Oui mais à l'école tu t'étais fait traiter de fils de pédé quand même...

-"Oui c'est vrai" me rappelle-je douloureusement maintenant. Il y avait des garçons qui me suivaient à la récré et qui m'insultaient. Et même après que l'administration ait été mise au courant, la vie n'avait pas été facile au troisième trimestre...

-"Peut-être que tu pourrais laisser passer cette année, ça te permettra de voir un peu l'ambiance du lycée, évaluer le risque potentiel, comment l'administration agit en cas de problème d'homophobie et puis pourquoi pas te lancer l'année prochaine ?

-"Oui et puis tu pourras peut-être tester tes amis sur le sujet et voir comment ils réagissent ?

-"Oui, ça parait équilibré comme solution, qu'est ce que tu en penses Didi?

-"Oui, c'est vrai que maintenant c'est peut-être trop risqué mais d'ici à l'année prochaine, ça me donne le temps de bien réfléchir et de bien évaluer les risques.

-"Ok, motion présentée au vote ?"

Sébastien et moi on a acquiescé et Stéphane a repris.

-" Donc qui est pour attendre l'année prochaine pour que Didi s'inscrive au club Arc en ciel de Victor Hugo ?"

On a levé la main tous les trois.

-"Motion adoptée à l'unanimité !

...

Mercredi midi, j'ai regardé dans le journal les sorties de la semaine au ciné mais je n'ai rien trouvé qui me tente particulièrement.

'J'espère que Thibaud, aura une idée, sinon on pourra toujours aller voir Spider Man ou Avengers ...'

Il faisait vraiment moche aujourd'hui et je suis rentré trempé du lycée aussi je décidai sagement de prendre le tram pour aller à la piscine et Stéphane, grand seigneur, ou plutôt qui commençait à devenir fou à lire des copies catastrophiques d'après ce qu'il m'a dit dans la voiture, m'emmena jusqu'à Beauséjour à 14h.

En entrant dans le bassin, j'ai jeté un coup d'œil et comme d'habitude, il n'y avait pas foule. J'ai regardé les nageurs du Cercle Léo Lagrange qui faisaient leurs longueurs dans le grand bassin mais à ma grande déception ce n'était pas Thibaud qui nageait dans la ligne d'eau proche de l'espace pour le public. C'était un gars avec un bonnet blanc et un maillot jaune. J'ai regardé à deux fois pour en être sûr et malheureusement, je l'ai aperçu au milieu du bassin. Quand il est arrivé près du bord, je lui ai fait un petit signe de la main pour lui signaler que j'étais là mais il n'a pas réagi. Un peu déçu, je suis allé mettre mes affaires à l'endroit habituel et je suis descendu dans le bassin.

'Bon, c'est pas le tout, j'ai un programme à faire!'

J'ai commencé par une longueur en dos très lentement , puis j'ai entamé le travail technique qu'on avait vu avec Thibaud, la semaine dernière. J'ai alterné une longueur presque seulement avec les bras et juste quelques battements de jambes mais vraiment au ralenti et une longueur presque sans les bras en me servant essentiellement des jambes. Eh bien, je ne sais pas si vous avez déjà essayé mais c'est atroce !

'Purée, je suis mort !'

Je n'ai fait que quelques allers-retours et vraiment pas vite mais j'avais les épaules en feu. Je me suis dit que Thibaud n'allait pas tarder à arriver et que j'avais bien mérité de faire une petite pause. Je suis donc sorti de l'eau et me suis séché. Les nageurs du Cercle étaient en train de discuter avec leur entraineur et ils se sont mis sur les plots de départ alors que les filles se dirigeaient vers la sortie.

'Chouette, ils vont finir par des courses !'

Ils étaient sept ou huit et la 1ère série de quatre nageur s'élança au coup de sifflet de l'entraineur. Thibaud n'en faisait pas partie et il attendait en discutant avec les trois autres tandis que les premiers fendaient l'eau du bassin à toute allure. C'était du crawl et c'était impressionnant de les voir dévorer les 50 mètres du bassin à toute vitesse. C'est le gars en maillot de bain jaune qui était en tête au virage et il a accentué encore son avance, finissant avec une demie longueur d'avance sur ses coéquipiers. Ceux qui ne nageaient pas se sont approchés du bord sur la fin et j'ai vu qu'ils avaient un chronomètre pour prendre le temps de chacun.

'Wouaw, je pense qu'ils m'auraient mis une longueur de bassin dans la vue si j'avais nagé avec eux !'

Thibaud et les trois autres nageurs dont Nicolas le capitaine que j'ai reconnu avec son maillot noir, se sont mis sur leur plot et la deuxième course est partie. J'ai senti mon cœur se mettre à battre plus vite et j'avais envie de crier pour encourager Thibaud. Il n'est pas bien parti et à mi-course il a viré en avant dernière position.

'Allez Thibaud, allez allez !'

Mais mes encouragements muets n'y firent rien et il termina dernier de sa série. J'étais super déçu pour lui. Il avait l'air très déçu lui aussi car il avait la tête baissée et le regard triste. Nos yeux se sont croisés à un moment et il a détourné les yeux.

'C'est pas grave Thibaud et puis c'est pas ta spécialité, toi c'est la brasse...'

Je les ai vus retourner parler avec l'entraineur et puis aller prendre leurs affaires et quitter le bassin en discutant. A ma grande surprise, Thibaud qui parlait avec le gars au maillot jaune a franchi la porte et a disparu avec le groupe.

'Ben, qu'est-ce qu'il se passe ?'

Je suis resté perplexe sans bouger quelques secondes et puis soudain je me suis levé et j'ai décidé de le suivre.

J'ai fait le tour du bassin, le plus rapidement possible mais sans courir bien sûr et j'ai franchi la porte qui mène au couloir des douches. J'ai entendu le bruit du jet de l'eau qui sort avec beaucoup de pression et des voix ; ils étaient là.

Je me suis avancé et j'ai vu Thibaud et ses camarades qui se lavaient. Eux aussi m'ont vu et le silence s'est fait.

-"Heu bonjour, tu ne restes pas Thibaud ?" demande-je d'une voix pas très assurée.

Il ne répondit pas tout de suite ce qui était plutôt gênant car tout le monde me regardait maintenant et les visages étaient fermés.

-"Je comprends pas, il y a un problème ? relance-je avec encore moins d'assurance.

-"Oui, il y a un problème et le problème, c'est toi !" me répond sèchement un des nageurs.

-"Hein ? Je comprends pas... Thibaud s'te plait, qu'est-ce que j'ai fait ? Explique moi !

Il s'est avancé d'un demi pas et s'est enfin adressé à moi. Il parlait vite et sa voix était dure, je ne la reconnaissais pas.

-"Tu sais très bien pourquoi je veux plus te parler ! Tu le sais très bien !

-"Non...

-"Je t'ai vu de foutre de ma gueule avec Boris, lundi en allemand ! Boris, c'est bien ton pote, non ?

-"Oui, c'est mon meilleur copain depuis que je suis arrivé au collège ...

-"J'en étais sûr ! Alors t'es forcément au courant ! J'ai assez souffert à cause de lui et je veux pas que ça recommence..."

Il s'interrompit et je vis qu'il avait les yeux pleins de larmes.

J'étais comme tétanisé, j'entendais ce qu'il me disait mais je ne comprenais rien. Le gars au maillot jaune s'est alors approché de moi et j'ai eu un mouvement de recul.

-"Thibaud ne veut plus te parler, tu comprends pas ? Alors dégage !

Il était à un mètre de moi et vraiment menaçant ; j'avoue que j'ai eu peur et j'ai encore reculé en balbutiant quelques mots.

-"Thibaud, je sais pas de quoi tu parles, j'ai rien fait et je comprends pas...

-"Alors t'as qu'à demander à Boris et il te dira ! Mais moi, je veux plus te voir !" rétorque Thibaud avec beaucoup d'émotion dans la voix.

-"C'est clair, non ? Aller dégage avant qu'on s'énerve !" reprit un autre gars en s'approchant à son tour.

Complètement interloqué mais aussi choqué et effrayé, j'ai haussé les épaules et tête baissée, je suis reparti vers les bassins...

...