Nous nous sommes séparés peu après. Les filles sont remontées vers le boulevard Guist'hau où la mère d'Eva devait venir les chercher et Léo est parti avec Gabriel chez qui il va dormir cette nuit.

-"Je t'ai annoncé comme un copain spécial..." déclare-t-il avec un sourire en coin à Léo.

-"Comment ça, spécial ?

-"Oh c'est juste pour qu'ils se demandent si tu es mon petit copain..."

J'ai senti que Léo paniquait et Gabriel a dû le voir aussi.

-"T'inquiète pas Léo, tout va bien se passer." lui dis-je pour le rassurer.

-"Heu oui j'espère !

-"Et sinon, si je t'embrasse devant eux, me repousse pas..."reprend Gabriel avec le même petit sourire.

-"Hein ? Au secours, je veux rentrer chez moi !"

Tout le monde a éclaté de rire et ils sont partis à pied en direction de la cathédrale.

-"Bon, on y va nous aussi ?" dis-je en me retournant vers Thibaud.

-"Oui, il ne faudrait pas rater le dernier tram !

-"Oh ça va on a le temps."

Nous sommes descendus tranquillement vers la place du Commerce. Il y avait un peu de monde mais les gens ne flânaient pas. Il avait recommencé à pleuvioter et les passants marchaient rapidement, la tête penchée vers le sol pour se protéger. Nous, par contre, nous n'étions pas pressés et tant pis pour la pluie. J'ai pris la main de Thibaud dans la mienne et nous avons fièrement marché de concert jusqu'à l'arrêt de tram. Nous avons patienté quelques minutes et sommes montés dans la deuxième voiture.

-"Tu sais, je crois que tu devrais dire à Florian d'aller voir le film. Le personnage de Kevin, c'est un peu lui..." dis-je ne repensant au film.

-"Le fait qu'il ne veuille pas être gay ?

-"Oui, il se déteste mais à la fin il finit par s'accepter.

-"Il lui faudra plus qu'un film... il faudrait qu'il parle à quelqu'un qui a un peu vécu le même parcours...

-"Léo ! Si on demandait à Léo de s'occuper de Florian ?

-"Léo, il ne voudra jamais !" s'exclame Thibaud.

-"Je ne suis pas sûr, tu as vu comment il a réagi tout à l'heure ; il n'a pas osé participer quand nous sommes venus dans sa classe mais il aurait voulu faire quelque chose... et parler avec un garçon gay qui n'ose pas s'assumer, je suis sûr qu'il saura le faire !

-"Tu crois ? Il est très timide...

-"Non, il n'est pas timide, il a peur mais je crois qu'il est prêt pour ça et d'ailleurs ça lui fera aussi beaucoup de bien.

-"Oui, ça pourrait être une bonne idée.

-"On lui en parle mardi ?

-"D'accord, on fait comme ça."

Le tram s'est presque entièrement vidé ; nous nous rapprochons du terminus et, petit à petit, les personnes venues passer la soirée en ville rentrent chez elles et à cette heure, il n'y a presque personne qui monte.

Il ne reste qu'une demi-douzaine de personnes assises assez loin de nous. Je jette un coup d'œil rapide et estimant que personne ne fait attention à nous, je prends la main de Thibaud et la caresse doucement.

-"Ca ne t'a pas fait trop mal quand Brian se fait harceler dans le film ?

-"Si ! J'ai eu envie de pleurer mais heureusement tu étais là et tu m'as serré contre toi...

-"Ca m'a fait mal à moi aussi et je voulais que tu saches que c'est du passé, ça ne se reproduira jamais plus !

-"J'espère. Merci... je t'aime !

-"Je t'aime aussi !"

Je me suis penché vers lui et j'ai déposé un petit baiser sur ses lèvres.

-"Arrête, on nous regarde !"

J'ai tourné la tête et j'ai vu deux gars qui nous dévisageaient.

-"Ils viennent vers nous !" reprend Thibaud alarmé.

-"Merde !"

Effectivement, les deux jeunes s'étaient levés et marchaient lentement dans notre direction. Ils étaient tous les deux habillés d'un bas de survêtement et d'un gros blouson et avaient deux ou trois ans de plus que nous car le plus grand avait une barbe pas très fournie en collier. L'autre arborait un sourire inquiétant, il était plutôt baraqué.

-"On ne panique pas, laisse-moi parler et pendant ce temps là envoie un message à ton père pour lui dire de venir nous chercher à Beauséjour.

-"OK.

-"Salut les petites tapettes !" nous apostrophe le barbu.

Je choisis de ne pas lui répondre mais je le regarde sans baisser les yeux. C'est mon siège le plus proche de l'allée, celui de Thibaud, près de la vitre l'exposant un peu moins.

-"Vous avez vraiment aucune morale !" reprend-il.

-"Parce que j'ai embrassé mon copain ?

-"Ouais ! Déjà qu'on est obligé de vous tolérer mais en plus faut vous faire remarquer et nous on n'a pas envie de voir ça !

-"D'accord..."

Pendant quelques secondes il n'a rien dit. Il s'est tourné vers son copain.

-"Eh t'as vu, la tapette est d'accord avec moi !

-"Il a plutôt intérêt s'il veut pas se faire défoncer !

-"Ca n'empêche pas !

-"Est-ce que vous auriez réagi de la même façon si cela avait été un garçon et une fille ?

-"Ta gueule !

-"Ouais et on serait venu demander à la fille de nous sucer ! Ha ha ha !" intervient le deuxième garçon

-"Ah d'accord donc vous êtes pas seulement homophobes..."

Le plus costaud s'approche dangereusement de moi et je vois ses yeux briller. Je sens le tram ralentir et j'aperçois la grande église de briques. On arrive à l'arrêt Sainte Thérèse.

-"Thibaud wir müssen raus. Sofort raus, verstanden ? "Thibaud, il faut qu'on sorte. Tout de suite, compris ?"

-"Heu ja..."

-"Qu'est-ce que tu as dit ?" m'interpelle celui qui est le plus près de moi.

-"Rien, je disais à mon ami allemand que tout allait bien."

Je poursuis en allemand à l'attention de Thibaud.

-"So bald die Tür ist offen... bereit ?" Dès que la porte s'ouvre... prêt ?

-"Ja..."Oui..."

Nos deux agresseurs semblent un peu décontenancés et je profite de ce court répit pour me lever brusquement. Le tram vient de s'immobiliser, j'appuie sur le bouton d'ouverture de la porte tout en faisant face aux deux jeunes. Celui qui est le plus proche de moi, m'attrape le bras mais je le repousse violemment. Surpris, il trébuche et se cogne contre son acolyte.

-"Jetzt !"Maintenant !

Ils ont compris qu'on cherchait à sortir et essayent de nous en empêcher ; je reçois un coup de poing dans la figure mais je tiens bon et je m'engouffre dans l'ouverture suivi de Thibaud.

-"Vite, on dégage !"

J'entends du bruit derrière nous et je comprends qu'ils sont aussi descendus. Ils vocifèrent des insultes mais nous ne nous retournons pas.

-"Il y a un commissariat au prochain arrêt !" me lance Thibaud.

-"Oui, je sais !"

Je peux vous dire que je n'ai jamais couru aussi vite de ma vie. D'abord, un sprint pur sur une centaine de mètres et puis quand nous avons compris qu'ils ne nous rattraperaient pas, une course de fond pendant presque un kilomètre.

J'ai vu que Thibaud ne faiblissait pas et nous avons accordé notre rythme pour mettre le plus de distance possible entre nous et nos agresseurs. Je me suis retourné à plusieurs reprises et comme je ne les voyais plus, je me suis arrêté à bout de souffle.

-"Ca va, on les a semés, je crois...

-"Oui, je pense... oh j'ai eu si peur !

-"Oui, moi aussi ! Appelle ton père dis-lui de nous retrouver devant le commissariat."

Ce n'est que lorsque nous sommes arrivés à l'arrêt suivant et que nous avons aperçu l'édifice de police municipale que je me suis vraiment senti hors de danger mais malheureusement nous avons constaté qu'il était fermé !

'Incroyable, quand tu te fais agresser, il faut que ce soit pendant les heures de bureau !'

Comme il pleuvait toujours et que notre fuite sous la pluie nous avait trempé, nous nous sommes réfugiés sous le porche du bâtiment.

-"On reste visibles et on attend.

-"Oh tu as l'œil fermé, tu as reçu un coup ?

-"Oui, un coup de poing juste avant de descendre mais ça va...

-"Oh Diego !"

Il m'a serré dans ses bras et m'a caressé le visage.

-"Je ne sais pas ce que j'aurais fait si tu n'avais pas été là...

-"Tu n'aurais rien eu à faire, ils ne t'auraient pas remarqué...

-"Oui peut-être mais...

-"Allez, c'est fini et nous nous en sommes sortis !"

Je crois que son père a été très surpris quand il nous a trouvés enlacés sur les marches du commissariat quelques minutes plus tard. Il n'a pas fait de commentaires et je crois qu'il a compris à notre empressement à nous engouffrer dans la voiture que nous avions vécu un moment difficile.

'Oui, plus que difficile, dangereux mais heureusement on s'en est sorti !'

...